Le livre que nul n’avait lu : à la poursuite du De Revolutionibus de Copernic

par Yves Desrichard

Owen Gingerich

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Jacques Szczeciniarz
Dunod, 2008, 337 p., ill., 24 cm
Coll. Quai des sciences
ISBN 978-2-1004-9611-2 : 32 €

A priori, consacrer un livre entier à l’élaboration d’un catalogue d’éditions d’un livre ancien, An Annotated Census of Copernicus’ De Revolutionibus *, semble une idée aussi incongrue que, disons, faire un roman sur l’intégration du catalogue du RLG (Research Libraries Group) dans WorldCat, le catalogue mondial d’OCLC (Online Computer Library Center). Et pourtant, le résultat, Le livre que nul n’avait lu, est absolument passionnant, à mi-chemin du Nom de la rose et… de tous les thrillers ésotériques qui, depuis le triomphe d’un certain ouvrage, envahissent les librairies – sinon les bibliothèques.

De Revolutionibus orbium celestium libri sex

De quoi s’agit-il en fait, et pourquoi « le livre que nul n’avait lu » ? Owen Gingerich, astronome au Smithsonian Astrophysical Observatory, qui semble sur la photo de quatrième de couverture parfaitement normal, se révèle à la lecture un de ces obsédés excentriques comme on en trouve dans les livres de P. G. Wodehouse. Son but dans la vie est de recenser l’ensemble des premières éditions (la première et la deuxième) du De Revolutionibus orbium celestium libri sex, avantageusement abrégé en De Revolutionibus. Paru en 1543 (première édition) et en 1566 (deuxième édition, en fait une réimpression), il s’agit de l’œuvre ultime du grand astronome Nicolas Copernic dont Gingerich, avec ce sens de la dramatisation des grands vulgarisateurs scientifiques américains (on pense à Carl Sagan, à Stephen Jay Gould) nous indique qu’il en prit connaissance « sur son lit de mort ».

Dans le De Revolutionibus, Copernic soutient que c’est la Terre, et les autres planètes du système solaire alors connues, qui tournent autour du Soleil, et non l’inverse comme, depuis Aristote, on le pensait – et comme l’Église l’avait repris à son compte. Soit rien moins qu’une révolution scientifique comparable seulement aux lois de Newton et à la théorie sur l’évolution des espèces de Darwin. C’est dire l’importance fondamentale, non seulement pour l’épistémologie mais pour l’histoire de l’humanité tout entière, de cet ouvrage.

Mais pourquoi « le livre que nul n’avait lu » alors que, tout au contraire, on pouvait penser qu’un livre exposant une théorie aussi révolutionnaire (c’est le cas de l’écrire…) quoique aussi dangereuse, aurait eu, dans les années qui suivirent sa parution, un retentissement immense ? Tout simplement parce que le grand Arthur Koestler (qu’on a bien oublié), dans un roman intitulé Les somnambules, paru en 1959, consacré à l’astronomie ancienne, soutenait que, si les théories de Galilée, s’appuyant sur les travaux de Copernic, avaient connu une fortune conséquente, les « modèles » (au sens scientifique) de Copernic, tels qu’exposés dans le De Revolutionibus, n’avaient suscité que peu d’échos.

Convaincu du contraire, Owen Gingerich, à la fin des années 1950, se lance alors dans une quête qui va lui prendre… plus de trente ans, et qui consiste non seulement à recenser l’ensemble des éditions encore conservées de l’ouvrage (soit précisément 601 copies) mais aussi, voire surtout, à prendre connaissance des annotations que, en ces temps lointains, les possesseurs de ces éditions ajoutaient sur leur exemplaire (parfois leurs exemplaires), et qui témoignent de leurs réactions sur son contenu.

