Qui a peur des chiffres ?

La gestion de la qualité dans les bibliothèques

Anne-Élisabeth Buxtorf

Le séminaire Eurolis « Who is Afraid of Numbers ? Quality Management in Libraries » s’est tenu le 15 mai à l’institut Goethe de Londres. Eurolis regroupe les bibliothèques de plusieurs centres culturels européens de Londres : le Cervantès, le centre culturel italien, le département de la Coopération éducative portugaise, l’institut Goethe, l’institut français et des représentants de Cilip, l’association des bibliothécaires britanniques. Ce groupe a pour but de développer des projets communs faciles à mettre en œuvre et répondant efficacement aux besoins des bibliothécaires britanniques dans une perspective d’ouverture culturelle européenne. Il organise aussi un séminaire tous les deux ans. Le thème choisi cette année portait sur l’évaluation des bibliothèques. À l’heure où chaque bibliothèque doit présenter des bilans, justifier son activité, à quoi servent les chiffres ? Faut-il en avoir peur ? Comment en faire un bon usage ?

La Grande-Bretagne

David Ruse, directeur du réseau des bibliothèques de la City of Westminster depuis 1993, s’est particulièrement impliqué dans la mise en place de normes pour assurer la qualité des bibliothèques et de leurs services. Il a présenté un rapide historique de la situation en Angleterre. Depuis 1964, les collectivités locales ont le « devoir » de développer des services efficaces auprès de leurs administrés (Public Libraries and Museums Acts). Elles prennent sinon le risque de voir l’aide de l’État diminuer ou la tutelle des bibliothèques délaissées leur échapper.

Les statistiques de bibliothèques existent en Angleterre depuis 1885. Définies en plus de cent critères, elles ont permis au cours des années de mesurer leur coût et d’établir des comparaisons. Curieusement, c’est dans le domaine des bibliothèques, beaucoup plus que dans d’autres services publics plus importants ou plus sensibles, que s’est développée une culture de la statistique. Dans les années de récession économique, l’existence de ces statistiques a eu en fait un impact négatif. Elles ont mis en exergue le coût des bibliothèques, qui étaient l’un des rares services publics à pouvoir afficher leur coût.

Il est donc apparu nécessaire de revoir les critères définis afin que les chiffres permettent aussi d’analyser la qualité des services. En 1998 a été introduit l’Annual Library Plan qui devait permettre d’analyser le contexte, l’organisation et surtout le plan de développement des bibliothèques. L’idée était de mesurer non seulement l’état d’une bibliothèque mais aussi sa dynamique. Ce plan, soumis à l’approbation des municipalités et aussi du DCMS (ministère de la Culture), était accompagné d’une notation. Personne ne voulant apparaître dans le bas du classement, 94 % des municipalités ont adopté des plans de modernisation de leur bibliothèque. Si les statistiques se sont multipliées à cette époque, les standards utilisés restaient ceux de 1964. En 2001, 19 standards ont été redéfinis, réduits bientôt à 10 et accompagnés d’indicateurs de performance. Le gouvernement a aussi imposé le peer review, c’est-à-dire l’inspection des bibliothèques par d’autres bibliothécaires. Ce système a permis une réelle amélioration des services et la prise en compte de la satisfaction du consommateur. Pour conclure, David Ruse a souligné l’importance des critères de proximité quels que soient les critères nationaux existant par ailleurs.

La France

Pierre Carbone a ensuite dressé un historique de l’évaluation des bibliothèques universitaires en France. Depuis vingt ans, la France est passée d’un système centralisé à un système donnant plus d’autonomie aux universités. Les statistiques annuelles des bibliothèques universitaires réunies par le ministère en charge de l’Enseignement supérieur se sont donc adaptées et ont intégré des données pluri-annuelles ou des éléments mesurant la qualité et non plus seulement la quantité. Les budgets alloués par l’État aux bibliothèques universitaires sont peu à peu entrés dans une logique de projets ou de plans de développement.

