La bibliothèque en bouleversement

35e congrès de Liber

Raymond Bérard

C’est Uppsala, petite ville universitaire proche de Stockholm, patrie de Linné et Celsius, qui accueillait cette année le congrès de la Ligue européenne des bibliothèques de recherche (Liber). Le thème retenu – la bibliothèque en bouleversement – voulait rendre compte des changements radicaux impactant les bibliothèques de recherche, mais il était toutefois assez large pour permettre d’aborder une très large gamme de questions sur l’évolution actuelle des bibliothèques dans le domaine des collections, du management, de l’accès et de la préservation, les quatre divisions structurant les travaux de Liber 1.

Le développement de la bibliothèque numérique

La première après-midi, traditionnellement consacrée au pré-congrès, a offert un débat captivant sur le développement de la bibliothèque numérique entre Jean-Noël Jeanneney, président de la BnF, et Ronald Milne, directeur de la bibliothèque universitaire d’Oxford. Un débat qui a naturellement tourné autour de Google et de ses projets controversés de numérisation de bibliothèques.

Il n’est plus besoin de présenter le projet de bibliothèque numérique européenne, collection raisonnée de corpus constituée dans le respect du droit des auteurs et des éditeurs. Par contre, l’intervention de Ronald Milne a levé le voile sur quelques aspects de son accord avec Google qui, comme tout ce qui concerne la célèbre firme californienne, est nimbé d’un certain secret. En signant avec Google, la bibliothèque de l’université d’Oxford s’est engagée dans une opération de numérisation industrielle alors qu’elle n’avait mené jusqu’alors, comme la plupart des bibliothèques, que de micro-opérations de numérisation. Seule bibliothèque européenne concernée par le projet Google, Oxford a signé le contrat en décembre 2004 après deux années de négociations. Seules sont concernées les collections du XIXe siècle, épuisées et tombées dans le domaine public, soit 1,5 million de documents. Les termes du contrat paraissent plutôt favorables : la numérisation se fait à Oxford ; est entièrement à la charge de Google ; est soumise à la juridiction britannique (mais bizarrement sur le territoire américain) ; deux fichiers sont remis, l’un à Google pour une exploitation non exclusive, l’autre à la bibliothèque.

Ronald Milne a soulevé plusieurs points marquants de ce projet : le faible taux de recouvrement entre bibliothèques ; la domination toute relative de l’anglais avec 50 % des collections des cinq bibliothèques concernées par le projet Google en anglais ; l’exclusion des journaux et grand format pour des raisons évidentes de conservation ; le choix d’une numérisation en masse sans sélection intellectuelle.

Le débat a révélé deux approches radicalement opposées : d’un côté le pragmatisme anglo-saxon, de l’autre la volonté d’ordonnancement et de cohérence du projet mené par la BnF. Les bibliothèques qui signent avec Google pactisent-elles avec le diable marchand ? Bradent-elles leur droit d’exploiter librement leurs collections au nom du mirage d’une numérisation à marche forcée ? Ou au contraire celles refusant cette voie se privent-elles d’une occasion unique de numériser rapidement leurs fonds, au risque d’épuiser des financements publics qui se font rares ?

L’Open Access

Les deux premières interventions du congrès proprement dit s’inséraient tragiquement dans la thématique du congrès : Liz Chapman, dont la bibliothèque de University College était située à proximité du lieu des attentats londoniens du 7 juillet 2005, a fait part de son expérience de l’irruption de la violence terroriste dans son univers professionnel. Tout comme Eduardo V. Raldua Martin (Bibliothèque nationale d’Espagne) lors des attentats du 11 mars 2004 à la gare de Madrid. Après ces moments chargés d’émotion, Sarah Staniforth (The National Trust) et Christine Baryla (BnF) ont abordé d’autres types de catastrophes : l’impact du changement climatique à long terme sur les collections des bibliothèques et les mesures préventives adoptées par la BnF en cas de crue majeure de la Seine.

