La lecture est-elle une activité réservée aux adolescentes ?

Florence Bianchi

Le 5 octobre 2006, la mairie du Xe arrondissement accueillait une journée d’étude, organisée par Lecture Jeunesse 1, consacrée à la construction des différences d’usages de la lecture en fonction du sexe, notamment au moment de l’adolescence : « la lecture est-elle une activité réservée aux adolescentes ? 2 ».

La lecture : une question de genres ?

Colette Chiland, professeur émérite de psychologie clinique, a tout d’abord rappelé que l’identité sexuée – le sentiment d’appartenir à l’un des deux sexes – n’est pas une donnée, mais bien une croyance, une construction, qui commence dès la naissance.

Christine Détrez, sociologue, a présenté les chiffres de plusieurs enquêtes statistiques, qui toutes s’accordent : les filles lisent nettement plus que les garçons. De plus, garçons et filles ne lisent pas les mêmes livres, selon une différence constituée, non pas entre fiction et réalité, mais entre monde imaginaire (garçons) et monde réel (filles). Les enquêtes confirment que les garçons lisent des jeux de rôles, les filles des histoires, des contes, des romans d’amour (repoussoir absolu pour les garçons). La répartition classique des différences est à ce point intériorisée qu’elle en deviendrait « naturelle ». Or, la sociologie de la lecture ne contribuerait-elle pas à « créer des goûts naturellement féminins ou masculins » ?

En effet, garçons et filles lisent à égalité Harry Potter. Et si, en 1995, Le seigneur des anneaux était lu par 100 % de garçons, en 2002, après son adaptation cinématographique, il était lu par deux tiers de garçons et un tiers de filles… Alors que de tels exemples devraient permettre de nuancer goûts « masculins » et « féminins », ils peuvent paradoxalement être l’occasion de les réaffirmer : la presse jeunesse a ainsi imposé une réception verrouillée du film, dans une présentation accentuant les stéréotypes… Stéréotypes dont sont parfaitement conscients les adolescents eux-mêmes, du moins ceux des milieux favorisés. En effet, la frontière la plus importante ne serait pas entre garçons et filles, mais entre garçons et filles de milieux défavorisés ou favorisés.

En affirmant que la sociologie se devait de déconstruire et d’analyser plutôt que de naturaliser, Christine Détrez a devancé les reproches qui n’ont pas manqué d’être faits à cette discipline, « bulldozer » par lequel « on entre dans un cercle vicieux et on tourne dedans », « machine à stéréotypes successifs qui s’autoalimente ». Les bibliothécaires ont en effet de leur public une perception beaucoup moins caricaturale que celle des statistiques.

Le sociologue Gérard Mauger a pourtant surenchéri en examinant sous l’angle de la différence sexuée et du dimorphisme sexuel – selon lequel les hommes seraient investis dans le monde des choses matérielles, et les femmes vouées au monde des choses humaines – les dispositions et les résistances aux quatre usages sociaux de la lecture : de divertissement, didactique, de salut et d’esthète. Le goût des femmes pour la littérature de divertissement – terme choisi pour ses connotations pascaliennes – ou d’évasion, serait une compensation dans l’imaginaire de leur mise à l’écart des « jeux sérieux des hommes » (chasse, guerre, politique). Isolées à l’intérieur du foyer, elles partagent ce goût avec les prisonniers, les solitaires, les célibataires, les malades, les vieillards… Sans aller jusqu’à prendre en considération les thèses de Judith Butler – « il faudrait être sacrément couillon pour ne pas pouvoir distinguer un homme d’une femme » – des femmes investies dans le monde matériel peuvent cependant acquérir des « lectures d’hommes » et les hommes investis dans le monde des choses humaines des « lectures de femmes ». S’il y a une évolution, elle s’effectue « lentement, de haut en bas ».

Influences de la littérature et de la presse jeunesse

Tout archaïque qu’il soit, l’appareil théorique de Gérard Mauger n’en est pas moins d’actualité. « Il suffit de se promener dans une librairie jeunesse pour voir qu’il existe des romans pour filles : ils sont roses », a constaté Bertrand Ferrier, maître de conférence en littérature pour la jeunesse à l’université du Maine. Si le phénomène n’est pas nouveau, comme en témoigne Alice ou Fantomette, il s’est considérablement accentué ces dernières années, via un marketing où, des pages de catalogue (Milan, Carrefour) aux cadeaux offerts pour l’achat d’un livre (Pocket Jeunesse), tout est rose.

Produits marketing interchangeables (sur le modèle de Quatre filles et un jean 3) et auteurs reconnus s’y côtoient dans des stratégies qui redonnent une visibilité au catalogue (romans à couverture blanche réédités en rose) et apportent une légitimité au créneau, décliné dans les différents genres (fantastique, préhistorique, historique, conte, science-fiction, etc.). Même l’École des loisirs, éditeur qui « jouit d’une réputation parfaite », flirte avec le roman pour filles… pour mieux jouer avec ses codes ?

Il est cependant possible, voire nécessaire, d’aller contre ce courant. Marie Lallouet, rédactrice en chef de J’aime lire, Mes premiers j’aime lire et Dlire (Bayard Presse) a argumenté le choix de Bayard de maintenir la mixité, que les lecteurs de J’aime lire confortent pleinement : filles et garçons se rejoignent sur le terrain de la comédie – alors que les romans intimistes féminins en ont longtemps été très éloignés – et les garçons plébiscitent des histoires qui n’auraient pas été publiées dans un journal pour garçons, le trait y étant nécessairement forcé, et les choix, caricaturaux. De même, les filles, contrairement à ce qu’on pourrait penser à la lecture des journaux pour filles, ne placent les romans sentimentaux en tête de leurs lectures (en 4e position) que lorsqu’elles atteignent la tranche 15-19 ans 4… Ceux qui pensent pour les filles sont bien plus caricaturaux que les filles elles-mêmes ! Harry Potter et Titeuf, absolument mixtes, démontrent qu’il existe bien une place pour la mixité, mais elle est à défendre, alors qu’on a baissé la garde. « Même s’il y a toujours eu des livres plus lus par les filles ou les garçons, même si on n’est pas mixte lorsqu’on lit, il est important que le choix éditorial soit ouvert. »

En conclusion, Bernadette Seibel, présidente de Lecture Jeunesse a regretté qu’aucun(e) bibliothécaire n’ait apporté sa contribution sur cette question, lancinante tout au long de la journée : « La féminisation de la profession de bibliothécaire ne risque-t-elle pas de valoriser comme allant de soi un rapport féminin à la lecture, voire à la culture et à l’art ? »