Traces et histoire

des savoirs en devenir

Claire Denecker

Pour marquer ses dix années d’existence, Doc Forum a offert à notre réflexion, le 27 novembre 2007, une journée de conférences et de débats sur le devenir des savoirs 1. Comment, depuis l’irruption du numérique, concevoir la transmission et l’inscription de l’information ou de la connaissance ? Et comment, dans le même temps, penser un nouveau modèle en émergence ?

Posées en préambule par Patrick Bazin, le nouveau directeur de Doc Forum, ces questions allaient accompagner la plupart des échanges structurés autour de trois thématiques : mémoire, transmission et écriture 2.

Conserver ou converser ?

La première table ronde a exploré quelques pistes pour imaginer ce que pourrait être la mémoire de demain. Julien Masanès, directeur de European Archive, présenta les techniques d’archivage des sites web. En employant l’expression « inconsistance temporelle » pour qualifier le web, il soulignait la difficulté que représente à l’heure actuelle toute tentative pour conserver, sans le figer, un objet dynamique.

François-René Martin, professeur à l’École nationale supérieure des beaux-arts, montra comment les enjeux que représentent la mémoire et le virtuel ont très tôt intéressé l’histoire de l’art. Il distingua trois étapes successives dans cette réflexion d’ordre muséologique : tout d’abord une extension du musée délesté des questions de conservation, puis la mise en place de services qui prolongent les collections existantes et, enfin, l’utilisation du virtuel pour contextualiser les œuvres.

Si conservation et collection, deux concepts outils du travail traditionnel de mémoire, peuvent être transférées dans le monde du numérique, la place qu’occupe désormais l’individualité semble assez nouvelle.

Comme le soulignait Richard Collin, fondateur de la société Trivium, le web 2.0 pourrait fort bien nous faire passer « de la conservation à la conversation ». Selon lui, le sujet n’y tient plus le rôle d’un accumulateur, mais celui d’un « activateur » de connaissances, qui, gérant la traçabilité, devient un indicateur de confiance ou de réputation.

Point de vue que Lionel Turci, consultant en management, a illustré par un bref panorama des produits phare ou précurseurs du web 2.0. Il a montré un sujet acteur, convié à prendre la parole et à donner son avis, y compris sur certains espaces publicitaires. Les jeunes générations gèrent mieux la transmission que leurs aînés : « Ils n’ont pas de mémoire dure mais une mémoire vive ! »

Ce parallèle, si couramment établi, entre la mémoire biologique et les mémoires numériques, fut exploré par Marc Jeannerot, neurologue et directeur de l’Institut des sciences cognitives. Après avoir dressé un rapide tableau du fonctionnement de la mémoire humaine, il rappelle combien elle peut être sélective et compartimentée. Puis, il admit qu’on puisse éventuellement comparer la mémoire sémantique, celle qui stocke les connaissances, à un dictionnaire ou à un disque dur. Mais il a ensuite rejeté toute forme d’analogie entre les mémoires numériques et les autres types de mémoire humaine qui restent, par définition, propres à chaque individu. Ainsi la mémoire épisodique (qui garde la trace de l’histoire personnelle du sujet) ou bien la mémoire procédurale (qui conserve les gestes et le savoir-faire) ne peuvent exister en dehors du « support » que représente l’individu lui-même. Alors, comme le remarquait quelqu’un dans l’assistance, « que peut-on dire aujourd’hui de ce que pensait un Athénien au siècle ? »

Comment transmettre aujourd’hui ?

C’est sur la question de la transmission des savoirs que portait la table ronde de l’après-midi.

En confrontant l’ordre du livre et le monde numérique, Patrick Bazin a esquissé une voie possible pour les bibliothécaires du futur. Selon le directeur de la bibliothèque municipale de Lyon, le terrain cognitif pourrait devenir un champ d’exploration pour les bibliothèques, car on sait y « tracer » l’information. Il a encouragé les professionnels à se confronter aux enjeux de la connaissance et à mettre en place des dispositifs de coproduction impliquant les usagers, porteurs de savoir, et les bibliothécaires, porteurs de savoir-faire. Jusqu’à devenir, selon sa propre formule, des « coachs du savoir ».

Claire Bélisle, chercheur au laboratoire Lire de l’université Lyon-II, a tenté une distinction entre les savoirs explicites (les connaissances) et les savoirs implicites qui restent souvent l’apanage de l’expert et du médiateur. Partant du principe que nous avions impérativement besoin d’outils pour gérer l’abondance et la complexité de l’information, elle a proposé de transférer et d’inscrire ces savoirs implicites dans les interfaces et dans les outils numériques eux-mêmes.

Muséologie, neurosciences, économie, marketing, archivistique, bibliothéconomie, sciences cognitives, sciences de l’éducation : autant de champs du savoir convoqués autour d’une réflexion sur le savoir lui-même ; autant d’échanges rendus passionnants par la diversité d’approche des intervenants.

Ils ont plusieurs fois souligné l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui de quantifier la production d’information numérique. Et plus largement, peut-être, la difficulté que nous éprouvons à appréhender globalement ce nouveau modèle. Mais on peut retenir, parmi les termes le plus souvent utilisés lors de cette journée, les notions de confiance, d’individualité, de co-construction, d’accessibilité, d’empathie…

Et en écho à cette journée foisonnante, peut-être pour lui amener un zeste de légèreté, un blog 3 qui avait le modeste objectif d’en fixer quelques instantanés.