L'échec du livre électronique de Cytale au prisme des processus de traduction

par Claire Bélisle

Dominique Nauroy

Préface de Pascal Durand
Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2007, 396 p., 24 cm., coll. Référence
ISBN 978-2910227-67-8 : 40 €

C’est à l’exploration approfondie d’une des plus intéressantes aventures liées aux technologies numériques de ces dix dernières années que Dominique Nauroy convie ses lecteurs avec L’échec du livre électronique de Cytale au prisme des processus de traduction. Officiellement, il s’agit d’une aventure qui se termine mal, l’auteur n’ayant pas craint de mettre dans le titre le terme « échec », alors même qu’une nouvelle génération de tablettes électroniques est commercialisée par l’entreprise qui a succédé à Cytale, Bookeen 1.

Le projet de cet ouvrage est ainsi présenté dans l’introduction : « Comprendre l’erreur, trouver les failles, en retraçant le plus précisément possible l’histoire du projet, le contexte de son développement et les alternatives qui, à chaque étape de son histoire, furent possibles ou ont été jugées pertinentes sans être retenues » (p. 20). Pour cette étude sur l’histoire de Cytale, Dominique Nauroy ne veut « prendre aucune interprétation des faits pour acquise a priori ». Il a recours à la sociologie de la traduction 2, afin de faire découvrir à quel point « l’idée de rationalité économique et de prévisibilité de l’action » est en fait constamment encadrée par le « caractère forcément inattendu des formes et des acteurs du développement de l’innovation » (p. 356). L’auteur fournit ainsi des clés pour comprendre pourquoi le rêve de Marc Vasseur, qui va séduire Jacques Attali et Jacques Lewiner au point d’en faire les complices fondateurs de Cytale et mobiliser au total des dizaines de millions d’euros, échouera brutalement quatre ans plus tard.

Tout pour réussir

Le Cybook avait tout pour réussir : tablette haut de gamme, avec écran couleur, mise en page dynamique qui donnait vraiment envie de lire. D’où est venu l’échec ? L’étude de Dominique Nauroy est menée de façon à maintenir le suspense, jusqu’au chapitre final, avec l’identification de ce qui, dans l’ensemble de l’histoire de Cytale, peut rendre compte de sa fin catastrophique.

Dès le départ, l’auteur nous fait participer de l’intérieur à sa recherche des causes et des conséquences des différents actes et gestes des acteurs. Il refuse explicitement de s’en tenir à la dimension d’« objet technologique » et insère l’exploit du Cybook dans une analyse approfondie du contexte culturel, social et historique : « L’innovation du Cybook […] ne consiste pas seulement en un nouvel artefact, c’est aussi une nouvelle approche de la lecture et de la bibliothèque, un nouvel accès au savoir et à la culture, de nouveaux acteurs, de nouveaux principes juridiques, etc. » (p. 18). Examinant à tour de rôle le modèle commercial, le profil organisationnel, les défis techniques, l’auteur recrée la genèse de cet objet qui sera à la fois « la coqueluche » du 20e Salon du livre, à Paris, en 2000, avant même sa mise sur le marché, et en même temps perçu comme un « mariage contre-nature » par les premiers « focus groups organisés par Cytale pour tester l’état du marché » (p. 147). Dominique Nauroy dresse ainsi progressivement l’état des relations, les choix et leurs conséquences ainsi que les options laissées de côté et qui auraient pu ouvrir de nouvelles perspectives. Il conclut que « le dialogue entre l’évolution technologique et l’évolution des usages n’a pas eu le temps d’émerger » (p. 269). L’aventure ne dépassera pas les mille unités vendues.

« Sur toutes les courbes au mauvais moment »

Il y a quelque chose de dramatique dans l’histoire de cette société telle que la transmet Dominique Nauroy : « Cytale a été sur toutes les courbes au mauvais moment » (p. 77), avec le krach sur les valeurs technologiques « .com », la crise d’approvisionnement et l’explosion du prix des composants, la « conception alambiquée de la propriété » (p. 360) qui résultait des négociations avec les éditeurs et « une technologie totalement maîtrisée, mais déjà en phase d’obsolescence » (p. 101).

Comme le note l’auteur, « Cytale a su par ailleurs démontrer et faire démontrer de manière indépendante la validité de l’idée consistant à lire avec agrément une œuvre littéraire sur une tablette électronique de lecture. Ce n’est pas un mince succès » (p. 360). Les porteurs du projet ont vraiment participé à l’entrée de la culture dans le numérique, mais ils n’ont pas réussi à donner corps et à susciter l’adhésion à un projet de nouvel horizon culturel, où le texte s’articule autrement avec le visuel et le sonore et où le lecteur devient auteur et acteur de sa lecture. Cytale, un « bon échec » (p. 366) comme le confiait à Dominique Nauroy un capital-risqueur qui avait misé sur Cytale ? Peut-être que c’est à l’échec scolaire de surdoués que fait le plus penser cette aventure prodigieuse qu’a été la vie de Cytale.

  1. (retour)↑  www.bookeen.com/ebook/ebook-reading-device.aspx
  2. (retour)↑  Bien que Dominique Nauroy fournisse quelques références de base, il peut être utile pour le lecteur non familier de la sociologie de la traduction de savoir que cette sociologie des réseaux sociotechniques s’appuie sur une description fine et systématique du déploiement des réseaux (traduction, intéressement, enrôlement, inscription). Cette approche s’intéresse à l’ensemble des construits sociaux dans lesquels s’inscrivent et prennent sens les actions individuelles, le mot social renvoyant ici au travail d’association, de mise en équivalence et de traduction qui s’effectue entre des acteurs hétérogènes. Les interactions étudiées sont des actions partagées avec d’autres types d’acteurs dispersés dans d’autres cadres spatio-temporels. Le concept de traduction a été développé par Michel Serres (1974) et appliqué ensuite à la sociologie par Michel Callon (1975).