Histoires de lecture

XIXe-XXe siècles

par Jean-Claude Utard
présentées par Jean-Yves Mollier. Bernay : Société d’histoire de la lecture, 2005. – 151 p. ; 25 cm. - (Matériaux pour une histoire de la lecture et de ses institutions ; 17). ISBN 2-912626-16-1 : 24 €

Ce numéro des Matériaux pour une histoire de la lecture est issu d’un séminaire de recherche tenu en 2003-2004 à l’université de Saint-Quentin-en-Yvelines. Il rassemble une série de contributions qui, tant par leurs sujets que par leurs réflexions, présentent un bon nombre des questions et facettes de l’histoire de la lecture en France aux XIXe et XXe siècles.

L’introduction de Jean-Yves Mollier, responsable de ce séminaire, permet d’ailleurs de situer la diversité de ces interventions, dans leur dialogue ou leur confrontation, leurs points d’accord et les questions qui demeurent en débat. Trois parties en effet se partagent assez équitablement ce recueil. La première porte sur l’histoire même de la lecture, dans ses institutions (les bibliothèques, les politiques de lecture, les œuvres catholiques de lecture…), la deuxième sur les instruments de la lecture (les abécédaires, les catéchismes, les méthodes de lecture) et le dernier aborde le territoire immense des lecteurs avec deux terrains d’étude, celui des pratiques populaires et celui des lectures ouvrières.

Une histoire déconnectée de l’Histoire

Noë Richter, dont on connaît les travaux précurseurs sur ce sujet, ouvre le débat en retraçant, avec modestie et humour, son propre parcours. Ce faisant, il remet aussi en question quelques idées reçues et, en particulier, déconnecte l’histoire de la lecture de l’histoire politique : « L’arrimage de la chronologie de la lecture à celle de l’histoire politique […] est fondamentalement erroné. Les dates repères ne coïncident pas, les années 1789 et 1881 ont marqué l’histoire des bibliothèques et de l’école, mais elles n’ont aucune signification dans l’histoire de la lecture. » Une histoire de la lecture, y compris celle des institutions de la lecture publique, a bien d’autres composantes (et héros). Elle a par exemple une dette envers l’action des ordres religieux et celle de la société ecclésiale, mais également elle doit beaucoup aux militants ouvriers et syndicalistes : « On ne peut pas écrire l’histoire de la lecture publique, associative et commerciale, aussi longtemps que l’on n’aura pas fait l’inventaire des initiatives venues de tous bords depuis 1760 pour ouvrir à tous les voies d’accès au savoir et à la culture. »

Cette analyse est en grande partie corroborée par l’article de Loïc Artiaga qui éclaire le travail des œuvres de lecture et bibliothèques catholiques du XIXe siècle et démontre qu’une partie de l’Église est tôt entrée, fût-ce avec des reculs et crispations temporaires, dans la culture médiatique. Puisque le peuple veut lire, il convient alors de bien lui choisir ses lectures ; c’est l’invention d’une pratique d’écran sélectif. Mais cette concession à la modernité permet le développement de nombreuses bibliothèques qui, pour demeurer attractives, développent leurs fonds de… romans ! Ce dispositif d’encadrement du peuple et de surveillance de ses loisirs n’est pas unique. Il se retrouve totalement, selon Laure -Léveillé, dans l’univers laïc des petites bibliothèques publiques de la Troisième République… lesquelles vont avoir beaucoup de mal à s’émanciper du désir de dicter au citoyen ce qu’il doit faire ou lire. Il faudra toute la force de conviction des militants modernistes de l’Association des bibliothécaires français et le Front Populaire pour que naisse enfin un modèle nouveau de bibliothèque.

