Vacarme, no 32

par Jean-Claude Utard
Paris : Association Vacarme, 2005. 124 p. ; 30 cm.
ISSN 1253-2479
Abonnement (4 numéros) : 35 €
Le numéro : 10 €

http://www.vacarme.eu.org

Il est assez rare qu’une revue d’idées consacre une part importante de son sommaire aux bibliothèques. On peut donc se réjouir que la revue Vacarme, dans son numéro de l’été 2005, s’attache de manière assez approfondie à nos établissements.

Vacarme est une revue trimestrielle, née en 1997, dont le projet, intellectuel et militant, a partie liée avec l’émergence d’un nouvel activisme politique. Nombre de ses articles mettent en conjonction les luttes sociales et politiques apparues récemment (les manifestations lycéennes de cette année aussi bien que les revendications des malades du sida ou les mouvements des sans-papiers), les nouvelles formes d’organisation (collectifs, associations, groupements inter-associatifs) et les savoirs et enquêtes que ces questions mobilisent ou soulèvent. De grands entretiens (Enzo Traverso, Arlette Farge, Gérard Noiriel) viennent ainsi étayer ou se confronter à des « chantiers », véritables dossiers consacrés à un thème, tandis que des chroniques et feuilletons permettent de faire le lien avec les événements courants mais aussi avec des manifestations artistiques ou des œuvres littéraires.

Espaces communs

Les bibliothèques sont donc l’objet d’un « chantier » car « s’il est vrai que le monde est désormais engagé de plain-pied dans l’ère de l’information, les bibliothèques devraient, en toute logique, y jouer un rôle central ». L’éditorial explique cet intérêt pour les bibliothèques et le rôle qu’elles doivent jouer. Intitulé « Espaces communs », il se termine par cette phrase significative : « Mis à part l’espace de la Toile, connaissez-vous encore beaucoup d’espaces non marchands aussi fréquentés et aussi populaires que ceux des médiathèques publiques ? »

Le dossier, fourni, est ainsi placé sous l’angle de la défense d’un espace non marchand accessible à tous. Il alterne interviews ou articles de professionnels et témoignages ou récits d’écrivains. Les sujets abordés sont également assez nombreux. Gérald Grunberg, directeur de la Bibliothèque publique d’information, esquisse un bilan et des perspectives après plusieurs décennies de développement de la lecture publique. Gilles Éboli, président de l’Association des bibliothécaires français, évoque l’affrontement présent avec les fournisseurs de documents numériques et les inquiétudes face à la loi sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information actuellement en discussion. Aude Lalande, membre du comité de rédaction de la revue, fait un éloge du prêt, cette « forme détachée du don ». Benoît Tuleu s’interroge sur les politiques d’acquisition.

Deux articles militants défendent certains types d’établissement. Les bibliothèques d’entreprise, autrefois fer de lance de la lecture publique et ouvrière, sont menacées « par les dérives des CE et de leurs élus qui abandonnent un rôle culturel et social […] pour se transformer en “épiciers” : billetterie Disneyland, UGC, voyages, Puy du Fou ». La fermeture annoncée de la bibliothèque de Renault Le Mans est le symbole de cette dérive *. Pareillement, plusieurs petites bibliothèques et centres de documentation, créés aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour accompagner la recherche dans certaines disciplines, en particulier dans les sciences humaines, ont été récemment obligés de se fondre dans des ensembles plus vastes. D’autres ont un avenir très incertain : que vont devenir la bibliothèque de l’Iresco (Institut de recherche sur les sociétés contemporaines), détentrice en France des plus importants fonds de sociologie, ou celle du Musée des arts et traditions populaires ? Enfin, le dossier se clôt sur une discussion autour de Google et de la bibliothèque mondiale, entre Jean-Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque nationale de France, et Hervé Le Crosnier, fondateur de biblio.fr.

