Lecture publique et culture au Québec

XIXe et XXe siècles

par Bertrand Calenge

Marcel Lajeunesse

Sainte-Foy : Presses universitaires du Québec, 2004. – XIV-228 p. ; 23 cm. – (Collection Gestion de l’information).
ISBN 2-7605-1298-3 : 39 dollars canadiens

En rassemblant dans ce volume dix articles publiés dans différentes revues au long d’un quart de siècle, Marcel Lajeunesse (professeur à l’École des bibliothèques et des sciences de l’information de Montréal) retrace les péripéties de la création et du développement des bibliothèques publiques dans « la belle province ». Si la compilation entraîne un certain nombre de redites, la lecture est très enrichissante, et l’étude des situations qu’ont connues nos « cousins » offre une perspective d’histoire comparée des bibliothèques qui trouverait ici une piste intéressante.

Une lente émergence

Si une « bibliothèque publique de souscription » est créée dès 1779 à Québec, et en 1796 à Montréal, le XIXe siècle ne connaît pour l’essentiel que de multiples bibliothèques paroissiales, notamment à partir de 1840, fondations fragiles et brèves, sauf quand ces bibliothèques étaient gérées par des congrégations. La Compagnie de Saint-Sulpice, en particulier, a une forte influence et activité, ouvrant en 1915 à Montréal une très importante bibliothèque avec 100 000 volumes. Il faut attendre 1901 pour que la ville de Montréal prenne l’initiative d’engager le chantier d’une bibliothèque publique… qui n’ouvrira ses portes qu’en 1917 (inaugurée, en un quart d’heure, par le maréchal Joffre de passage au Québec !). En 1924, on ne compte au Québec que 15 bibliothèques publiques, pour 230 bibliothèques paroissiales. L’Université de Montréal ouvre son école de bibliothécaires en 1937, pendant que la grande bibliothèque sulpicienne est acquise par le gouvernement du Québec en 1941 (avant de devenir Bibliothèque nationale du Québec en 1967).

Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que la lecture publique connaît son véritable essor, initié par la loi du 18 décembre 1959 sur les bibliothèques publiques. Cet essor très vif dure un quart de siècle, avec notamment la mise en œuvre du plan du ministre Vaugeois (19801985) : le nombre des bibliothèques publiques passe de 121 en 1979 à 849 en 1985.

Un reflux relatif apparaît ensuite, provoquant en 1987 la publication d’un rapport approfondi, dit « rapport Sauvageau » (du nom du directeur de la bibliothèque de la ville de Québec) ; les années suivantes voient en particulier la transformation en 1992 des bibliothèques centrales de prêt (fondées dès 1962 sur le modèle des BCP françaises) en centres régionaux de services aux bibliothèques publiques.

La fin du XXe siècle connaît enfin une redistribution des cartes : la Direction du livre est supprimée en 1994, et en 1998 une loi est votée qui fonde la Grande Bibliothèque du Québec par la fusion de la Bibliothèque municipale de Montréal et de la Bibliothèque nationale du Québec.

Le poids de l’Église

L’émergence tardive des bibliothèques publiques au Québec est en dissonance avec l’image précocement dynamique que nous avons des bibliothèques d’Amérique du Nord, et évoque plutôt le rythme français…

Sans doute, le Québec représente un cas à part au Canada même : en 1937, l’Ontario comptait 460 bibliothèques publiques et leur consacrait 1,2 million de dollars ; le Québec n’en comptait que 26, avec un budget de 0,19 million de dollars. M. Lajeunesse ne le cache pas : « Le Québec a raté le Public Library Movement qui s’était développé aux États-Unis de 1850 à 1914 et qui s’était étendu au Canada de langue anglaise » (p. 217). C’est par exemple seulement soixante-dix-sept ans après l’Ontario que le Québec s’est doté d’une loi sur les bibliothèques publiques. Cela est dû, sans doute aucun selon M. Lajeunesse, à l’intervention active du clergé catholique, et à l’indécision des politiques. Les bibliothèques paroissiales, cette « aumône spirituelle faite aux pauvres », ont servi de substitut aux bibliothèques publiques, d’une part en se proposant pour offrir des bonnes lectures à la population, d’autre part en militant activement contre la fondation de bibliothèques publiques.

L’histoire de la bibliothèque publique de Montréal est édifiante à cet égard. Lorsque l’Institut canadien de Montréal ferma ses portes en 1880, il offrit les 10 000 volumes de ses collections à la ville de Montréal, qui les refusa en 1881. Vingt ans plus tard, en 1901, le conseil municipal demande une aide à la fondation Carnegie, qui doit imposer un budget de fonctionnement municipal pour accorder son appui à l’investissement. Le clergé provoque un vote municipal contre la bibliothèque dès 1903, puis en 1905 pèse pour que cette bibliothèque soit seulement une « bibliothèque industrielle » (technique). En fin de compte l’idée de la bibliothèque publique avance : les sulpiciens décident donc en 1910 la construction d’une autre bibliothèque ouverte à tous, qui ouvrira en 1915, en même temps que commencent les travaux effectifs de la bibliothèque municipale (qui sera achevée deux ans plus tard, avec d’ailleurs quatre fois moins de volumes que la bibliothèque sulpicienne). Cette pression durera au Québec jusqu’au début des années 1950 : l’archevêque de Québec proclamait encore en 1946 que les bibliothèques publiques ne pouvaient être « non neutres non plus que non confessionnelles ».

C’est bien avec la Révolution tranquille qui, au Québec, a détaché fermement les affaires publiques de l’emprise du clergé à partir de 1950, que les bibliothèques ont enfin pu bénéficier d’un net encouragement *.

Les bibliothèques à la recherche de leur modèle

Les décennies les plus récentes ont connu un très vif développement des bibliothèques publiques au Québec ; citons juste quelques chiffres tirés des statistiques pour l’année 1992 : 34 % de la population était inscrite, les bâtiments offraient 0,05 m2 par habitant, et les bibliothèques étaient ouvertes 38 heures par semaine. Des résultats que nous autres Français pouvons envier… plus de dix ans après !

Même si beaucoup d’incertitudes demeurent quant aux choix à opérer, les Québécois ont une infrastructure solide. Enfin ! dira-t-on, car cette infrastructure a été bien longue à construire. « Opposition entre une conception nord-américaine et européenne de la lecture publique, intérêts du clergé face à la culture, à l’éducation, à la lecture, à la circulation des idées, conception élitiste et restrictive du savoir. La bibliothèque publique se butait, chez les francophones, à des questions de concept, d’intérêt, de finalité et de moyens » (p.134). Bref, une histoire chaotique et bien difficile…