Écrire, calculer, classer : comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940)

par Yves Desrichard

Delphine Gardey

Paris, La Découverte, 2008, 319 p., ill., 22 cm
Coll. Textes à l’appui/Anthropologie des sciences et des techniques
ISBN 978-2-7071-5367-8 : 25 €

On s’interroge beaucoup sur les mutations qu’apporte, au monde du travail notamment, l’avènement des technologies informatiques. Si, indéniablement, celles-ci nous ont fait basculer dans des modes de fonctionnement sans rapport avec ceux qui prévalaient disons jusqu’à 1980, la révolution industrielle et la première moitié du XXe siècle ont été l’occasion d’inventions qui ont engendré, dans le fonctionnement des entreprises comme des administrations, des mutations tout aussi fondamentales.

De nouveaux artefacts, de nouvelles organisations

C’est tout le propos de l’intéressant ouvrage de Delphine Gardey, sobrement intitulé Écrire, calculer, classer *, même si son ambition et l’étendue de son approche excèdent largement le cadre de ces trois verbes d’action. Son travail s’articule autour de sept chapitres qui sont autant de façons d’aborder une problématique que l’auteur résume parfaitement dans sa conclusion, qu’on se permet donc de citer un peu longuement : « Le monde a été profondément transformé au tournant des XIXe et XXe siècles d’une façon qui définit notre “modernité” actuelle. Le trait le plus marquant de cette histoire n’est pas seulement que le nombre des scripteurs, des calculateurs et des compteurs et le niveau de leurs compétences se soient développés sur la longue durée, mais que ces capacités aient été déposées pour partie dans les machines et, finalement, liées entre elles ou hybridées dans de nouveaux artefacts et de nouvelles organisations. »

Rien de plus juste et, on l’aura compris, rien de plus transposable aux révolutions encore en cours, même si la méthode choisie n’est pas d’éclairer le présent en exposant le passé. Plus modestement, mais de façon plus profonde – et en s’appuyant sur un appareil archivistique et une méthode critique dont bien des thuriféraires de la révolution internet pourraient s’inspirer – Delphine Gardey détaille l’invention, puis la diffusion plus ou moins rapide de nouveaux outils, et les conséquences sociologiques, organisationnelles, de cette expansion. Il n’est pas question, dans le cadre de cette recension, d’en faire le détail. Nous exposerons simplement les prémices de chacune d’entre elles.

« Prendre en note » est certainement l’une des plus surprenantes, où l’auteur expose les différentes techniques liées à un art aujourd’hui bien oublié des secrétariats : la sténographie. Ce n’est pas un hasard si les premiers tenants de la sténographie vinrent d’Angleterre, et si ces techniques se développèrent en France à la faveur de la Révolution, car Delphine Gardey montre avec justesse que l’art de capter la parole a partie liée avec le renouveau des démocraties dont, à leur manière, les débats de nos augustes assemblées et leur scrupuleuse transcription témoignent encore (en bien ou en mal s’entend). Comme beaucoup de techniques, celle-ci est à double tranchant qui, si elle rend compte d’une « réalité » orale, la fige aussi dans un contexte qui n’est pas le sien – prétexte à bien des malentendus, dont il n’est pas besoin d’évoquer les avatars contemporains.

Les scribes modernes

Dans ce prolongement, la deuxième partie, « Écrire », montre le basculement vers un monde où la preuve ne peut plus être que d’écriture, et les effets de ce basculement sur les activités les plus « dévoreuses » en la matière – comme la banque ou la comptabilité. Ce passage s’accompagne de la mise en place de « canons et normes » où, curieusement, on privilégie les scribes modernes, distingués pour leur belle écriture plutôt que, par exemple, pour leur aptitude au calcul. En toile de fond de cette mutation figure aussi le passage de l’imprimerie à l’ère industrielle, même si le bouleversement le plus décisif est plutôt celui du passage de la plume d’oie… à la plume d’acier avant la véritable révolution que constituera l’invention de la machine à écrire, dont la présentation ne sera pas sans susciter quelques nostalgies fétichistes chez les plus anciens...