L’Allemagne

Ulla Wimmer, coordinatrice du réseau de compétences des bibliothèques allemandes et membre de l’association des bibliothèques allemandes, a présenté BIX, consortium de bibliothèques qui a pour but de mesurer leur efficacité. L’idée est de rendre les bibliothèques plus attractives et plus visibles. Le consortium est basé sur le système du volontariat. L’objectif est de faire comprendre à des non-bibliothécaires le travail en bibliothèque. Il s’agit par exemple de toucher la presse ou de donner des arguments pour expliquer le travail d’un bibliothécaire à des tutelles, sachant qu’une grande partie de ce travail est invisible. Ce consortium, via son site web, est donc une aide à l’analyse, à la promotion et à la défense des bibliothèques. Il tend à expliquer pourquoi la qualité a un coût et donne aux bibliothécaires allemands des arguments pour justifier leur budget.

L’Italie

En Italie, l’idée d’évaluer les bibliothèques de façon homogène est assez récente. Depuis les années 1970, la décentralisation a donné beaucoup d’autonomie aux bibliothèques et créé une situation hétérogène. Certaines bibliothèques ont adopté des normes de qualité, comme la bibliothèque universitaire de Bologne ou la région d’Émilie-Romagne. Dans les années 1980, plusieurs ouvrages ont mené une réflexion sur la qualité de l’accueil et sur le management. En 2000, l’administration italienne a adopté un système de contrôle pour mesurer la satisfaction du public. C’est la norme ISO 9001 qui a été retenue. La première bibliothèque à obtenir la certification est la Bibliothèque nationale de Florence. Peu à peu les bibliothèques auxquelles a été attribuée la norme de qualité ISO 9001 se sont réunies en consortium (BIC). Ce mouvement de normalisation a eu un effet positif sur le développement de la qualité des bibliothèques italiennes. Il a introduit un nouvel état d’esprit dans lequel la priorité est devenue l’amélioration du service public.

Le Portugal

Au Portugal, l’État, dans le cadre d’une politique de développement de la lecture, a développé un grand programme de modernisation des bibliothèques publiques y compris les bibliothèques d’écoles. L’accent a été mis sur l’accueil du public et en particulier sur le lieu bibliothèque. Des projets architecturaux originaux ont permis de donner une meilleure image des bibliothèques dans tout le pays. En parallèle, le programme national de promotion de la lecture a développé un portail d’information. L’idée est d’aider les bibliothèques à sortir de leur isolement, à la fois pour travailler en réseau mais aussi pour faire face à leur tutelle. Un travail important a été réalisé avec des graphistes pour mettre en valeur le site et changer l’image du monde des bibliothèques.

L’Espagne

En Espagne, la première étude nationale mesurant la qualité des bibliothèques universitaires date de 1995. Le processus de Bologne (1999) a ensuite accéléré ce mouvement. Les universités ont adopté les standards définis par l’Union européenne. Les universités sont libres d’intégrer ou non la bibliothèque dans leur évaluation qualitative. Mais l’effet de levier fait que, la plupart du temps, la bibliothèque est prise en compte. En Espagne aussi les bibliothèques étaient les premières à fournir des statistiques et à intégrer la culture du management-qualité. Ce mouvement a bien sûr cherché à répondre aux attentes du lectorat mais il a aussi permis de développer des plans de formation des bibliothécaires et trouvé des nouveaux ressorts de motivation auprès des personnels.

Dans ce panorama européen, il est apparu que toutes les bibliothèques produisent des statistiques afin de mesurer l’efficacité de leur activité et aussi de la justifier. L’apparition de normes ou d’indicateurs nationaux a souvent permis un mouvement de modernisation. Dans plusieurs pays, les bibliothèques ont été le premier service public à être en mesure de présenter des statistiques précises et à avoir le souci de la qualité. Face à ce mouvement de mesure de l’activité culturelle, tous les intervenants ont insisté sur les limites des normes. L’important étant le public, il appartient aux bibliothèques de trouver des critères de proximité qui permettent à la fois de mesurer l’efficacité de leurs orientations mais aussi la satisfaction du lecteur qui, selon les intervenants, a pris également le nom d’usager ou de client...

 

Toutes les interventions sont accessibles sur le site d’Eurolis : http://eurolis.wordpress.com