Quelle littérature pour la jeunesse ?
Marie-Claire Martin
Serge Martin
Coll. 50 questions
ISBN 978-2-2520-3709-6 : 16 €
L’ambition de cet ouvrage est de proposer, en cinquante points, une vision globale, interdisciplinaire et particulière des enjeux de la littérature de jeunesse.
Il s’agit tout d’abord de limiter et de définir, et pour cela les auteurs font la proposition de rassembler sous le terme de « fable » la littérature pour la jeunesse, ce qui permet de dépasser la question du genre et des frontières pour se concentrer sur les « relations infinies entre les voix ».
Puis différentes formes littéraires sont passées au crible de cette idée de relation : comptines, romans, poésie, documentaires. Dans chaque chapitre, des livres pour enfants sont analysés de manière à rendre visible ce qui est vivant dans l’œuvre lue et ce qui engage le lecteur dans une relation avec elle.
Ensuite, on s’interroge sur les buts (avoués, prétendus ou cachés) de cette littérature : la moralité des fables, les visées pédagogiques et la scolarisation des livres, par exemple, pour mieux montrer qu’une œuvre fait œuvre quand elle détourne ces prétendus objectifs, quand l’histoire ruse avec ses propres affirmations et joue avec son lecteur.
C’est enfin la longévité, la pérennité – et donc l’avenir – de ces livres qui sont questionnées, à travers les thématiques et les personnages importants et récurrents de la littérature de jeunesse. S’ils continuent à parler, à travers les générations, aux lecteurs, c’est que leur lecture est infinie, comme leur relecture (« encore ! » réclament les enfants lorsque le livre se referme).
Les auteurs, une formatrice en littérature de jeunesse et un linguiste (et poète sous le nom de Serge Ritman), insistent, en particulier, au fil de leurs analyses et commentaires sur la voix, les voix, les rythmes, les échanges, enfin sur tout ce qui permet à une relation de se mettre en place entre l’œuvre et son lecteur. Cet ouvrage est en fait l’occasion de développer la théorie défendue et mise en œuvre par Serge Martin dans sa propre poétique.
De Genette à Sarraute en passant par Freud
L’appareil critique utilisé (parfois malmené au profit du point de vue des auteurs) pour explorer la littérature de jeunesse, puise dans tous les domaines, de l’esthétique à la linguistique, et s’appuie sur les auteurs les plus reconnus: Genette, Foucault, Freud et Pontalis côtoient Apollinaire, Mallarmé, Sarraute et Valéry, entre autres. Il y a là une volonté claire d’inscrire la littérature de jeunesse au sein de la création littéraire générale, et de lui donner des lettres de noblesse, en utilisant pour les livres destinés aux « petits » les outils des « grands ».
Le résultat est une belle défense de la littérature pour les enfants, des analyses d’albums éclairantes, parfois magistrales, et l’envie irrépressible d’aller relire ou découvrir les titres évoqués. Peu à peu aussi se précise cette « poétique de la relation critique 1 » des auteurs, ce regard qui met en avant la relation en continu entre le fond et la forme, le lecteur et ce qui est lu, le texte et les images.
La collection « 50 questions » a une composition qui incite au butinage (incitation renforcée par les titres souvent drôles des chapitres – « Les monstres sont-ils fréquentables ? »). En réalité, si on veut suivre la théorie qui est en train de se construire, il vaut mieux lire les chapitres dans l’ordre. D’autant plus que Klincksieck publie aussi des essais sur la linguistique, et qu’il semble parfois nécessaire de les avoir lus pour vraiment comprendre la portée de l’ouvrage. En effet, les commentaires utilisent parfois un jargon d’initiés, et restent elliptiques quant à certaines des théories littéraires évoquées 2. Il est vrai que le format court des « 50 réponses » impose une citation superficielle des références, surtout lorsque l’on en convoque tant. C’est dommage car cela oblige à un effort d’attention plus que soutenu de la part du lecteur, qui, s’ajoutant à quelques coquilles et imprécisions dans les références, gêne la lecture.
L’ensemble est ambitieux et érudit, mais chaque réponse développée de manière moins allusive et connivente 3 serait plus immédiatement intelligible. On ne peut néanmoins que se réjouir que d’éminents linguistes s’intéressent à la littérature de jeunesse, même si on aimerait qu’ils ne semblent pas s’adresser qu’à leurs pairs.