Marketing vs art et essai

Au-delà de cette diversité, peut-on, à la lecture de cet ensemble, déceler des lignes de force ou des interrogations communes ? Plusieurs idées, voire certaines craintes, se retrouvent en effet à plusieurs reprises sous la plume ou dans les propos des auteurs de ce dossier.

Première constatation, assez frappante, une même inquiétude sous-tend plusieurs contributions : la bibliothèque a du mal à maintenir une offre gratuite dans un système marchand aujourd’hui omniprésent. Elle a beau avoir fait la preuve de sa modernité, de son inscription dans un territoire, de sa fréquentation, son succès demeure fragile. Gérald Grunberg rappelle que la bibliothèque « n’est pas glamour. Six mille lecteurs par jour, cela ne fait un “événement” ni pour les médias, ni pour les pouvoirs politiques ». Internet et les autres équipements culturels sont ressentis comme de rudes concurrents et les industries culturelles remettent aujourd’hui en cause la possibilité pour les bibliothèques d’acquérir et de prêter ou laisser consulter les documents sauf à des tarifs prohibitifs. Le succès des bibliothèques publiques est donc fortement menacé.

À ces craintes externes, correspondent des difficultés internes de positionnement. En effet, seconde observation, les auteurs relèvent de nombreuses tensions dans les missions et le fonctionnement des bibliothèques. La tension principale porte, symboliquement, sur les politiques d’acquisition et, à travers elles, renvoie à des contradictions dans les missions des bibliothèques. Les acquisitions sont le domaine par excellence où s’affrontent des couples d’opposition : offre versus demande, neutralité ou prescription, simple mise à disposition ou médiation de l’offre. Selon Benoît Tuleu, « les bibliothèques oscillent ainsi entre une “économie de l’attention” (au marché, aux attentes du public) et une “économie de traîne” (valorisant les documents ayant un nombre restreint de lecteurs) ». Les bibliothèques doivent-elles être dans une stratégie marketing ou doivent-elles jouer le rôle de soutien à la création, de résistance au marché, être ainsi des « bibliothèques d’art et d’essai » ?

Bibliothèque numérique vs 0,07 m2 par habitant

Comment dépasser ces limites ? Comment résoudre les contradictions entre les missions différentes attribuées aux bibliothèques ? Ouvrir beaucoup plus (il y a distorsion entre l’équipement des bibliothèques et leurs horaires d’ouverture), travailler à élargir effectivement les publics et leur assise sociale, inscrire plus encore la bibliothèque dans son environnement, faire de celle-ci, en particulier par l’action culturelle, un lieu de débat, un forum dans la cité, sont quelques-unes des pistes ou solutions évoquées par les auteurs.

Une dernière réponse passe évidemment par la bibliothèque inscrite dans un environnement numérique. Bibliothèque numérique ou hybride, le choix n’est pas ici précisé, on passe facilement d’un terme à l’autre. Les auteurs s’accordent cependant sur le fait que la bibliothèque de demain ira également chercher ses usagers à distance tout en offrant aux présents des ressources elles aussi à distance, dans un double mouvement.

Cet avenir reste cependant, dans une large part, impensé : entre la matérialité finie du livre et du bâtiment de la bibliothèque et le monde infini de la Toile et des ressources numériques, il y a tout un monde de -connexions et de pratiques à inventer. De ce point de vue, il existe une distorsion entre la discussion sur la bibliothèque mondiale qui clôt le dossier et les articles qui la précédent. Comme s’il était possible de se représenter, d’un côté le monde actuel des bibliothèques, de leurs usagers et de leurs pratiques, de l’autre celui d’Internet, de ses moteurs de recherche et ressources numériques, mais qu’il était encore très difficile de relier ces deux univers et de combler, de manière réaliste ou envisageable, leur écart. Comment passer des programmes de construction définissant une norme de 0,07 m2 par habitant à la bibliothèque numérique du futur ? Voilà un chantier très largement ouvert et qui appelle, d’ores et déjà, d’autres dossiers.