Inventer la bibliothèque du futur
Viviane Flament
Les 26 et 27 septembre 2005, la médiathèque départementale du Haut-Rhin a fêté à Colmar ses 60 ans d’existence en proposant à de nombreux bibliothécaires européens deux journées d’étude axées sur les missions et activités futures des bibliothèques.
En ouverture, Charles Buttner, président du conseil général du Haut-Rhin, posa la question fondamentale du rôle de la bibliothèque du futur : pour quel public ? Quelles missions ? A-t-elle une utilité pour accompagner le changement ? Y aura-t-il encore une bibliothèque en 2040 ?
Quelle bibliothèque pour demain ?
Didier Guilbaud, président de l’ADBDP (Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt), choisit la forme du trépied comme référence (bâtiment-collection-animation), sous-tendu par un « triangle de tension » d’abord composé des éditeurs et des écrivains, ensuite des élus, architectes et enfin de l’acteur bibliothécaire, pour situer la bibliothèque dans son territoire d’action en considérant la modification de la réalité institutionnelle française. Le phénomène de décentralisation territoriale est un élément important. En effet, les collectivités locales se sont dès lors emparées de l’organisation et de la gestion des institutions de lecture publique. La bibliothèque publique est ainsi devenue un élément culturel de base, comme le prouve le grand « boom » des bibliothèques publiques en milieu rural, alors que l’on constate aujourd’hui une diminution des usagers en milieu urbain. Ce phénomène de décentralisation a également provoqué l’émergence de l’intercommunalité qui a induit la réorganisation des territoires et créé la nécessité de professionnaliser le personnel des bibliothèques publiques.
Mais qui sont les bibliothécaires de demain ? Techniciens (conservateurs du patrimoine réel et virtuel), logisticiens (catalogueurs en fonction des modes de recherche) – deux rôles qui impliquent la nécessité d’externalisation –, ce sont aussi des animateurs-médiateurs chargés d’aider à décrypter l’information, de faire émerger tout un ensemble de priorités, d’améliorer la relation humaine.
La dernière interrogation concerne la personnalité du lecteur de demain. Opposant à nouveau le monde rural et urbain, Didier Guilbaud voit deux types de lecteurs : de proximité, en zone rurale, celui qui fréquentera la bibliothèque de quartier « comme le living-room de la cité » ; le consommateur, en zone urbaine, celui qui « remplira son caddie et fréquentera son supermarché de la culture ».
L’évolution du public
Poursuivant la réflexion relative à l’évolution des publics, de leurs profils et de leurs attentes, Christophe Evans (Bibliothèque publique d’information) fit part des conclusions des dernières enquêtes relatives au rôle des bibliothèques publiques qui s’en tiennent à une « culture livresque ». En s’inscrivant dans la vie d’une ville ou d’un quartier, elles permettent de confronter des perspectives suivant le principe que « l’invention suppose une rupture avec le déterminisme ». L’évolution des usagers relèverait d’une problématique de l’offre et de la demande, caractérisée aujourd’hui par une forme d’involution puisqu’il y a constat d’une baisse de fréquentation alors que le nombre des bibliothèques publiques connaît une croissance de construction.
La question est donc de savoir comment intégrer cette involution aux mutations culturelles et sociales. L’évolution des pratiques de lecture nous montre que la culture littéraire est primordiale en France. Or, l’augmentation de l’édition correspond à un recul de la lecture de livres, sans mettre en cause la lecture en général (celle des magazines, par exemple, est en expansion). La nature même de l’activité de lecture évolue au profit de la lecture utile et professionnelle. De plus, le rapport entre l’individu et l’institution culturelle est aujourd’hui différent. L’autorité que l’école et la bibliothèque publique imposaient hier n’est plus la même. Ces facteurs d’analyse nécessitent donc de se pencher sur des modalités de rééquilibrage.
Christophe Evans conclut que la bibliothèque du futur doit accompagner le changement social tout en continuant à résister au consumérisme négatif, doit s’ouvrir aux publics plus et mieux et assurer une pédagogie de la bibliothèque, de ses missions et de son fonctionnement. Ce service de mutualisation des ressources est confronté à l’évolution des usagers (développement des taux de non-inscrits au profit de la consultation ; travail sur documents personnels ; usagers mono-support ; évitement de la bibliothèque au profit de services privés tels que Google ou Amazon) et doit permettre le rassemblement d’une communauté d’usagers culturels, devenir lieu de vie, lieu collectif ouvert à tous, lieu où l’on échange. La construction et le maintien des bibliothèques du futur dépendent donc incontestablement de l’évolution des mentalités.
