Les choix stratégiques des bibliothèques de recherche

34e congrès de Liber

Raymond Bérard

La Ligue des bibliothèques européennes de recherche (Liber) avait choisi la petite ville universitaire de Groningen, au nord des Pays-Bas, pour organiser du 5 au 9 juillet 2005 son 34e congrès annuel auquel ont assisté près de 250 bibliothécaires venus de toute l’Europe (avec, comme d’habitude, une nette prédominance de l’Europe du Nord).

Le thème retenu cette année portait sur « les choix stratégiques des bibliothèques de recherche : état de la réflexion ». S’il permettait d’aborder une grande variété de sujets, les interventions et débats se sont concentrés sur deux problématiques : la remise en cause du rôle des bibliothèques depuis l’irruption fracassante de Google ; la conservation et la préservation partagée envisagées à la fois sous leurs aspects organisationnels, techniques et stratégiques.

La bibliothèque à l’ère d’Amazoogle

Ouvrant le congrès, Lorcan Dempsey (OCLC) devait entrer dans le vif du sujet en évoquant le nouveau rôle de « la bibliothèque à l’ère d’Amazoogle » : nous traversons des changements fondamentaux mais sans vraiment savoir où ils nous mènent. Amazon et Google sont devenus des acteurs incontournables qui ont su imposer leurs « hubs » dans le secteur de l’information à l’image des « hubs » d’aéroport, qui permettent de gagner tout point du globe à partir d’immenses plates-formes de correspondances. Pour Lorcan Dempsey, les bibliothèques ne sont pas assez présentes sur le web. Comment les replacer dans le paysage ? En bouleversant totalement leur organisation qui doit être retournée de l’intérieur vers l’extérieur. Les services de bibliothèques doivent être visibles sur le web et ne plus se cacher derrière des murailles. Un seul mot d’ordre : créer de la valeur ! Les bibliothèques ne manquent pas de contenu mais ne parviennent pas à l’intégrer dans un flux suffisamment visible avec des interfaces aussi conviviales que celles de leurs concurrents commerciaux.

Une remise en cause qui devait être relayée par Leo Waaijers, mathématicien, expert auprès des bibliothèques universitaires hollandaises, avec sa communication sur « la transition de la bibliothèque vers la bibliothèque laboratoire 2 ». Il a fallu une génération aux bibliothèques pour informatiser leurs catalogues à grands frais. Tout ce travail est aujourd’hui remis en cause par Google et son mode de recherche en texte intégral. Y a-t-il encore un avenir pour les bibliothèques au-delà de la gestion des adresses IP sur les campus ? Pour Leo Waaijers, le défi lancé aux bibliothèques est celui des dépôts institutionnels, secteur qu’elles doivent investir d’urgence car il révolutionne les modes de communication scientifique, avec des enjeux majeurs comme le droit d’auteur, les normes de qualité, la normalisation en matière de métadonnées. On retrouve là la notion de création de valeur ajoutée chère à Lorcan Dempsey. Et pour Leo Waaijers, en matière de service, la technologie existe ; seule l’imagination est la limite. Il faut prouver que, dans l’échange de chercheur à chercheur, il existe toujours une place pour la bibliothèque qui doit se transformer en bibliothèque laboratoire, expression qui traduit la convergence de la bibliothèque, du dépôt institutionnel et de la collaboration avec les chercheurs.

Le congrès accueillait un partenaire de Google : Ronald Milne, directeur de la bibliothèque universitaire d’Oxford dont on sait qu’elle a signé avec la firme californienne pour la numérisation de ses collections (c’était toutefois avant l’annonce par Google de la suspension de son projet pharaonique). Bien que sa communication ne portât pas uniquement sur ce projet mais plus globalement sur « la stratégie de gestion des collections de l’université d’Oxford, multisites et délocalisée », tous attendaient des révélations sur ce fameux contrat. La déception fut à la hauteur des attentes : on apprit seulement que le contrat a été signé le 13 décembre 2004, qu’il porte sur la numérisation de collections du XIXe siècle, qu’elle prendra 3 ans et qu’elle sera entièrement financée par Google, avec des liens depuis le catalogue. Rien sur les droits d’utilisation par la bibliothèque et surtout sur le modèle économique. Car c’est bien là qu’est la question : par quel miracle une opération que les bibliothèques auraient mis des décennies à mener à bien peut-elle être réalisée aussi rapidement par Google ? Avec quel financement ? Les bibliothèques ne sont-elles pas en train de sacrifier les droits d’usage de leurs collections à des intérêts privés comme elles l’ont fait avec les périodiques ?

