Les bibliothèques virtuelles européennes

État de l'art et stratégies

Juliette Doury-Bonnet

1,2,3… cultures, l’association des centres culturels européens à Paris, a pour ambition de promouvoir la culture européenne à travers le livre et l’écrit. Dans le cadre du quatrième festival des cultures d’Europe, une table ronde professionnelle, « Les bibliothèques virtuelles européennes : état de l’art et stratégies », a été organisée le 13 mai 2005 à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Les responsables des programmes de numérisation des bibliothèques nationales ou universitaires de différents pays européens ont présenté leur politique et les projets en cours *. Les différences de taille des établissements et de moyens mis en œuvre sont apparues clairement au fil des exposés.

Après l’allégresse, l’incertitude

En préambule, Jean-Noël Jeanneney, président de la BnF, a souligné que le sujet avait été « projeté dans l’actualité avec une vigueur spécifique ». Il rappela son point de vue sur le projet de numérisation lancé par Google, qui pouvait apparaître comme « l’avènement de l’utopie dessinée dans les années 1980-1990. Mais après l’allégresse, l’incertitude ». En effet, les choix d’une « entreprise profit making » ne seront pas forcément ceux des bibliothécaires au service du public. Il n’est pas question ici d’« antiaméricanisme primaire » ni de défi guerrier, mais de multiculturalisme et de challenge, au sens de « juste esprit de compétition ».

Le 28 avril dernier, six chefs d’État et de gouvernement européens, dont le président français, ont adressé une lettre à la Commission et à la présidence de l’Union, suggérant la création d’une « bibliothèque numérique européenne ». « On ne part pas d’une table rase », a remarqué Jean-Noël Jeanneney : beaucoup de projets sont en cours et l’on peut s’enrichir des expériences, mais il faut changer d’échelle et de niveau financier. Les problèmes concernent la coordination des techniques, en vue de l’interopérabilité, et l’équilibre entre les initiatives privées et les États qui doivent fixer les objectifs. « C’est une tâche magnifique qui sert à la fois la culture et le civisme. »

Quelques projets en Europe

Kai Ekholm (Bibliothèque nationale et universitaire d’Helsinki) a distingué trois types de sociétés du savoir. Le stade le plus abouti est représenté par les pays jouissant de collections importantes, de budgets conséquents et de l’appui des décideurs. Il a célébré les « bons exemples » proposés par les Pays-Bas, le Danemark ou la Finlande qui a mis en place une puissante chaîne de traitement de contenus numériques, d’achat de revues électroniques, de diffusion et de conservation.

Britta Woldering (Die Deutsche Bibliothek, Francfort) a exposé la situation dans un État fédéral comme l’Allemagne qui n’a pas de politique nationale de numérisation. Cependant l’Association allemande pour la recherche (Deutsche Forschungsgemeinschaft, DFG) a soutenu plusieurs programmes de numérisation.

Fernanda Campos (Bibliothèque nationale du Portugal) a présenté Biblioteca Nacional Digital, projet inauguré en février 2002. La politique de numérisation, guidée par le souci d’un meilleur accès pour un plus large public, a privilégié les documents rares, fragiles ou les plus représentatifs de la culture portugaise. Rappelant des projets européens tels que le portail TEL (The European Library) ou Minerva, l’intervenante a insisté sur les partenariats, pour ne pas numériser ce qui l’est déjà, mais aussi pour savoir quel exemplaire choisir ou pour compléter les collections virtuellement.

Concepción Lois Cabello (Bibliothèque nationale d’Espagne) s’est penchée sur les critères de sélection des documents à numériser : ils doivent correspondre aux objectifs de la bibliothèque et s’appuyer sur des standards.

Quant à Iván Ronaï (ministère hongrois du Patrimoine culturel), il a soulevé le problème de la propriété intellectuelle qui fait débat en Hongrie.

David et Goliath

Sara Smyth a présenté le projet de numérisation mené par le Département de la photographie de la Bibliothèque nationale d’Irlande. Ce programme externalisé, qui concerne une collection de 40 000 négatifs sur plaques de verre, sera achevé et évalué en 2006 : il pourrait alors d’étendre à d’autres fonds. L’intervenante a souligné la charge de travail supplémentaire que représente un tel projet pour une petite équipe, au détriment d’autres tâches.

Caroline Wiegandt (BnF) a rappelé que la bibliothèque numérique faisait partie du projet initial de la BnF. Gallica, qui s’inscrit dans le cadre du réseau des Pôles associés de la BnF, permet la reconstitution de collections virtuelles physiquement dispersées et fait appel à la coopération documentaire d’équipes de spécialistes. Tout en consolidant l’existant et en rééquilibrant les disciplines, le principal chantier concerne la numérisation de la presse quotidienne du XIXe siècle à 1944. Les nouveaux défis engagés, en termes de consultation, de stockage, d’enrichissement des métadonnées, d’archivage et de niveaux d’usage, induisent de nouveaux enjeux techniques, avec des conséquences sur les orientations stratégiques : recours à des normes ouvertes et interopérables et aux outils du monde du logiciel libre ; sélection de corpus cohérents permettant de traiter de grandes masses et de trouver des solutions techniques réutilisables ; travail en réseau ; définition d’interfaces répondant à des communautés d’utilisateurs de nature diverse. Gallica est un outil pour la recherche, mais s’adresse aussi aux curieux et aux enfants, d’où une réflexion sur des accès plus faciles.

C’est sur l’importance de l’accès que la plupart des intervenants ont mis l’accent, a souligné Fernanda Campos en conclusion. Pour elle, « Google fonctionne comme un magasin de liquidation où les souliers et les blouses sont mélangés ». Les bibliothèques doivent profiter de la confiance que, selon Chris Batt Obe (Museum, Libraries and Archives Council), le public place en elles lorsqu’il s’agit de trouver de l’information. Michel Fingerhut (Médiathèque de l’Ircam) s’est quant à lui interrogé sur les questions d’échelle : la bibliothèque du futur ne devra pas exclure les petites structures. Enfin, Caroline Wiegandt s’est voulue rassurante : la tradition de coopération, bien ancrée dans le monde des bibliothèques et des musées, est un atout face aux enjeux techniques, de même que le recours aux normes.