Diversité des pratiques documentaires numériques dans les champs scientifiques

Une approche internationale

Gaël Revelin

L’École nationale des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) accueillait le jeudi 2 juillet les participants de la journée d’étude internationale sur la « Diversité des pratiques documentaires numériques dans les champs scientifiques », qu’elle organisait conjointement avec le Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), le réseau des unités régionales de formation à l’information scientifique et technique de Paris (Urfist)  1 et l’Institut national des sciences et techniques de la documentation (INTD).

Au moment où l’offre documentaire numérique s’impose dans tous les champs scientifiques, que savons-nous de la réalité des pratiques documentaires des chercheurs ?

Les organisateurs avaient placé cette journée d’étude sous le thème de la transversalité, en conviant un large panel de professionnels – bibliothécaires, chercheurs, éditeurs – à confronter leurs expériences et leurs points de vue.

Facteur disciplinaire et autres facteurs

Jenny Fry, de l’université de Loughborough, au Royaume-Uni, explique, en ouverture de la journée, l’importance du facteur disciplinaire dans l’appréhension et la pratique qu’ont les chercheurs de la documentation numérique.

Son étude souligne que, malgré une évolution, certaines disciplines sont encore timides dans leurs pratiques documentaires numériques, à l’instar des sciences humaines et sociales (SHS). Mais elle se montre optimiste sur les capacités d’appropriation de cette documentation numérique par les chercheurs en sciences humaines : « If the physicists are doing it, why not the HSS ? » Elle est rejointe sur ses conclusions par Ilham Derfoufi, doctorante Élico-Lyon qui rappelle que la diversité des pratiques documentaires tient à la diversité des pratiques de recherche, inhérente à la discipline étudiée. Là encore, on assiste à une dichotomie entre les sciences humaines et celles dites « dures ».

I. Derfoufi insiste sur l’importance de l’environnement documentaire, qui influe sur les usages, tout comme l’âge et la culture technique, qui apparaissent alors comme des facteurs discriminants. C’est ce que montre aussi Claire Warwick (University College London), qui revient sur l’impact de la recommandation par les bibliothécaires sur l’usage des ressources électroniques. Elle rappelle que la primauté des bases commerciales sur les ressources académiques s’explique, en dehors de leurs contenus, en partie par leur facilité d’utilisation, les usagers étant sensibles aux interfaces à l’ergonomie soignée. C. Warwick ajoute que les bibliothécaires doivent recevoir des formations spécifiques pour connaître et expliquer ces ressources pour, au final, en encourager les usages.

L’exemple des pratiques documentaires des physiciens, présenté par Anne Gentil-Bécot, du Centre européen pour la recherche nucléaire (Cern) corrobore le propos développé par J. Fry. Les physiciens ont réussi à développer leurs propres bases de données (SPIRES, 1974 ; ArXiv, 1991), mais se les sont également totalement appropriées : ils y déposent leurs travaux et y font également la majorité de leurs recherches documentaires (ils ne sont que 8 % à dire utiliser ¬Google dans leurs recherches, et seulement 0,1 % des bases commerciales).

Tout comme les mathématiciens qui, explique Anna Wojciechowska (université de Provence), connaissent l’offre documentaire électronique dont ils disposent, même s’ils en font un usage différent de celui des physiciens avec un recours plus fréquent aux bases commerciales, les bases d’archives ouvertes étant connues et utilisées (ArXiv).

Enquêtes françaises sur les pratiques et usages par supports

Marc Minon, de Cairn, revient sur l’idée de « longue traîne » adaptée au portail de revues en SHS. D’après ses observations, il n’y a pas de concentration des consultations sur certains articles, ni même sur certains titres : la plupart des titres qui composent le bouquet « général » de Cairn sont consultés (130 sur près de 200, avec un rapport de 1 à 10), les articles sont consultés dans un rapport de 1 à 6, et sur toute la période de disponibilité.

Marin Dacos explique qu’il est difficile de connaître les usagers de Revues.org  2 et leurs pratiques. Cependant, les résultats d’une enquête permettent de dessiner le portrait-robot du lecteur : un trentenaire français (ou francophone), diplômé, qui consulte Revues.org depuis son domicile, son bureau, sa bibliothèque, qui fait ses recherches sur Google ou vient directement sur le site de la revue désirée puisqu’il est familier du site depuis plus de trois ans, et se tient au courant par la lettre électronique et les flux RSS à sa disposition. Revenant sur la médiation nécessaire de la part des bibliothécaires et son impact sur les usages, évoqués par C. Warwick, M. Dacos regrette que les bibliothèques ne promeuvent pas plus les modèles de publication libres auprès de leurs usagers.

Anita Beldiman Moore propose ensuite l’analyse des pratiques et des attentes des usagers de la bibliothèque de Sciences-Po Paris. Son enquête montre que les usages de la documentation numérique croissent, à corréler avec une offre dont le volume augmente régulièrement. Un bémol, près de la moitié (46 %) des usagers disent ne pas utiliser la documentation numérique. Mais il semble qu’ils fassent de la prose sans le savoir, tant les ressources électroniques sont présentes dans les collections, et leur accès facilité (accès distant).

Caroline Bruley et Delphine Merrien, de la cellule e-books de Couperin, présentent un « panorama des pratiques et des usages des e-books dans les établissements membres de Couperin ». Bien qu’encore récents dans les collections des bibliothèques, et leurs usages encore trop souvent en phase expérimentale, quelques tendances fortes peuvent être relevées. On parle le plus souvent de bibliothèques numériques, bien plus que de tablettes de lecture – encore peu présentes, malgré les médiations mises en place à Angers et à Toulon – lorsqu’on parle d’e-books. L’offre en BU croît régulièrement, même si les e-books sont encore peu intégrés dans les politiques d’acquisitions. Les étudiants des premiers cycles constituant le public cible, les ouvrages et manuels en français sont privilégiés, même si l’offre est encore perfectible (fonds, tarifs). Leur usage s’apparente à celui d’un ouvrage de référence, sur le type de la consultation rapide (une dizaine de minutes de connexion en moyenne).

Ainsi, bien qu’elles fassent partie intégrante des collections, les ressources électroniques voient leurs usages subir le poids des facteurs sociaux et disciplinaires, que les bibliothécaires peuvent et doivent infléchir par leur médiation.

Enfin, d’un point de vue plus formel, bien que la publication des textes des interventions soit prévue, on regrettera que la journée n’ait pas été enregistrée, et que les propos de nos collègues étrangers n’aient pas bénéficié d’une traduction simultanée.