Les bibliothèques municipales en France après le tournant internet
attractivité, fréquentation et devenir
Bruno Maresca
Paris, Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2007, 283 p., 22 cm., coll. Études et recherches
ISBN 978-2-84246-103-4 : 26 €
Depuis le temps qu’on en parlait, objet de rumeurs et de curiosités, la voici enfin publiée, la fameuse « enquête Crédoc » sur la fréquentation des bibliothèques municipales. Elle s’inscrit dans la ligne des enquêtes de 1978 et 1997 sur l’image et la fréquentation des bibliothèques municipales, en en reprenant une partie du questionnaire : on y trouvera donc des rubriques déjà connues (sur les usagers et les usages). Mais on y trouvera aussi un schéma explicatif nouveau, qui cherche à rendre compte d’une augmentation de la fréquentation – malgré les inquiétudes nées des statistiques nationales et de l’observation empirique locale.
Des usages plutôt traditionnels
Les trois premiers chapitres présentent les résultats de l’enquête sur les usagers et les usages. Ils examinent quatre populations : les usagers inscrits, les usagers non inscrits, les inscrits non usagers et les non-usagers. Nouveauté intéressante, est identifié l’usage (la lecture de livres de bibliothèque) sans être inscrit : 38 % des inscrits empruntent pour des tiers (p. 72) ; il existe une gestion familiale des inscriptions (p. 30).
En dehors de cette nouveauté, la description des usages est plutôt traditionnelle. La périodicité de la fréquentation, le fait de venir accompagné, le travail sur place, l’emprunt toujours très majoritaire des livres, la sur-représentation des diplômés et des femmes : tout ceci confirme les données déjà connues.
Plus nouveau, l’ouvrage revient à plusieurs reprises sur la perméabilité de la frontière entre emprunteur, usager et ancien usager : il y a un « va-et-vient » entre ces différents statuts (p. 28-29). Ainsi, parmi les non-usagers (au moment de l’enquête), 70 % ont déjà été inscrits au moins une fois dans une bibliothèque municipale, 45 % ont été inscrits plus de trois fois (faut-il comprendre plus de trois ans ou à trois reprises discontinues ?). On aboutit donc à ces chiffres étonnants et intéressants : dans la population française âgée de 15 ans et plus, les usagers des bibliothèques municipales représentent 35 % de l’échantillon et les anciens usagers 37 %. Au total, 72 % de la population ont, à un moment ou à un autre de leur vie, fréquenté une bibliothèque municipale ou la fréquentent encore.
Mais un nouveau schéma explicatif
Cette fréquentation massive (quel autre équipement culturel pourrait aligner de pareils chiffres ?) surgit au milieu d’une inquiétude chronique sur la stagnation, voire la baisse, de la fréquentation – dont le BBF, notamment, s’est fait l’écho en 2003.
Bruno Maresca invite donc à un effort d’analyse, le « schéma explicatif » habituel basé sur la concurrence d’Internet, la baisse de la lecture ou la montée en puissance de l’offre culturelle commerciale ne fonctionnant plus. C’est sans doute là la partie la plus discutable (qui invite à la discussion) de cette étude. La place qui m’est impartie ne me permet de développer que deux objections à l’analyse présentée dans cet ouvrage, la concurrence d’internet et les freins à la fréquentation.
Tout un chapitre (le III) examine la concurrence entre internet et le livre et conclut à « la permanence du livre face à internet ». Les chiffres mêmes de l’enquête peuvent porter à une appréciation plus nuancée. Ainsi, pour la recherche documentaire, dans toutes les populations étudiées (y compris les inscrits), internet est plus utilisé que la bibliothèque (p. 99), en particulier pour les informations pratiques ou pour les devoirs des enfants. Pour l’approvisionnement en musique, internet est plus sollicité que la bibliothèque (p. 116-117). Inversement, l’enquête montre que les usagers de la bibliothèque sont aussi de gros consommateurs d’internet (pour la recherche documentaire, la lecture de la presse ou l’achat en ligne), plus que les non-usagers. Une conclusion optimiste est ainsi tirée des résultats de l’enquête : « le modèle encyclopédique d’internet et celui de la médiathèque sont fondamentalement de même nature » (p. 101). Le modèle sans doute, pas la facilité d’accès !
Deuxième point d’interrogation, les raisons de la fréquentation ou de la non-fréquentation. Ici, un article entier s’imposerait. En quelques phrases : la fréquentation augmente parallèlement à l’amélioration de l’offre (surface de la bibliothèque, nombre d’agents, budget, importance de la collection) (p. 134-135). Mais jusqu’à un certain point : au-delà d’un budget de 3 millions d’euros, d’une surface de 2 400 m2 ou d’un fonds de 200 000 documents, la fréquentation régresse. Une analyse rapportée à la population serait sans doute d’un grand intérêt. Plus fondamentale, la question des freins à la fréquentation (p. 138-147). Sont indiqués comme freins principaux, le manque de temps, le manque d’habitude et le manque d’intérêt. Éléments difficiles à contredire mais dont la valeur explicative est aussi convaincante que la vertu dormitive des plantes somnifères. Alors même qu’on est au cœur d’une question stratégique : qu’est-ce qui fait que l’on porte intérêt à la proposition culturelle qu’est la bibliothèque – ou non ? Ici, on regrette vivement que les entretiens qualitatifs réalisés pour cette enquête n’aient pas été davantage exploités.
En revanche, j’ai trouvé pertinente et convaincante l’analyse finale sur le rapport entre la fréquentation, l’intensité de la lecture et « l’affinité avec le monde du savoir et de la culture proposé par les collections » des bibliothèques (p. 202). La fréquentation est animée par la curiosité, le goût d’apprendre (p. 205). Mais elle est freinée (pour qui ?) par l’image studieuse qu’ont les bibliothèques. Univers des loisirs ? Univers de la connaissance ? Opposition ou complémentarité ? Ce positionnement, c’est sans doute la question d’avenir. À laquelle cette enquête, malgré ses apports, ne répond pas. D’autres études à venir continueront donc à enrichir notre réflexion.