Livre et censure

Sonia Combe

Le 11 décembre 2007, la Bibliothèque nationale de France organisait, dans le cadre de ses Ateliers du livre, un colloque intitulé « Livre et censure ». Dans L’ordre du discours, Foucault montrait qu’il est plus aisé d’exercer un contrôle social sur la lecture que sur la production écrite, et sans doute pouvait-on voir un clin d’œil à la volonté de contrôle de la lecture par la Bibliothèque, à son « ambition totalitaire » (Robert Damien) *, dans la programmation d’une journée d’étude sur le livre et la censure au moment où s’ouvrait l’exposition « L’Enfer de la Bibliothèque : Éros au secret ». Aux sourires amusés qu’elles suscitaient, les œuvres ici exposées (et soustraites aux yeux des moins de 16 ans) illustraient à merveille la censure comme symptôme du décalage entre les textes de loi et les mentalités, ainsi que la définit Martine Poulain (Institut national d’histoire de l’art) dont les propos allaient cependant faire moins rire le public de cet atelier.

« La trilogie de l’interdit »

Présentant « la trilogie de l’interdit », soit la religion, la politique et les mœurs, elle devait en effet rappeler que la censure religieuse n’appartenait pas au passé, il suffisait de penser à Salman Rushdie et à Taslima Nasreen, et que la religion, c’était de la politique. Mais elle devait surtout nous rappeler à nos devoirs de citoyens car « si chacun en était davantage conscient dans les pays démocratiques, les réactions seraient sans commune mesure avec ce qu’elles sont, c’est-à-dire prises en charge par les seuls poursuivis, ou par des cercles divers, des listes de pétitionnaires aux comités de soutien, bref par des parts minoritaires du corps social, alors qu’elles devraient l’être par la représentation sociale tout entière ».

De la censure préalable, idée-force de l’Ancien Régime, à la mise à l’index des livres interdits par le Saint-Siège (1559), en passant par ceux jugés « contraires aux bonnes mœurs » et pour cela relégués à l’Enfer de la BN, on peut observer à chaque étape les stratégies d’évitement des « ciseaux d’Anastasie » des auteurs et éditeurs – qui ne font d’ailleurs pas toujours corps. Devenue affaire d’État depuis le développement de l’imprimerie, la censure fut relayée par les bibliothèques et ses serviteurs. Ainsi la Nationale empêcha et contrôla l’accès à son Enfer au point que, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, une femme devait être mariée pour pouvoir bénéficier de l’autorisation d’accéder aux collections recluses. À l’heure des controverses sur l’héritage de mai 68, on doit mettre à son actif la disparition de l’Enfer avec sa fermeture à l’issue de l’exposition Apollinaire un an plus tard, Apollinaire dont, dans son grand souci de bienséance, la BN protégeait les manuscrits du regard des lecteurs.

Mais tandis que la tendance à la libéralisation de l’écrit se renforçait, le contrôle sur le cinéma, quant à lui, s’affirmait. Exemple probant donné par Pascal Ory (université Paris-I) dans son intervention sur « La censure toujours renouvelée ? xixe-xxe siècles », le film de Rivette adapté de La religieuse était interdit tandis que le livre de Diderot était toujours en vente. On évoquera ici, afin de ne pas oublier que la censure ne s’exerce pas, loin de là, qu’à l’encontre des mœurs, le cas célèbre de la censure de Nuit et brouillard d’Alain Resnais, et des films interdits par la raison d’État tels que Les sentiers de la gloire (Stanley Kubrick) ou encore Le chagrin et la pitié (Marcel Ophüls), parce qu’ils évoquaient des pages d’histoire dont la nation ne saurait tirer fierté.

Censure et bibliothèque

Dès lors que la censure pèse moins sur l’écrit, en quoi le bibliothécaire pourrait-il encore être censeur ou censuré ? On se souvient de l’intervention des municipalités d’Orange et de Marignane dans la politique documentaire des bibliothèques municipales qui inquiéta notre monde.

Pour Jean-Luc Gautier-Gentès, le terme de censure appliqué aux bibliothèques serait trop fort, en règle générale, il vaudrait mieux parler de « normativité » ou de « prudence ». L’inspecteur général des bibliothèques évoqua les craintes de la profession, celle du futile, de l’accessoire, de l’écrit « people », sa propension à se sentir investie de la mission d’orienter la lecture du public ne serait-ce que par les emplacements dans les espaces en libre accès et, bien sûr, ses choix en matière de politique d’acquisition. Un exposé mesuré et balancé, où le bibliothécaire pouvait apparaître comme à la fois censeur et censuré tout en n’étant jamais ni l’un ni l’autre, ou pas seulement l’un sans être jamais tout à fait l’autre, à la recherche de la bibliothèque idéale qui n’existe pas. C’était là se plier au « rôle de composition » attendu, comme J.-L. Gautier-Gentès en convint lui-même, et sans doute par souci d’objectivité était-il difficile d’y échapper, mais on aurait aimé entendre parler davantage de la façon dont la censure s’invite subrepticement dans les bibliothèques, par le biais d’une intériorisation de la pensée commune dès lors qu’il n’y a pas effort conscient de réflexion sur la neutralité dont la communauté des bibliothécaires se croit naturellement parée, la perméabilité du milieu au conformisme social, aux modes médiatiques. Évidemment, aussi longtemps que des coupes budgétaires n’interviennent pas, ces formes-là de censure préventive pratiquée par la bibliothèque – censure « douce » aimerait-on dire pour évoquer à nouveau Foucault – n’ont rien à voir avec celles, brutales, par l’argent, qu’évoqueront en conclusion les participants à la table ronde.

Pourtant, quoique l’idée de réunir toutes les parties liées au livre, auteurs, éditeurs, juristes, bibliothécaires, ait été louable, on se prenait à regretter que, par la force des choses en si peu de temps, soient mises sur le même plan des formes et des manières d’interdits de même que des cibles finalement fort différentes. Mais on retiendra de cette journée d’étude qu’elle fut l’occasion de comparer des régimes de censure divers. Tandis qu’en France, c’est la loi qui intervient, aux États-unis la censure est laissée à l’appréciation des citoyens. Au corps social de réguler, s’il l’estime nécessaire, la liberté d’expression et, si certains procès menés par des ligues de vertus nous amusent en France, il ne faudrait pas oublier qu’ils permettent du même coup publicité et échange d’arguments dans l’espace public – au point de rendre parfois la censure contre-productive – et cela, sans croire pour autant que la justice soit toujours juste (Martine Poulain). Car l’exhibition de la censure demeure la meilleure façon de faire reculer son champ d’action.

  1. (retour)↑  Robert Damien, Bibliothèque et État : naissance d’une raison politique dans la France du siècle, PUF, 1995.