La sagesse du bibliothécaire
Michel Melot
Que Michel Melot, historien de l’image et romancier avisé, l’ait ou non voulu, son essai tient des anciens « divertissements optiques » : de même qu’en approchant son œil d’un cylindre ou d’une boîte, on peut y contempler des mondes, de même, c’est à une pluralité de vues que donne accès ce faux petit livre. Ce livre étroit et mince et pourtant prolifique. Comme s’il contenait plus que lui-même.
La Bibliothèque nationale de France, créée pour être une bibliothèque « d’un genre entièrement nouveau », « sera peut-être la dernière bibliothèque de l’ancien genre, celui d’une époque où l’on croyait qu’il suffisait d’une bibliothèque pour rassembler tout le savoir du monde à l’usage de quelques-uns » (p. 63).
Sur la surface du globe, la présence ou l’absence de bibliothèques, la façon dont elles sont conçues, en particulier le plus ou moins de distance placé entre les collections et le public – ce patchwork est passible d’une cartographie révélatrice de ce qui rapproche et distingue les civilisations (chap. 5).
Dans ces idées et quelques autres, les lecteurs habituels de Michel Melot identifieront les échos prolongés de propos antérieurs. S’y ajoutent toutefois des considérations inédites. Et ce qui l’est aussi, inédit, c’est l’ensemble.
Le métier de bibliothécaire expliqué
Aux bibliothécaires et aux autres, le métier de bibliothécaire est expliqué. De cette explication, qui forme la « sagesse » annoncée par le titre de l’ouvrage et de la collection, à la fois bilan et programme, voici l’essentiel, qui est topique : le bibliothécaire est un « passeur » ; pour remplir effectivement ce rôle, auquel sa profession adosse sa légitimité, il lui faut être accueillant à toutes les opinions et pour ainsi dire mettre entre parenthèses ses options propres et son « moi » ; dans cet effacement consenti est la gloire du bibliothécaire, dans cette chétivité, sa grandeur.
Il est permis à la fois d’adhérer à cette conception, et de ne pas s’en contenter.
D’y adhérer : du bibliothécaire au propagandiste, il y a, il devrait de fait y avoir le même éloignement que de Sirius à la Terre. Or, sous ce rapport, les pratiques ne sont pas toujours en accord avec la règle. Parfois, sciemment ou non, du fait des bibliothécaires. Mais sous certains climats et jusque sous le nôtre, il arrive que violence leur soit faite.
De ne pas s’en contenter : dans ce tableau d’un personnage qui semble n’être environné que de documents et d’usagers, organisant la rencontre entre les deux, les professionnels ne retrouveront pas un des protagonistes de leurs journées, objet de toutes les plaintes et de toutes les inquiétudes et sur le bon usage duquel ils ne sont pas las de conseils : l’autorité politique et administrative dont ils dépendent.
En outre, à la pensée dont il se fait le diffuseur, il n’est pas interdit au bibliothécaire d’apporter sa contribution – ce qui ne revient pas à déclarer que tous le doivent.
Enfin et surtout, il lui faut trouver le secret d’accéder à un statut « politique » sans faire ès qualités le jeu d’aucun parti, d’être un personnage public sans devenir l’otage d’aucune des forces – politiques, religieuses, économiques, etc. – qui se disputent l’espace public.
Dans la présence absente qui le caractérise, le bibliothécaire selon Melot puise la justification de son existence et sa fierté. C’est pousser la réserve jusqu’à l’humilité, l’humilité jusqu’au martyre. Au masochisme héroïque du bibliothécaire, assignons des bornes ; limitons le nombre de ses plaies.
Il surprend d’autant plus, ce bibliothécaire à la fois si actuel et un peu suranné, comme si un moine copiste avait troqué sa plume pour le clavier des ordinateurs sans quitter sa bure ni cesser de se réclamer de Ptolémée dans une société devenue copernicienne, il nous surprend d’autant plus, dis-je, que si un auteur ne méconnaît ordinairement pas la dimension politique et sociale des bibliothèques, c’est bien le principal rédacteur de la « charte des bibliothèques ».
Y compris du reste dans cette Sagesse : « La tarification des bibliothèques devrait se limiter à la vente de produits et le service devrait être accessible à tous […] car il s’agit bien d’un service que j’appellerai, dans notre démocratie, constitutionnel » (p. 103).
La bibliothèque et le monde
Mais la déontologie dont la teneur vient d’être esquissée n’occupe qu’une faible part du texte, principalement une méditation sur les relations qu’entretiennent la bibliothèque et le monde, ce « dedans », la bibliothèque, et le dehors qui l’entoure, le monde matériel et celui de l’esprit.
Plus et mieux qu’une « sagesse » pour le bibliothécaire, ce livre propose une intelligence des bibliothèques. Il est vrai que les morales ne sont pas obligées d’être sottes.
De l’univers, sous tous ses aspects, la bibliothèque entend constituer la représentation complète. De son côté, l’univers est volontiers figuré comme une bibliothèque – une « planétothèque », dit Melot, version bibliothéconomique et actualisée du « macrocosme ». En recourant à cette métaphore, en assimilant l’univers à un ensemble clos et fini de « documents », nous cherchons à nous persuader que nous le dominons.
Cette tentative est vouée à l’échec. Comme est vouée à l’échec l’ambition nourrie par la bibliothèque de rassembler l’univers entre ses murs, fût-ce en recourant désormais, pour l’y amener, à Internet. « Les bibliothèques existantes, écrit Melot, ne se soutiennent que de leurs manques » (p. 30).
La bibliothèque est et n’est pas le monde. Qui est et n’est pas une bibliothèque. Il s’agit là d’un thème classique. Et dont de nombreux auteurs, illustres ou moins illustres, se sont emparés. Mais Michel Melot ne fait pas que les répéter. Sa contribution lui assure une place parmi les plus honorables dans leur collège.
Parce que sa science des bibliothèques est étendue ? Assurément l’est-elle, embrassant tant le passé que le présent et l’étranger que la France. Mais elle n’est pas unique de ce point de vue. Ni même aussi à jour que d’autres.
La clef de la séduction qu’exerce ce livre est dans le livre.
« Toutes les bibliothèques de lecture publique distinguent les “documentaires” des “fictions” », peut-on lire à la page 23. « Je me souviens de cet enfant auquel la bibliothécaire avait appris à reclasser les livres de sa bibliothèque d’école et qui avait mis parmi les fictions une Histoire des religions. Elle eut beau lui expliquer qu’une Histoire des religions était un livre documentaire, l’enfant resta persuadé que ce livre ne contenait que des “histoires” ».
Laissons de côté la question, assez controversée, de savoir si la religion est un des sous-genres du conte.
Quoi qu’il en soit de cet exemple, l’enfant désigne une vérité – et avec lui Michel Melot, dont nous comprenons que l’obstination subversive du premier lui est sympathique : entre les « documentaires » et la « fiction », la frontière est souvent poreuse. Des romans, les meilleurs mais aussi les médiocres, il est possible de tirer plusieurs formes de connaissance. Et quant aux documentaires, l’érudition elle-même fait parfois la courte échelle au songe.
Ainsi fait-elle dans La sagesse du bibliothécaire, ce documentaire.
Une prose diligente n’y est pas pour peu, relevée de formules mémorables.