L’interculturel en bibliothèque : état des lieux, problématique, enjeux

Florence Bianchi

Le 22 mai 2008, Médiadix proposait, au pôle Métiers du livre de Saint-Cloud, une journée d’étude consacrée à l’interculturel en bibliothèque, coordonnée et modérée par Marielle de Miribel et Anne Rabany.

Des outils pour les métiers interculturels

Pour Brian Mc Carron, formateur en communication interculturelle, lorsque des individus ou des groupes de cultures différentes sont en situation de communiquer et collaborer, l’enjeu est d’abord d’identifier les principales différences entre les cultures, afin de surmonter les problèmes et mobiliser les atouts qu’elles peuvent constituer. Il a ainsi donné des outils pour développer ses compétences et « techniques » interculturelles par une ouverture d’esprit et une meilleure connaissance de soi et de l’autre, et présenté les actions de la Sietar, Société pour l’éducation, la formation et la recherche interculturelle  1, association professionnelle internationale « dont le but est de promouvoir et de faciliter l’expansion des connaissances et compétences dans le domaine de la communication internationale et interculturelle ».

Anne Rabany s’est intéressée au rôle des bibliothèques en tant que centres de ressources pour les métiers inter-culturels. À travers l’exemple des bibliothèques suisses et plus particulièrement celui de la Bibliothèque interculturelle de Fribourg  2 (qui propose des ouvrages dans 110 langues différentes), elle a montré l’évolution des enjeux et des questionnements liés à la constitution d’un fonds selon les phases successives de l’assimilation, de l’insertion et de l’intégration. Comment faire une place à la culture de l’autre et créer des passerelles entre la culture d’origine et la culture d’accueil, sans alimenter le communautarisme ou le folklore, alors que les cultures bougent et qu’il est parfois difficile de se situer face à une culture entre tradition, modernité et métissage ? Faut-il mettre en avant les caractéristiques communes ? Insister sur l’interculturel ou le transculturel ?

« L’interculturel est une caractéristique fondamentale de la société canadienne », a rappelé Suzanne Arlabosse (bibliothèque municipale de Bobigny). Le réseau des bibliothèques publiques de Montréal (ville qui accueille 70 % de l’immigration du Québec), dans lequel on peut trouver des fonds en « langues d’origine » presque partout, est le fruit d’une réflexion développée depuis longtemps, qui a évolué du bi- et du plurilinguisme vers le multi- et l’interculturel. Suzanne Arlabosse a ainsi évoqué, outre l’importance des fonds multilingues, l’organisation de nombreuses animations qui permettent aux différentes communautés de se croiser (et de lutter contre le communautarisme), l’existence de collections pour les nouveaux arrivants (« Collection pour tous », livres en français facile et « Nouveaux arrivants », qui prépare au test de citoyenneté canadienne), ou encore la distribution du Petit polyglotte, glossaire de base dans une quarantaine de langue.

Éditions et bibliothèques interculturelles

L’interculturel est au cœur du travail d’Hélène Bonis (Le Sablier éditions) et d’Hélène Charbonnier (Éditions Chan-ok) très petits éditeurs jeunesse (6 à 8 titres par an) dont la vocation éditoriale est de « parler de l’autre » : coédition équitable, auteurs et illustrateurs de différents pays qui travaillent sur un même ouvrage, etc.

Laurence Hugues a présenté les actions de l’Alliance des éditeurs indépendants  3 – association française loi de 1901 créée en 2002, qui regroupe aujourd’hui 80 éditeurs de 45 pays –, notamment le soutien et la coordination de projets éditoriaux de coédition « Nord-Sud », avec le label « livre équitable » qui réunit 12 éditeurs francophones – avec un apport financier du Nord plus important, et un prix de vente adapté aux différents pays –, mais aussi des projets de coédition « Sud-Sud ». L’essentiel, disent ces trois éditrices, est qu’« on travaille vraiment ensemble » (L. Hugues), sans taire les discussions houleuses, les incompréhensions mutuelles – projet de coédition du Sablier avec une éditrice marocaine avorté en raison de l’épineuse question de la religion et de la laïcité –, les rejets, notamment sur les illustrations : pour L’ombre d’Imana, de Véronique Tadjo, traitant du génocide rwandais, l’objet livre d’Actes Sud, trop cher, avec sur sa couverture deux enfants s’embrassant sur la bouche, ne « fonctionnait » pas du tout en Afrique : la cession des droits à l’Alliance a permis aux éditeurs africains de s’approprier l’ouvrage et de le défendre à leur manière, avec une couverture et un prix de vente adaptés.

Les mêmes volontés (trop souvent celle d’un bibliothécaire convaincu, mais isolé) et résistances sont à l’œuvre dans la constitution et l’animation d’un fonds multiculturel en bibliothèque en lien avec les populations présentes sur son territoire. Pour Suzanne Arlabosse, avoir des livres en langue étrangère en bibliothèque est un acte politique, une reconnaissance de l’existence de ces populations, qui passe nécessairement par un travail de communication. À Bobigny, sacs plastiques « bibliothèque » et guide du lecteur en six langues sont ainsi distribués, afin de transmettre le message : « Vous existez, nous avons fait l’effort de traduire pour vous, vous êtes les bienvenus. »

Chantal Giordanni a présenté les activités de la bibliothèque Couronnes, qui a pour triple objectif d’être un pôle de référence pour les bibliothèques de Paris sur les fonds « Afrique et monde arabe », de mieux faire connaître ces cultures et d’être un lieu d’échange et de partage, tout en veillant à ne pas devenir « un ghetto » – question qui se pose lorsqu’on prend conscience que le fonds est très complet sur les batiks et les saris mais n’a rien à proposer sur la soierie lyonnaise !

Suzanne Arlabosse et Chantal Giordanni ont souligné l’empirisme des acquisitions pour constituer un fonds dans des langues étrangères que l’on ne maîtrise pas, l’obligation de s’adapter et de mettre entre parenthèses « le filtre de la laïcité, au travers duquel on ne prendrait rien » (S. Arlabosse), ainsi que la nécessité de travailler en partenariat : avec les écoles et les associations, pour connaître les populations en l’absence de statistiques, mais aussi toucher tous les publics – pas seulement les intellectuels –, avec des libraires compétents qui connaissent leurs fonds – et auxquels on peut faire appel hors marché, dès lors que celui-ci n’est pas en mesure de fournir ce que l’on souhaite –, traducteurs, translittérateurs…

Charlotte Perdriau, dont la médiathèque de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration  4 (ouverture prévue en 2009) est à la fois au cœur des débats de la journée et très spécifique par sa vocation et la constitution de son fonds – pas de langues étrangères, mais une documentation présente nulle part ailleurs sur l’histoire de l’immigration en France –, est intervenue à plusieurs reprises pour présenter ses choix, ses objectifs, les activités déjà en place et les projets à venir : à suivre, donc.

Selon Agnès Dumont-Fillon (bibliothèque Buffon, après neuf ans à l’étranger) – depuis la salle –, il faudrait penser l’interculturel sous l’angle du « que savons-nous des autres ? », nous, Français qui ne sommes pas souvent confrontés aux différences culturelles, mais à qui beaucoup de choses échappent car nous ne comprenons pas les populations dont on parle aux actualités : les bibliothèques qui reçoivent des populations immigrées ne sont pas les seules concernées, toutes les bibliothèques françaises ont un rôle à jouer pour apporter une autre façon de voir les choses.