Conservation et préservation partagées

Les innovations en matière de conservation constituaient le deuxième temps fort du congrès. Helen -Shenton, directrice de la conservation de la British Library, a dressé un panorama brillant de la situation britannique. Elle présenta le nouveau projet de bibliothèque-dépôt de la British Library, à Boston Spa, dont l’ouverture est prévue en 2007 : capacité de stockage de 260 km linéaires pour des documents à faible taux de rotation (les documents précieux et très utilisés restant à Londres), rayonnages de grande hauteur (24 m), manutention automatisée, et surtout une atmosphère appauvrie en oxygène qui permet de se passer des sprinklers, solution technique aberrante imposée ici et là.

La British Library ne s’est pas lancée à la légère dans ce projet, étonnant à première vue à l’époque du numérique triomphant. Elle s’est en effet appuyée sur une étude du marché de l’édition et de ses incidences sur la gestion des collections. Il en ressort que l’édition de livres imprimés devrait continuer à croître (de 130 000 nouveautés en 2004 à 160 000 en 2012) et que le format numérique n’est pas considéré comme un support de conservation fiable à long terme. La British Library en a tiré les conclusions qui s’imposent avec son projet de nouvel entrepôt dont l’organisation sera calquée sur celle des entreprises de logistique industrielle. Elle n’est pas la seule : la bibliothèque universitaire d’Oxford a un projet similaire, sans oublier l’exemple précurseur de la Bibliothèque nationale de dépôt de Kuopio, présenté par son directeur, Pentti Vattulainen.

Carla Montori (université du Michigan) s’est penchée sur les tout derniers développements des supports de substitution. Coauteur de l’étude de l’Association américaine des bibliothèques de recherche (ARL) sur « la numérisation comme méthode de reformatage de la préservation », elle a confirmé la fermeture du laboratoire de microfilmage de son université, désormais entièrement transféré au numérique. Carla Montori a participé avec Google au groupe de travail chargé de planifier la numérisation des 7 millions de volumes de la bibliothèque universitaire. Deux chiffres suffisent à résumer la situation : l’université du Michigan a une capacité de numérisation de 5 000 volumes par an ; celle de Google est de 1 million de volumes par an. Comme le précise Carla -Montori, « Google ouvre de nouvelles perspectives pour les bibliothèques. »

Autour de cette problématique de la conservation, mentionnons les communications de Janet Lees sur le projet OCLC d’extension à l’Europe du registre des fichiers masters numériques, articulé avec Eromm (Registre européen des masters de microformes) et l’exposé extrêmement précis et documenté d’Elmar Mittler (directeur de la bibliothèque universitaire de Göttingen) sur les projets allemands de conservation partagée qui intègrent désormais les publications électroniques, l’ensemble devant être coordonné par le portail Vascoda.

Ce compte rendu ne fait pas justice aux nombreuses autres communications décrivant les dernières évolutions des bibliothèques européennes de recherche : notamment la présentation par Françoise Vandooren des résultats provisoires de l’étude menée au nom de la Commission européenne par l’Université libre de Bruxelles et celle de Toulouse I sur le marché de l’édition scientifique en Europe. L’assistance fut assez surprise d’entendre que le marché n’y est pas aussi concentré que cela (Elsevier n’en détient que 28 %). Il est vrai que Ian Gibson (ancien chercheur, président de la commission parlementaire sur les sciences et la technologie) nous a appris qu’en réponse à son rapport sur le marché des publications scientifiques, le gouvernement britannique a estimé que rien n’entravait le développement des dépôts institutionnels. Mais qu’il ne ferait rien pour les encourager ni les coordonner, qu’il était opposé au développement du modèle économique de l’auteur-payeur sans davantage d’expérimentations. Et qu’enfin le gouvernement n’avait pas pris conscience des problèmes auxquels étaient confrontées les bibliothèques.

Bref un congrès riche, stimulant, et posant les bonnes questions sur l’avenir des bibliothèques.

  1. (retour)↑  La traduction française ne reflète pas le jeu de mot anglais : « from library to libratory ».