Bibliothèques numériques : le défi du droit d’auteur

par Franck Hurinville

Lionel Maurel

Préface d’Yves Alix
Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2008, 536 p., 24 cm
ISBN 978-2-9102-2769-2 : 35 €

Évitant l’écueil de livrer un ouvrage de spécialiste pour les spécialistes, Lionel Maurel dissèque les problématiques nées de la rencontre entre numérisation d’œuvres et respect du droit d’auteur. Conservateur à la Bibliothèque nationale de France (BnF), juriste de formation, l’auteur se veut lucide : « La réalisation du rêve babélien d’une grande bibliothèque numérique […] risque de se heurter à un obstacle bien plus redoutable que tous ceux que la technique a d’ores et déjà abattus ; il s’agit de la barrière dressée par les droits d’auteurs. » Toute utilisation d’une œuvre, en effet, hors domaine public et cas réservés par la loi, nécessite le consentement exprès de l’auteur. On le sait, tout bibliothécaire confronté à ce problème subit de la part de celui-ci une poussée horizontale, dirigée vers la sortie de la bibliothèque, dont l’intensité est égale au poids de réglementation déplacé.

Au miroir canadien

L’auteur a suivi à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) un stage, dans le cadre du diplôme de conservateur, qui lui a donné de mûrir sa réflexion sous l’égide d’Yves Alix qui préface. À mi-chemin du droit continental, dit de droit d’auteur, et du droit d’inspiration anglo-saxonne, dit de copyright, la loi canadienne se caractérise par des modalités, des institutions, des instruments originaux. BAnQ, un symbole de l’identité nationale québécoise, a également une position singulière dans un pays à la faible population dispersée sur de vastes territoires. Dans ce contexte, BAnQ a mis en œuvre ce que Lionel Maurel appelle une stratégie « diplomatique » : elle vise à compléter ses efforts de numérisation patrimoniale en « s’attaquant » à des œuvres hors du domaine public et à contacter de manière systématique les titulaires de droits pour obtenir le feu vert à la mise en ligne de leurs œuvres. Cette politique déterminée de « libération des droits » permet de dépasser la barrière de la propriété intellectuelle sur laquelle tant de bibliothécaires français viennent buter. À cette voie diplomatique, l’auteur confronte la stratégie privilégiée par la BnF, confrontée à des collections patrimoniales d’une ampleur et d’une richesse sans comparaison avec celles de BAnQ. Cette voie, il la baptise « économique » : à côté de la numérisation de masse d’œuvres patrimoniales, elle prévoit un système de renvoi vers des « librairies numériques » commerciales aux ouvrages en accès payant et accompagne ainsi le monde de l’édition dans sa quête tâtonnante d’un modèle économique viable dans l’environnement numérique. Ces deux stratégies sont évidemment moins antinomiques qu’il n’y paraît, ce que l’ouvrage expose avec finesse, et prouvent surtout combien le chantier d’une bibliothèque numérique relève d’abord de choix décisionnels.

Ainsi, au miroir canadien, l’auteur pose les bonnes questions : la « piste contractuelle », défrichée par les professionnels québécois, est-elle intéressante pour la France ? Quel régime juridique pour les œuvres orphelines et les œuvres épuisées, si nombreuses dans les fonds ? Peut-on élargir les exceptions réservées par la loi au droit d’auteur ? Voire imaginer la constitutionnalisation d’un droit d’accès numérique à la culture ?

Un manifeste

Dans cet ouvrage au parti pris de clarté et de pédagogie, où des encadrés permettent un premier niveau de lecture pour les non-juristes, le professionnel trouvera également une spectographie du droit d’auteur appliqué à son domaine. La situation est nuancée… Que faire ?

C’est alors que le livre de Lionel Maurel se métamorphose. Jusque-là mini-traité puis étude de cas, l’ouvrage se veut un manifeste. Il explore d’abord l’alternative juridique du copyleft, avec, par exemple, les Creative Commons. « Il s’agit […] d’une nouvelle lecture ou d’une forme de “subversion” interne des principes de la propriété intellectuelle. » Il alerte ensuite sur le risque, à trop s’attacher à la lettre de la loi, de sombrer dans un juridisme étroit qu’il stigmatise d’une formule synthétique sur les forces en présence dans le secteur du livre : « À la firme pirate dans la sphère privée répond symétriquement la bibliothèque paralysée dans la sphère publique. » Enfin, à une vision daltonienne de ce qui serait possible et de ce qui ne le serait pas, il propose de substituer une approche qu’il résume ainsi : une « zone blanche », celle du domaine public, une « zone rouge », celle des œuvres exploitées commercialement, puis la « zone grise » des œuvres sous protection du droit d’auteur mais non exploitées commercialement et la « zone verte » des œuvres libérées du droit d’auteur par le seul fait de leur créateur. Autant de stratégies potentielles de constitution d’ensembles numériques, autant de pistes de collaboration avec les milieux éditoriaux.

Il suffit d’un levier pour soulever le monde, paraît-il. Lionel Maurel livre, dans son ouvrage, des leviers d’action pour renverser les barrières juridiques que, trop souvent, les bibliothécaires voient sur leur chemin. Ou croient voir.