La contribution de Bernadette Seibel constitue une heureuse conclusion à ces études puisqu’elle interroge l’avènement des politiques de lecture publique au XXe siècle. Tout en en faisant l’histoire, elle rappelle que la « construction d’une politique de la lecture […] publique est indissociable de la structuration du champ professionnel, avec notamment le rôle joué par les associations professionnelles pour faire reconnaître l’association en même temps que la politique qu’elle poursuivait ». Le point de vue sociologique installe donc la lecture publique dans le temps moyen ou long de la constitution des groupes professionnels et relativise lui aussi les données d’une chronologie politique. Il la problématise également en observant, par exemple, que la période contemporaine oblige les bibliothécaires à ajuster leur offre à une demande sociale, dans un contexte politique plus porté au soutien d’une économie du livre et de l’information qu’à la démocratisation de la culture ou au maintien du lien social…

Apprendre à lire

Les trois articles de la section suivante s’intéressent aux instruments destinés à faire lire. Les catéchismes en images, étudiés par Isabelle Saint-Martin, se présentent sous diverses formes : livrets illustrés, tableaux de grand format, plaques de lanterne magique. L’auteur constate qu’au XIXe siècle l’illustration envahit le catéchisme au point de se substituer souvent au texte. Cette évolution s’inspire des méthodes pédagogiques nouvelles dispensées dans les écoles normales d’instituteurs et développe ainsi toute une mémoire sensible et émotive, qui paraît particulièrement adaptée aux besoins missionnaires de l’Église. Les abécédaires illustrés forment le pendant laïc de ces catéchismes en images. Ségolène Le Men démontre que ces abécédaires vont bien au-delà d’un simple apprentissage de la lecture : ils donnent des règles de vie, ils assignent des rôles à la famille, au père, à la mère, à la domesticité. Ils doivent imprégner la vie de l’enfant et faire partie de son univers.

Enfin, Anne-Marie Chartier clôt cette réflexion en évoquant les objets qui ont précédé et expliqué la genèse du manuel scolaire qui va triompher à partir des années 1880. Elle met en valeur l’apparition progressive de livres d’initiation précoce à la lecture, fondée sur des méthodes intuitives appuyées sur l’image et utilisées dans les éducations domestiques, mais aussi dans les écoles tant catholiques que publiques du milieu du XIXe siècle. Ces méthodes vont s’arrêter là où les livres de lecture et manuels commencent. Ces derniers, massivement publiés à la fin du siècle, vont avoir d’autres objectifs : faire passer du savoir, favoriser le progrès et développer l’esprit civique. Mais qu’en est-il alors des élèves qui n’ont pas intégré les premiers apprentissages, qui en restent à une épellation, à des lectures hésitantes ? « Qu’est-ce que comprendre un texte ? Ces questions […] vont être au centre des critiques faites par les mouvements d’éducation nouvelle à l’école primaire en général et à la méthode syllabique en particulier, dès les années 1920, elles vont traverser tout le XXe siècle. »

Le lecteur « populaire »

La dernière partie de ce recueil concerne exclusivement la problématique des lecteurs « populaires ». Jean Hébrard revient dans un long article théorique sur la difficulté à définir rigoureusement ce qu’est un lecteur ou une lecture populaires et examine les définitions qu’en ont données historiens, sociologues ou ethnologues. L’exemple particulier des « nouveaux » lecteurs lui permet de souligner la diversité des parcours singuliers et d’affirmer qu’un autodidacte peut se révéler, à l’expérience, mieux intégré à la communauté des lecteurs qu’un adolescent héritier d’une bibliothèque familiale.

Il n’y aurait pas véritablement de lecture populaire : « Les lecteurs populaires ne sont pas moins lecteurs que les autres. Ils peuvent être de “nouveaux lecteurs” lorsqu’ils accèdent aux textes dont ils n’ont pas hérité les significations. » Et de même, Nathalie Ponsard, en retraçant l’histoire d’une communauté d’ouvriers, présente leur culture et leurs lectures comme un ensemble mixte mêlant prescriptions syndicales, influences télévisuelles et réseaux familiaux et amicaux. Il n’y a donc aucune trajectoire prédéfinie de lecteur ouvrier mais une très grande différenciation selon les itinéraires syndicaux, politiques, spirituels et personnels de chacun.

Cet ensemble d’articles n’épuise certes pas le domaine infini de l’étude des pratiques de lecture. Il en offre quelques travaux, propose des approches, fait état de travaux en cours. Il rappelle aussi, fort opportunément, que la lecture a une large composante individuelle, souvent passionnée, sujette à changements et qu’il convient, à l’ère des industries culturelles et du numérique, de demeurer à l’affût de ses mutations.