Les publics
Congrès ABF
Annie Le Saux
Du 8 au 11 juin, la ville de Nantes a accueilli les participants au 53e Congrès de l’Association des bibliothécaires de France, venus débattre de ce sujet inépuisable que sont les publics. Qui sont-ils, d’où viennent-ils, combien sont-ils ? Mais encore, pourquoi viennent-ils et surtout pourquoi ne viennent-ils pas, comment les faire venir, pourquoi désertent-ils ou comment les fidéliser ? Ces questions cherchent des réponses dans des enquêtes et études « qui se banalisent sur le terrain des bibliothèques », comme l’a fait remarquer Christophe Evans (BPI).
En ouverture, Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’École normale supérieure Lettres et Sciences humaines, reprenant les idées développées dans son avant-dernier ouvrage, La culture des individus : dissonances culturelles et distinction de soi 1, a commenté la démarche qui l’a amené à réinterroger les théories de Pierre Bourdieu. Partant des individus et de leurs pratiques et préférences culturelles avant de les classer en catégories (sociales, professionnelles, hommes/femmes, jeunes/vieux, riches/pauvres) et non l’inverse, il constate que la majorité de ces individus, dans tous les groupes et quelles que soient les classes de la société auxquelles ils appartiennent, a des pratiques culturelles dissonantes, allant des plus légitimes aux moins légitimes. Une dissonance due à de multiples facteurs : mobilités sociales, scolaires, professionnelles, déclin de la culture littéraire au profit de la culture scientifique, influence des médias… Des anciennes structures associatives, culturelles ou éducatives, seule reste l’école, dit Bernard Lahire… et les bibliothèques, serions-nous tentés d’ajouter. Sauf que, à la différence de l’école qui a un public captif, « les bibliothèques, note Bernard Lahire, ont un public à captiver », et c’est bien là que réside toute la difficulté.
Constats et enseignements
Pour « captiver » leur(s) public(s), les bibliothèques essaient de mieux le(s) connaître par des enquêtes visant à dégager des profils d’usagers et de non-usagers et à identifier des pratiques, des attentes et des besoins, à travers des données quantitatives ou/et qualitatives… Ces constats confirment parfois des évidences, comme l’hétérogénéité des bibliothèques en termes de surfaces et de collections, l’importance du jeune public et la baisse de fréquentation à la fin du collège en Seine-Saint-Denis (Catherine Pollet, Bureau du livre au conseil général de Seine-Saint-Denis). Toujours dans le même département, mais à l’échelle d’un établissement et, fait plus rare, d’une bibliothèque universitaire, l’enquête menée auprès du public du SCD de Paris-VIII a permis d’affirmer que « les étudiants lisent encore, acceptent les prescriptions, pratiquent la sérendipité, lisent des ouvrages scientifiques et manient les outils documentaires », mais aussi que cette culture de l’information est une culture fragile qu’il faut veiller à consolider. L’enquête de public est pour Julien Logre (SCD Paris-VIII) « un complément idéal à l’ESGBU 2 ».
À l’échelle de l’Hexagone cette fois, l’analyse de l’enquête menée par la Direction du livre et de la lecture et le Crédoc en 2005 3 a montré les évolutions marquantes des modes d’usage des bibliothèques sans occulter la complexité et les limites de ces procédés : au-delà de l’emprunt, par exemple, sait-on repérer toute la diversité des usages ?
L’étude du public – inscrits, non-inscrits, public distant, public absent – ne saurait faire l’impasse de ceux qui ont un temps fréquenté les bibliothèques et qui ne les fréquentent plus. Quelles sont les raisons de leur désertion ? Se demander « comment faire cesser cette fuite permanente, comment fidéliser, comment accueillir ? » serait déjà un pas vers la recherche de solutions, estime Anne-Marie Bertrand (directrice de l’Enssib), ouvrant ainsi la voie à un renouvellement des enquêtes.
Freins à la fréquentation, déterminants de la fréquentation, place des BM et des BDP dans la diffusion des produits culturels, place de la lecture publique dans l’aménagement du territoire, confrontation entre les goûts du public et l’offre des bibliothèques sont autant de points qui furent discutés au cours des différentes sessions. Les études ont pointé des évolutions souvent diverses selon le degré de modernisation des établissements, selon la dynamique démographique et économique et selon l’image que la bibliothèque offre d’elle-même.
