Littérature de jeunesse et déficience visuelle

Lucile Trunel

Le 26 novembre 2005, s’est tenue une journée d’étude organisée conjointement par le Centre national d’études et de formation pour l’enfance inadaptée de Suresnes (Cnefei) et le Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC) de l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, journée consacrée à la littérature de jeunesse, la presse enfantine et la déficience visuelle.

Ses objectifs consistaient à découvrir l’enfant handicapé visuel dans les livres et la presse pour enfants, et à réfléchir à la diffusion des albums adaptés et transcrits en braille à leur public. À terme, cet état des lieux devrait favoriser une prise de conscience des pédagogues et des décideurs, et ainsi permettre aux enfants et aux élèves déficients visuels d’acquérir une culture littéraire.

Des professionnels, chercheurs, éditeurs, responsables de bibliothèques, accueillis par Dominique Lerch, directeur du Cnefei, sont donc venus présenter leurs travaux et activités concernant la situation actuelle et les éléments historiques de l’apprentissage de la lecture pour les non-voyants, l’édition scolaire en braille, l’édition pour les malvoyants.

L’édition scolaire en braille

Nathalie Lewi-Dumont, maître de conférences à l’Institut universitaire de formation des maîtres de Paris, a tout d’abord évoqué l’importance, et la difficulté, faute de livres transcrits en braille en nombre suffisant, d’introduire la littérature de jeunesse dans l’apprentissage de la lecture chez les enfants déficients visuels. Elle a également rappelé les difficultés que pose l’adaptation de l’image.

Sylvain Quenée, du Centre régional de documentation pédagogique de Lille, chargé de la transcription en braille des manuels scolaires, a renchéri sur les lacunes et la complexité du système actuel de transcription français : malgré les efforts de centralisation des demandes (il existe désormais un catalogue consultable en ligne des manuels transcrits existants), des doublons ne peuvent être évités lors de la fabrication des manuels pour les élèves déficients, intégrés dans des classes dans toute la France. Par ailleurs, les étapes de la transcription s’avèrent longues et coûteuses.

C’est précisément pour pallier le manque d’ouvrages adaptés pour les enfants déficients visuels, que l’Association de la bibliothèque braille enfantine a été fondée en 1986. Olga d’Amore, sa présidente, a présenté les publications et les services de cette institution, qui prête des livres tactiles, en braille ou en gros caractères, fabriqués par l’association elle-même, ou achetés à d’autres éditeurs.

L’édition pour les malvoyants

Parmi ces éditeurs, l’association Benjamins Media, représentée par son administratrice, Catherine Desbuquois, travaille le son dans une dynamique texte-représentation en lecture, à destination des enfants déficients visuels. Le projet fondateur de Benjamins Media vise à donner le goût de lire à partir d’un récit oral structuré : chacun de leurs titres jeunesse est produit sur support CD, accompagné d’un livre illustré et de sa transcription en braille, ce qui le rend accessible à tous les publics. Le travail du son vise à transposer le climat visuel présent sur l’image, grâce notamment à l’utilisation de la musique.

Autre éditeur spécifique, Les Doigts qui rêvent, association née en 1994 et présidée par Philippe Claudet. À travers leurs créations, des albums tactiles conçus pour tous les enfants, y compris les déficients visuels, Philippe Claudet vise à favoriser l’éclosion d’une conscience et un accès à l’écrit pour ces enfants, à favoriser leur intégration en classe ordinaire, et invite les professionnels de la littérature de jeunesse à créer pour l’édition adaptée. La spécialité des Doigts qui rêvent, fabriquée dans leurs ateliers d’insertion, ce sont les « texturillustrations » adaptées à des modalités tactiles, autrement dit des albums tactiles d’artistes, classés en collections selon différents niveaux de lecture.

En complément de la présentation de ces deux éditeurs, ainsi que des interventions de la matinée, Zoubeïda Moulfi, responsable du département documentation et information de l’Institut national des jeunes aveugles (INJA) à Paris, est intervenue pour présenter les importantes missions de coordination de son institution : tout d’abord, la base de données de l’édition adaptée (BDEA), catalogue collectif recensant environ 62 000 notices, en provenance de fonds documentaires adaptés, à la vente ou en prêt (8 catalogues sont connectés, dont la bibliothèque du Congrès à Washington, une bibliothèque canadienne et une bibliothèque de Genève). C’est également l’INJA qui est responsable de la messagerie du Centre national de l’édition adaptée, où sont prises en charge les demandes de transcription d’ouvrages, et le troisième pôle est constitué du serveur Hélène, sur lequel sont déposés les fichiers adaptés, pour les rendre accessibles à d’autres partenaires (152 organismes sont déclarés sur ce serveur comme éditeurs d’ouvrages en braille).

Le handicap dans la littérature de jeunesse

Et la littérature de jeunesse « non adaptée » ? Fait-elle une place au handicap ? Enseignant-chercheur au CHCSC, Françoise Hache-Bissette a démontré que les enfants déficients visuels ou aveugles y sont tout à fait présents, que ce soit à travers la biographie d’aveugles célèbres, comme Louis Braille ou Helen Keller, à travers les documentaires sur le handicap, dans les périodiques, mais aussi dans les fictions, à travers des histoires d’amitié, d’amour, d’entraide, où il est souvent question de musique, ou parfois d’autres handicaps.

L’après-midi s’est terminée sur une ouverture internationale, avec l’intervention de Vitali Kantor, doyen de la faculté de pédagogie corrective de l’université Herzen à Saint-Pétersbourg. Celui-ci a rappelé l’œuvre initiale du Français Valentin Haüy en Russie de 1807 à 1817, prolongée par le médecin Alexandre Skebytsky, puis poursuivie pendant la période soviétique (une revue spécialisée, L’écolier soviétique, fut publiée en braille dès les années 1930) jusqu’à aujourd’hui, avec la publication d’ouvrages en braille, tactiles et sonores.

Michel Manson, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Paris XIII, sut magnifiquement synthétiser cette très riche journée en mettant en lumière ses apports sur le plan éditorial, des enjeux en termes de lecture pour les enfants déficients visuels (pédagogie de la lecture et littérature de jeunesse), et enfin d’histoire de la littérature de jeunesse.