La lecture publique : un enjeu fondamental des politiques publiques ?

Caroline Rives

La Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC) tenait le 18 mars 2005 à la Bibliothèque nationale de France (BnF) un colloque intitulé « La lecture publique : un enjeu fondamental des politiques publiques ? ». La journée a été dense et variée, ce qui a permis de tenir en haleine un auditoire nombreux d’élus et de bibliothécaires.

Éric Gross, directeur du livre et de la lecture, a souligné la volonté du ministère de relancer une politique de développement de la lecture publique, dans un contexte de relative stagnation des inscrits en bibliothèque. L’action en faveur des publics « délaissés » (handicapés, détenus, comités d’entreprise) va être encouragée. Les moyens du concours particulier seront réorientés vers l’investissement.

Florian Salazar-Martin, président de la FNCC, a rappelé les actions récentes de l’association dans le domaine couvert par le colloque, et en particulier son engagement en faveur du prêt gratuit, et sa coopération avec l’interassociation archives-bibliothèques-documentation 1 sur le projet de loi sur le droit d’auteur.

L’élargissement des publics

Jean-Yves Mollier (Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines) a situé le débat dans un contexte d’actualité : difficultés rencontrées par la bibliothèque du comité d’entreprise de Renault-Le Mans, non-remplacement de l’imprimé par l’électronique, fracture numérique Nord-Sud, appel de Jean-Noël Jeanneney à constituer une bibliothèque européenne virtuelle en réponse aux annonces de Google… Il a dressé un portrait contrasté d’un environnement à la croisée des chemins.

Une première table ronde a traité de l’élargissement des publics. Christophe Evans (Bibliothèque publique d’information) a présenté une synthèse des travaux en sociologie, de François Dubet à Bernard Lahire en passant par François de Singly. Si les constats sont mitigés (écarts creusés dans les pratiques entre catégories sociales, déplacement des pratiques vers le pôle audiovisuel et la sphère domestique, disparition progressive des forts lecteurs), ils doivent encourager à l’action.

Jean-Luc Gautier-Gentès (Inspection générale des bibliothèques) a interrogé la notion de démocratisation culturelle : quelle culture pour quels publics ? Le public actuel est majoritairement issu des classes moyennes, et la culture ne se confond pas avec le divertissement. Le salut doit être trouvé dans le développement des équipements, l’offre de services à distance, la modération des tarifs, la professionnalisation des emplois.

Pierre Outteryck (Secours populaire français) a prononcé un plaidoyer convaincant en faveur d’une action volontariste en direction des publics défavorisés, et appelé à une coopération renforcée entre professionnels et associations. Pierre Rodeville, maire-adjoint à la culture d’Aubagne, a présenté des exemples d’actions menées dans sa ville en faveur de la diversification des publics.

Les enjeux technologiques et juridiques

La deuxième table ronde était consacrée aux défis lancés aux bibliothèques par les évolutions technologiques et juridiques. Jacques Massacré (Centre culturel de Mantes-la-Jolie) a fait état de la grande richesse artistique qu’on rencontre sur un terrain considéré comme difficile.

Jean-François Jacques (Conseil supérieur des bibliothèques) a rappelé les enjeux de la fracture numérique : fin 2004, 70 % des Français n’étaient pas connectés à Internet alors que 67 % des cadres l’étaient. Internet devient incontournable dans tous les domaines de la vie personnelle et professionnelle, d’où un creusement des inégalités. Les collectivités doivent intervenir en développant les bibliothèques, en multipliant les accès publics à Internet, en organisant l’assistance et la formation, en favorisant les partenariats entre bibliothèques, partenaires sociaux et milieu scolaire.

Yves Alix (Service scientifique des bibliothèques de la ville de Paris) a dressé un panorama de l’évolution de la législation en matière de droit d’auteur, brillant et impossible à résumer. On ne pourra ici qu’en donner quelques grandes lignes et souhaiter qu’il soit rapidement accessible sur papier ou sur la Toile : juridisation et judiciarisation de la société, dématérialisation des acquisitions (on n’achète plus un objet mais un droit d’accès), absence de reconnaissance du droit à l’information et du droit à la culture dans le droit français, explosion des coûts des abonnements numériques… Le contexte est plus que tendu, et l’action des acteurs concernés de plus en plus nécessaire. La transition avec l’intervention de Gilles Éboli, président de ABF, était donc évidente : l’interassociation a mis en ligne le texte d’une pétition demandant l’aménagement du projet de loi sur le droit d’auteur dans un sens plus favorable aux usagers 2.

La question des territoires

La troisième table ronde traitait de la place des bibliothèques dans la redéfinition des territoires. Éric Des Garets (conseil général de la Gironde) a insisté sur quelques grands axes : ouverture à tous les supports, facilitation de l’accès de tous, professionnalisation du réseau, dans une politique contractuelle département/intercommunalité/pays, en inscrivant la bibliothèque dans une logique de maillage du territoire.

Emmanuel Négrier (CNRS-CEPEL, Montpellier I) a fait état du rôle moteur de la lecture publique dans le processus de l’intercommunalité. Si les situations locales restent très hétérogènes, on assiste à un mouvement vers la prise en compte de la professionnalisation, vers la mutualisation des ressources et vers l’innovation en termes de services et de publics. L’action régionale, jusque-là en retrait, est amenée à se développer.

Didier Guilbaud (ADBDP) a évoqué l’évolution des structures départementales de lecture : de la décentralisation qui les a transférées de l’État aux départements au dépérissement annoncé du bibliobus et à la nécessaire professionnalisation.

Alain Rouxel (FNCC) a décrit la situation actuelle dans le contexte de Rennes-Métropole : si la lecture publique y est clairement mise au cœur des politiques culturelles, restent les difficultés du multipartenariat et les allers-retours complexes entre centre et périphéries, la question fondamentale étant : qui détient le pouvoir ?

Jean-Noël Jeanneney, président de la BnF, a clos la journée en retraçant les derniers développements géostratégiques des bibliothèques numériques : l’annonce faite par Google le 14 décembre de son projet de numérisation de quinze millions d’ouvrages, l’article qu’il a fait paraître en réponse dans Le Monde pour la constitution d’une bibliothèque numérique européenne, le projet de numérisation par la BnF de la presse d’information française, le soutien apporté par le président de la République à sa proposition. Ce travail destiné à promouvoir la diversité culturelle se fera avec l’appui de fonds publics, et en partenariat.

  1. (retour)↑  Regroupant l’Association des archivistes français (AAF), l’Association des bibliothécaires français (ABF), l’Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt (ADBDP), l’Association des directeurs des bibliothèques municipales et intercommunales des grandes villes de France (ADBGV), l’Association des professionnels de l’information et de la documentation (ADBS), l’Association des directeurs et des personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU), l’Association pour la diffusion des documents numériques en bibliothèques (ADDNB), l’Association internationale des bibliothèques, archives et centres de documentation musicaux (AIBM) et la Fédération française pour la coopération des bibliothèques, des métiers du livre et de la documentation (FFCB) (Ndlr).
  2. (retour)↑  http://droitauteur.levillage.org (Ndlr).