Un honnête homme des Lumières

Certes, le talent de conteur de l’auteur, son art du storytelling, est l’un des facteurs qui explique que, une fois qu’on a commencé la lecture, il est difficile de l’abandonner. Mais au-delà, c’est d’une sorte d’enthousiasme de l’intelligence qu’il s’agit, celle de l’auteur comme celle des savants évoqués. Qu’on soit astronome, amateur de sciences, bibliothécaire, amateur de livres, un tel ouvrage ne pourra laisser indifférent. Sans que cela soit son propos initial, il prouve que le progrès de l’homme dans sa connaissance du monde auquel il appartient passe par la transmission et que, jusqu’à une époque bien récente, le livre était le seul support de cette transmission.

Avec une obstination jamais démentie, Gingerich traque de par le monde (jusqu’en Chine !) les exemplaires de « son » livre, non comme un collectionneur, non comme un érudit, mais comme un honnête homme des Lumières s’appliquant à comprendre les cheminements de la pensée scientifique, ses hésitations, ses erreurs, ses intuitions et, pour finir (au sens de Kuhn), ses paradigmes. Le résultat est éblouissant à la fois de simplicité et d’esprit, même si certains passages (je recommande l’annexe 1…) sont plutôt réservés à l’astronome confirmé…

Avec Owen Gingerich, nous plongeons dans divers mondes plus ou moins étranges : celui des libraires et des acheteurs de livres scientifiques anciens ; celui des spécialistes de l’histoire de l’astronomie ; et bien évidemment, car c’est cela qui nous occupe, celui des bibliothèques et des bibliothécaires. Mais les masochistes seront déçus : là où l’on pouvait s’attendre à ces volées de bois vert que décernent parfois les chercheurs, l’auteur rapporte plutôt, et en maints endroits, des collaborations exemplaires, des passe-droits exceptionnels, une assistance affable et, ce qui ne gâte rien, chez certains responsables de fonds anciens, une érudition comparable à celle de leurs publics.

Qu’attendez-vous ?

Tout au plus égratigne-t-il au passage (p. 136) WorldCat déjà cité qui, pour lui et pour ce qui est des livres anciens, semble avoir été établi par « des étudiants inexpérimentés de tous pays […] embauchés par des collègues divers pour entrer des milliers de volumes dans la base de données », ce qui en ravira certains, j’en suis sûr… Surtout, et même si ce n’est que de façon subliminale, sa quête de trente ans évoque forcément les immenses progrès accomplis dans l’évolution des instruments de la recherche. Pour le résumer, téléphone et photographie dans les années 1950 et 1960, mail et numérisation aujourd’hui – même si, dans ce dernier cas, on pourra reprendre la jolie formule d’un ami chercheur de l’auteur : « Utiliser des photocopies, c’est comme embrasser sa femme à travers un panneau de verre » (p. 48).

Pour autant, et on pourra le méditer, l’auteur ne semble pas considérer que ces progrès technologiques, certes décisifs, sont l’essence même de sa recherche. Celle-ci, et le livre le montre amplement, est plutôt un mélange astucieux de relations personnelles, amicales ou conflictuelles, avec ceux et celles qui… orbitent dans la même discipline et surtout, surtout, une connaissance intime des sujets et des personnes. Avec Owen Gingerich, Copernic, son fidèle disciple Rheticus, Kepler, Galilée, Brahé, etc., redeviennent vivants, et non simples objets d’étude. C’est peut-être cet humanisme qui est la grande leçon du Livre que nul n’avait lu, à appliquer d’urgence !

Au final, l’auteur souligne bien sûr qu’Arthur Koestler « avait tort. Totalement tort ». Il faut pouvoir en dire autant de son ouvrage, dont le titre vaguement oulipien sonne comme une provocation, ou comme une invite. Le livre que nul n’avait lu, une fois refermé, donne le sentiment d’être plus sagace, et conforte dans l’amour des livres, des catalogues et… des bibliothèques. Alors, qu’attendez-vous ?

  1. (retour)↑   Publié par la Brill Academy Publisher.