La lecture numérique
réalités, enjeux et perspectives
Le nombre de livres consacrés à l’édition numérique est, même en français, suffisamment important pour qu’on n’accueille pas avec circonspection la publication de La lecture numérique : réalités, enjeux et perspectives aux Presses de l’Enssib. En effet, trop souvent, ce type d’ouvrage est soit une compilation maladroite de textes enthousiastes, mais peu étayés, sur le radieux avenir numérique, soit un inventaire largement ésotérique de textes trop techniques pour le commun des mortels, et écrits par des spécialistes pour leurs pairs.
On sait cependant que la collection « Référence », forte de quatre titres, a déjà proposé aux professionnels des bibliothèques, mais aussi à un public plus large, des ouvrages solides, dont le remarquable Une dynamique de l’insignifiance 1. On était en droit d’attendre, donc, une série de contributions de haute tenue, et c’est bien de cela qu’il s’agit, même si cela ne va pas sans inconvénients.
L’originalité de l’approche
Saluons tout d’abord l’originalité de l’approche. Même si on attend encore le livre qui dissèque (si l’on peut écrire !) non pas « l’homme numérique » cher à Nicolas Negroponte, mais le « lecteur numérique », dans ses pratiques et ses préférences, l’ouvrage a le mérite de prendre le sujet par sa fin : non pas comment on conçoit le texte numérique, pas vraiment comment on l’exploite, mais avant tout comment on le lit. Bien entendu, cette approche, qui pourrait paraître réductrice, est au contraire des plus éclairantes, puisque c’est elle qui doit nourrir toutes les autres problématiques : comme l’on dit, la fin justifie les moyens, c’est-à-dire, en l’espèce, qu’elle doit les ordonner, que la conception et l’exploitation du texte doivent être pensées au service de sa lecture.
Le livre comportant sept chapitres, plus une copieuse introduction et un « état de l’art » en annexe, il n’est pas question d’en proposer une analyse exhaustive, à laquelle on préférera un parcours destiné à en présenter les points forts, mais aussi, à notre sens, les faiblesses. Car l’ouvrage hésite, sans jamais vraiment résoudre la question, entre deux axes finalement relativement différents : d’une part la lecture sur écran proprement dite, d’autre part, si l’on veut, l’écran de la lecture, c’est-à-dire le e-book, autrement appelé « livre numérique », dont plusieurs contributions rappellent que, après avoir été la star du Salon du livre de Paris 2000, il a connu nombre d’avatars économiques et techniques qui font que, c’est le moins que l’on puisse dire, sa diffusion est aujourd’hui plus que confidentielle.
Deux chapitres entiers, ainsi que la partie annexe, pour part redondants, sont consacrés à ce sujet. L’étude de l’historique des produits proposés par des prestataires comme Gemstar et Cytale est intéressante mais peu opérante pour l’avenir. On aimerait plutôt savoir, en particulier, pourquoi ces produits, pourtant lancés avec un battage médiatique sans précédent, n’ont pas rencontré le succès escompté. Dans la mesure où il s’agit de produits performants, c’est, sans doute, que les insatisfactions des usagers venaient justement des pratiques de lecture, du nombre de titres proposés, etc. Sur ces points, on obtient quelques éléments, notamment à la lecture du chapitre rédigé par Christian Ducharme, expert reconnu sur ces sujets, mais sans que le point de vue critique paraisse suffisamment décisif pour une bonne compréhension de ces échecs.
Du codex au volumen ?
Les chapitres consacrés à la lecture proprement dite viennent heureusement corriger cette première impression, plutôt mitigée. En effet, il est plutôt rare de voir envisagée la sociologie de la lecture à l’aune de la lecture numérique. Comme le soulignent les auteurs, et notamment Claire Bélisle, par ailleurs coordinatrice du volume, la lecture est le plus souvent implicitement associée à la lecture de livres, et tout le système de valeurs associé à la pratique de la lecture est construit autour du codex, alors même que la lecture numérique nous oblige plutôt à penser en termes de volumen.
Aux familiers de la sociologie de la lecture, les données et les commentaires ici présentés n’apprendront que peu de choses. Mais il est fondamental, et plus que pertinent, de les replacer dans le contexte de la lecture numérique, qu’on pourrait qualifier de « encore à légitimer ». « Lecture et pouvoir », comme l’indique avec acuité l’un des sous-titres. La lecture est le reflet d’une pensée dominante, il faut « en être » et, de ce point de vue, seule la lecture de livres semble avoir une vertu sociale, là où même celle des revues est sous-estimée, sans parler d’autres contextes de lecture, comme celle d’images. Significativement, Claire Bélisle et les autres auteurs qui traitent du sujet montrent que la lecture sur écran n’a pas acquis ce stade de reconnaissance sociale, et qu’il y a quelque contradiction, dans le volontarisme de l’État, entre le soutien à la lecture (sous-entendu : de livres) et celui aux nouvelles technologies, mais uniquement perçues en tant que médias techniques, et non comme moyens de lecture.