Les sujets abordés par les autres intervenants furent heureusement plus pacifiques même s’ils induisent des bouleversements majeurs de notre univers professionnel : l’Open Access, bien sûr et toujours. Alma Swan en a dressé un vivant étant des lieux (« Quoi de neuf dans l’Open Access ? ») faisant un sort à plusieurs idées reçues : non, l’ISI (Institute for Scientific Information) ne prend pas seulement en compte les revues commerciales ; non, les titres en Open Access ne publient pas des écrits de second ordre ; non, les modèles économiques de l’Open Access ne sont pas fantaisistes ; et pour les extrémistes de la cause de l’Open Access, non, le modèle de l’abonnement payant ne corrompt pas le dispositif de jugement par les pairs. Par contre l’Open Access accroît considérablement le taux de citation (de 50 à 200 % selon les disciplines). Loin de signer la condamnation à mort du modèle de l’abonnement, l’Open Access s’installe progressivement et incite même certains éditeurs à créer des titres hybrides. Le système de jugement par les pairs amorce sa mutation dans certaines disciplines où apparaissent deux niveaux de jugement : le traditionnel (les comités de lecture) et celui de la communauté de chercheurs. Mais ce qui permet à ce nouveau modèle de s’imposer, c’est son indexation progressive par les Scopus, Google Scholar, Microsoft Live Academic Search, wikis et autres blogs.

Quant aux dépôts institutionnels, ils connaissent une progression fulgurante : au nombre de 700 et au rythme d’une création par jour, c’est sans doute le secteur le plus dynamique et novateur de l’information scientifique.

Plusieurs intervenants ont souligné les bouleversements en cours : Graham Bulpitt (Kingston University) s’est attaché à ceux de l’enseignement et de la recherche et se demande si des équipements comme le nouveau lecteur Sony ne vont pas avoir autant d’incidences sur la lecture que l’iPod pour la musique. Pour Gitt Larsen (École royale de bibliothéconomie et sciences de l’information de Copenhague) qui révèle que 67 % des prêts sont aujourd’hui des téléchargements, la tendance actuelle est au redéploiement des personnels depuis les services publics vers les services internes. Elle estime à 10 % des ressources humaines le volume horaire à mobiliser pour la formation continue au sens large (formation et échanges avec les collègues). Quant à Klaus Kempf (Bibliothèque de l’État de Bavière), son exposé sur le portail Vascoda a permis de vérifier que la visibilité et l’accessibilité des collections, naguère l’apanage des services de catalogage et du public, relèvent aujourd’hui du développement de collections : la bibliothèque hybride gomme les frontières traditionnelles entre services.

De nouveaux modes d’organisation

Un tel bouleversement des bibliothèques impose de nouveaux modes d’organisation. Suzanne Jouguelet a rendu compte de l’étude menée par Liber sur les organigrammes. Basée sur les réponses de 76 bibliothèques dans 32 pays, elle confirme le développement des fonctions transversales et l’intégration plus poussée des bibliothèques de département. Les changements les plus profonds concernent surtout les services au public, les bibliothèques d’Europe du nord (et notamment scandinaves) étant les plus avancées en termes de services électroniques. Partout le changement a pour objectif d’introduire des structures plus flexibles.

Ces tendances devaient être confirmées par François Cavalier qui a présenté l’étude menée en France par l’Inspection générale des bibliothèques. Trois facteurs sont à l’origine d’une évolution vers une organisation plus centralisée et transversale : la documentation électronique, l’informatique, la contractualisation.

L’évaluation est un pilier de ces nouveaux modes d’organisation. Les expériences menées dans plusieurs pays (Norvège, Danemark, Finlande) témoignent de son importance dans le financement des universités et de son insertion dans un mouvement idéologique basé sur de nouvelles politiques publiques.

Libqual 2, présenté par Stephen Town (Cranfield University), est un des outils d’évaluation les plus aboutis. Créé par l’ARL (Association of Research Libraries) et utilisé par 850 bibliothèques dans le monde entier, Libqual n’a rien à voir avec l’ESGBU (Enquête statistique générale des bibliothèques universitaires) : c’est un outil web d’évaluation qui fournit des données permettant aux bibliothèques de comparer la qualité de leur organisation et les performances de leurs services. Libqual comprend une quarantaine de questions sur les locaux, la formation, la satisfaction des usagers (des clients selon la terminologie de nos collègues d’Europe du nord), la démographie du public. Le dépouillement, effectué par Libqual, définit une zone de tolérance (minimum, perçue, souhaitée).

Libqual, outil d’origine nord américaine, est surtout utilisé dans les pays anglo-saxons (via Sconul – Society of College, National and University Libraries – au Royaume-Uni). Des traductions existent ou sont en cours, notamment en français. Toutefois ce dispositif lourd et relativement coûteux n’a de sens que s’il porte sur un nombre significatif de bibliothèques puisqu’il est destiné au bench-marking.

Dans cet univers documentaire déstabilisé, les visites de la Carolina Rediviva, bibliothèque historique de l’Université d’Uppsala avec sa pièce maîtresse, le Codex Argenteus, et du Palais Slokoster au cœur de la campagne suédoise, ont permis de reprendre souffle. Mais même à Slokoster, la numérisation est en marche…