Dans ce même mouvement, ceux et celles qui ont connu l’ère du papier pelure pourront puiser d’autres souvenirs dans la partie « Copier » où Delphine Gardey présente nombre de techniques de reprographie relevant de ce qu’on n’appelait pas encore la « bureautique », parallèles mais non confondues (les objectifs ne sont pas les mêmes) avec celles mises en œuvre dans l’imprimerie. Standardiser au maximum les procédures pour individualiser au maximum la relation avec le client : cette idée, qui ordonne nombre de pratiques, semblera là encore parfaitement contemporaine.

« Classer : de l’archive à l’action » nous introduit dans le monde des « feuillets mobiles et [des] fiches », là encore loin d’être étranger aux professionnels des bibliothèques, des archives, de la documentation. C’est d’ailleurs dans cette partie que les bibliothèques sont largement évoquées, comme l’une des pièces de ce que l’auteur qualifie joliment de « monde “systématique” inventé autour de la fiche ». C’est que, dans le monde de l’entreprise essentiellement, la fiche est « construite comme une technologie nouvelle d’organisation et d’action » et comme l’une des voies privilégiées de la transposition au secteur tertiaire des préconisations tayloristes appliquées jusqu’alors au secteur secondaire.

Dans la partie intitulée « Calculer : de l’artisanat à l’industrie », on pourra s’étonner avec l’auteur « qu’il n’existe pas de mots pour désigner dans la langue courante le fait d’être doté ou non de capacité arithmétique et de calcul », là où l’on parle d’analphabètes et d’illettrés. Dans ce domaine comme dans tous les autres, l’inventivité humaine est sans limite dans ce XIXe siècle foisonnant, sans engendrer pourtant, selon l’auteur, de percées réellement probantes : calculer reste « une compétence durablement déléguée aux humains », son automatisation s’avérant (paradoxalement pour le néophyte) plus complexe que celle, par exemple, de l’écriture. Du coup, « tenir les comptes, c’est écrire », mais c’est aussi « classer » et « copier » (sixième partie).

Juste un souhait

La dernière partie, « traiter l’information : de l’économie au gouvernement » est évidemment celle qui nous concerne le plus. Qu’elle soit placée en fin d’ouvrage n’est pas le fruit du hasard, mais de la convergence. Le traitement de l’information est ce qui unifie l’ensemble des pratiques analysées jusqu’ici, sous des formes et dans des acceptions diverses. Il s’agit bien de « mécaniser des capacités intellectuelles » et, dans ce chapitre plus qu’ailleurs, sont posés les jalons de l’invention de l’informatique au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Comme le sous-titre de la partie l’indique, l’auteur évoque le sujet sous des angles essentiels : les pratiques dans le monde de l’entreprise, avec le souci de ce qu’on n’appelait pas encore la productivité, et celles liées à l’administration, où l’information et son bon usage sont une condition de l’efficacité de la gestion. L’information et sa maîtrise sont « déjà » des enjeux stratégiques, comme quoi là encore, rien (ou pas grand-chose) de nouveau sous le soleil…

C’est d’ailleurs l’un des principaux intérêts (en creux) de cet ouvrage que d’« inscrire l’histoire de l’informatique dans l’histoire générale » en montrant que nombre de préoccupations, d’avancées comme d’échecs, de notre monde numérique ont eu, formellement, conceptuellement, leurs précédents au moment de la révolution industrielle. L’interaction entre l’homme et la machine ne date pas de l’invention des ordinateurs, et il convient (conviendrait) de la replacer dans un contexte économique, politique, plus large, ce que l’auteur fait avec une pertinence jamais prise en défaut de l’analyse et de l’interprétation des sources.

Juste un souhait pour conclure : p. 254, l’auteur évoque le chapitre qu’elle aurait pu consacrer « à la question de l’essor des communications orales et de la complexification des modes de transport et de distribution de la parole et au développement de techniques de circulation de l’écrit et des documents ». Le sujet paraît suffisamment vaste et passionnant (là encore au regard de nos préoccupations actuelles) pour qu’on appelle de nos vœux une publication du résultat des recherches de Delphine Gardey sur la question.

  1. (retour)↑   Le sous-titre, Comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), ne rend compte en revanche que très imparfaitement du contenu de l’ouvrage.