Vers une bibliothèque écologique ?
La composition du « triangle de tension » évoqué par Didier Guilbaud incluait également le rôle novateur de l’architecte dans la programmation des espaces ; la bibliothèque du futur doit nécessairement être un lien qui se situe au cœur de la vie de la cité. De plus, sa construction est aujourd’hui envisagée dans le respect de normes nouvelles, dites HQE, c’est-à-dire haute qualité environnementale.
Pour l’architecte Hermès Stefanelli, ce concept écologique répond à une recherche et un besoin de confort permettant de prendre en compte les nouvelles missions des bibliothèques, particulièrement dans leurs fonctions sociales qui privilégient les échanges. Les solutions architecturales allant dans le sens d’un développement durable existent donc. La réduction de la consommation d’énergie vise à satisfaire la création d’un environnement sain, la maîtrise des impacts sur l’environnement et la préservation des ressources naturelles. Le but essentiel est d’attirer le public en quantité et surtout de le fidéliser grâce à la qualité du confort thermique, de l’isolation, du confort visuel et acoustique. Hautement technologique, citoyenne et écologique, la bibliothèque du futur est-elle du domaine de l’utopie ?
Carine El Bekri-Dinoird nous fit part du projet de construction de la nouvelle bibliothèque universitaire de Reims qui, pour un budget de 22 millions d’euros, disposera d’une superficie de 9 000 m2, de 1 000 places de lecture dont 175 équipées de multimédia. Le choix de la HQE s’appuie sur une volonté politique affichée de pré-servation des ressources de la planète.
Ainsi, parmi la hiérarchisation des 14 cibles des HQE, l’éco-construction (propreté du chantier à faible nuisance, tri des déchets, choix intégré des procédés et produits de construction), l’éco-gestion (énergies renouvelables, gestion de l’eau, de l’entretien et de la maintenance) et le confort ont été privilégiés.
Christof Güntert (bibliothèque cantonale de Liestal, Suisse) exposa avec humour la transformation d’un entrepôt en bibliothèque verte grâce au label Minergie, pendant suisse de la HQE française, sachant que sept années se sont écoulées entre le concours des architectes et l’inauguration, pour dix-huit mois de chantier. Pour lui, le label est une technologie exigeante très coûteuse qui nécessite davantage de place au détriment des usagers, le dialogue bibliothèque-architecte n’ayant pas vraiment eu lieu. Seule note positive : la durabilité environnementale.
Poursuivant notre voyage dans l’avenir, nous fîmes escale en Allemagne, pays dans lequel « Bibliotheken 2007 » propose une stratégie globale pour assurer la pérennité à court et moyen termes des bibliothèques allemandes. L’objectif est de rénover l’image des bibliothèques auprès des élus, expliqua Christian Hasiewicz, représentant la Fondation Bertelsmann, qui pilote le programme. Sur la base d’une large discussion, d’interviews d’éditeurs, de bibliothécaires, d’élus, le projet est d’apporter des perspectives d’avenir en postulant que les bibliothèques ne sont pas seulement des institutions culturelles mais également éducatives et d’autoformation. À la suite de cette phase de communication, la fondation développe des argumentaires étayés par l’étude des pratiques de différents pays, notamment celles du Danemark pour sa loi (il n’y a pas de législation en Allemagne), de la Finlande (« Finlande 2010 » permet de suivre l’évolution des technologies) et des États-Unis, où les bibliothèques ont toujours joué un rôle d’apprentissage.
Rob Bruijnzeels (Association des bibliothèques publiques néerlandaises, NBLC) nous aspira, de façon décoiffante, dans l’univers bibliothécocosmique de 2040, en Hollande, là où nos rêves nous entraînent bien au-delà du possible puisqu’il ne s’agit pas d’améliorer ou de réformer mais bien de réinventer. Les bibliothèques qu’il décrivit, prototypes qui répondent à des désirs d’usagers, n’existeront peut-être jamais. Imaginées à partir de rencontres de bibliothécaires, d’artistes, d’architectes, d’enfants, elles nous donnent l’envie de nous aventurer derrière le rideau de la scène, dans ces ateliers, là où l’artiste crée, imagine, dessine, peint encore au pinceau la société de demain.