Encore plus original, et toujours rédigé par Claire Bélisle, le chapitre intitulé « Lire à l’écran » renvoie plus avant à la connaissance même de l’acte de lecture : qu’est-ce que lire ? Comment apprend-on à lire ? Sur quels supports apprend-on à lire, sur quels supports lit-on ? Là encore, si on apprend à lire avec des livres (souvent), le livre ne sera pas forcément le support le plus utilisé par la suite pour développer cette pratique. Les développements sur l’hypertexte, obligatoires dans ce type d’approche, ne sont pas forcément les plus novateurs. On en retiendra l’idée sans doute essentielle, et celle qui ordonne échecs comme réussites en matière de lecture numérique : la lecture numérique est fondamentalement non contextualisée. Le « support » (l’écran) est avant tout caractérisé par l’absence de « repères » qui le caractérise. À partir de là, l’alternative est simple : soit « singer », comme l’ont fait nombre de projets de livres électroniques, le livre sur support papier. Soit prendre le problème à l’envers, ou plutôt à son amont, et en quelque sorte éduquer le lecteur à de nouveaux rapports à la lecture, fondés bien sûr sur les contraintes numériques.
Quelle que soit l’alternative, la lecture numérique doit aussi réfléchir et améliorer la forme de l’écrit présenté. Jacques André, spécialiste reconnu des questions de typographie et de leur informatisation, et Alain Paccoud, compositeur typographe, soulignent combien la mise en page, au sens large du terme, est l’un des fondements du rapport facilité au texte, et que c’est bien là que se situait la géniale invention de Gutenberg. Qu’on opte pour la lecture numérique comme imitation de la lecture papier, ou pour une approche radicalement différente, on ne pourra pas faire l’économie de cette réflexion, et la lisibilité du texte est indissociable de la pratique typographique, art appliqué ou technique raffinée, c’est selon. Dommage que ce chapitre, l’un des plus éclairants et stimulants de l’ouvrage, ne soit pas plus abondamment illustré, ce qui, pourtant, sur un tel sujet, semblait s’imposer.
La dimension humaine
Si le chapitre consacré aux approches économiques de la lecture numérique paraît un peu hors sujet (là où il s’agit plus d’économie de la production que de la lecture), on retiendra par contre l’intéressante synthèse réalisée par Pascale Gossin sur le « manuel numérique ». Le manuel scolaire numérisé permet en effet d’examiner toutes les difficultés liées à la numérisation des pratiques de lecture : il s’agit d’un outil pédagogique, dont l’usage doit être partagé entre maîtres, élèves et même parents d’élèves, qui a partie liée avec l’apprentissage de la lecture et des connaissances, et dont les contraintes d’élaboration sont lourdes. En quelque sorte un « cas d’espèce », dont on suivra avec attention les évolutions, mais qui n’a, en tout cas, pas droit à l’erreur, après le lancement avorté des différentes formes de e-book.
À cette intéressante contribution, on fera cependant un reproche qui peut concerner pour part les autres chapitres, celui de négliger quelque peu la dimension humaine d’appréhension, d’appropriation ou de rejet de ces technologies. Pour en rester au « manuel numérique », les enseignants ont-ils été associés à sa conception ? Et les élèves ? Comment ont-ils réagi ? Parfois évoqués, ces sujets sont sacrifiés à la description des spécificités techniques et intellectuelles des projets. C’est là une approche qui peut largement expliquer l’image plutôt mitigée dont dispose aujourd’hui la lecture numérique, et qui se traduit par la relative stagnation des projets et des technologies, là où tout (prenons l’exemple du DVD) devrait participer au contraire à leur essor spectaculaire, porté par la vague du « tout-numérique ».
Au final, on ne saurait recommander la… lecture de cet ouvrage qu’à des professionnels aguerris et dont le pragmatisme n’est pas forcément l’élan premier. Il s’agit bien en effet d’un ouvrage de réflexion, où l’on ne trouvera pas d’applications pratiques, de conseils d’utilisation, de comptes rendus détaillés (sauf exceptions) d’expériences. On aurait souhaité que ces dimensions soient plus présentes, au besoin en allégeant des présentations parfois redondantes d’outils et de techniques dont le cynisme propre à l’évolution informatique oblige à dire qu’ils seront bientôt bons pour les musées.
De même, la notion de réticence à la lecture numérique aurait dû être mieux analysée. On a le sentiment que, d’emblée acquis à une cause qu’ils connaissent bien, les auteurs semblent anticiper la mort du livre imprimé, presque perplexes qu’elle ne se produise pas plus rapidement et que, même, peu d’indices en confirment la proximité. Ce constat est sans doute provocateur, voire loin des intentions des auteurs. Il traduit cependant le propre doute du rédacteur à la lecture d’un ouvrage à la présentation par ailleurs si soignée qu’elle semble comme un sourd démenti aux prédictions de ses concepteurs.