Image et notoriété
La perception qu’ont les citoyens de leur bibliothèque ne correspond pas forcément à l’image que celle-ci cherche à leur donner. Que penser, par exemple, de l’implantation de la médiathèque Gulliver dans le quartier Floréal-Saussaie-Courtille à Saint-Denis et de la perception de ses couleurs vives qu’on pourrait qualifier d’agressives au sein des barres longues et grises qui l’entourent ? Denis Marklen, sociologue à l’université de Paris-VII, a expliqué un travail de recherche en cours sur l’image de cette bibliothèque de quartier et sur la compréhension des violences faites aux bibliothèques en novembre 2005 et en 2007. C’est également en partant d’un point de vue ethnologique qu’Elsa Zotian a mené une étude sur les pratiques culturelles, sociales et spatiales des enfants du quartier de Belsunce à Marseille 4.
Afin d’établir un baromètre sur la perception que les Français ont d’elle, la Bibliothèque nationale de France a mené en 2006 une enquête sur son image, qu’elle compte renouveler tous les cinq ans. La BnF s’est appuyée sur les résultats de cette étude pour dégager un certain nombre d’objectifs comme articuler les activités culturelles et les missions patrimoniales dans la communication, mieux intégrer les différents sites… La poursuite du développement de l’accès à distance aura de toute évidence, selon Romuald Ripon, une influence sur les usages et, par conséquent, sur la notoriété et l’image de la bibliothèque.
C’est à cette même conclusion qu’est arrivée la British Library, qui, à la suite d’enquêtes régulières, a cherché à mieux adapter les services qu’elle propose aux usagers tout en améliorant sa visibilité (John Tuck, directeur des collections). En utilisant le web 2.0, en introduisant un seul point d’entrée au site internet 5, en créant des blogs, en élaborant un moyen de recherche type Google – après avoir constaté que, même chez les chercheurs et les universitaires, la première recherche passe par ce moteur de recherche – et, aussi en concevant un programme interactif, Turning the pages, qui permet non seulement de consulter virtuellement des manuscrits et des livres mais aussi d’en tourner les pages comme avec un vrai livre 6, elle pense atteindre un nouveau public, les « digital natives », autrement dit la génération numérique.
De nouveaux partenariats
Les publics particuliers, ceux des établissements pénitentiaires, les publics empêchés, les publics hospitalisés 7 et les publics « non classiques », que l’on appelle encore publics « autorisés 8 » – qualificatif guère moins abscons que le précédent et désignant des personnes accueillies en BU mais ne relevant pas de l’université –, ont fait l’objet d’ateliers au cours desquels furent exposées les actions entreprises en leur faveur passant souvent par la mise en place de partenariats institutionnels, associatifs ou même individuels.
Faire découvrir les collections et les services des bibliothèques à un public différent de celui qui les fréquente habituellement sous-tend la création de ces partenariats, comme lors de l’exposition montée en commun par la BM de Lille et le musée d’Art moderne de Lille métropole (Didier Queneute, BM de Lille et Nicolas Surlapierre, musée d’Art moderne de Villeneuve-d’Ascq). Également dans une démarche de diversification des publics, la BnF a ouvert, au sein du département Droit, économie, politique, un nouveau service, Prisme, pôle de ressources et d’information sur le monde de l’entreprise, en développant un partenariat avec l’ANPE, des entreprises, l’ADBS… (Pascal Sanz, BnF). À la Cité de la santé à la médiathèque de la Cité des sciences et de l’industrie, suivant la même logique de partenariat que la Cité des métiers, une douzaine de partenaires (associations de patients, médecins à la retraite…) aide à rendre accessible au public toute information sur la santé 9 (Tù-Tâm Nguyên).
Les enquêtes, dont l’utilité n’est pas remise en cause, ne donnent cependant pas nécessairement une réponse fiable à toutes les questions que l’on se pose. Dans une intervention percutante quoique brève, Christophe Evans a mis en garde contre la croyance en leur toute-puissance. Le questionnaire, par exemple, nous procure des données déclaratives, or « il y a des pratiques qui relèvent de l’indicible ». N’en attendons donc pas des recettes toutes faites. Attention aussi à ne pas mêler des éléments qui ne sont pas comparables selon que l’on sonde à l’intérieur d’un établissement ou auprès d’un échantillon représentatif à l’échelon départemental ou national. Enquêtes et études ne sont pas une fin en soi. Ce que l’on attend surtout d’elles – et qui fait parfois (trop souvent ?) défaut –, c’est qu’elles débouchent sur des actions stratégiques.