La nouvelle bibliothèque d'Alexandrie

par Florence Poncé
sous la dir. de Fabrice Pataut. Paris : Buchet-Chastel, 2003. – 239 p. – 32 p. de pl. ; 21 cm. ISBN 2-283-01901-X : 30 €

Hautement symbolique dès l’origine, à la fois par sa dimension répétitive et par les phantasmes d’exhaustivité associés à l’antique bibliothèque d’Alexandrie, la Bibliotheca Alexandrina est réellement sortie de terre et entrée en activité, mais dans un contexte national et international tendu. Quel sera son destin ?

Fabrice Pataut, spécialiste de philosophie du langage et romancier 1, s’est trouvé pris au charme de ce projet exceptionnel, « regardant les premières esquisses du bâtiment » à Los Angeles. Quinze ans après, l’édifice achevé, il livre cet ouvrage dense qui réunit des contributions remarquables par la diversité des points de vue et la qualité des textes.

L’aventure vécue de l’intérieur

Le lecteur y trouvera une mine d’informations et de références : sur la « première » bibliothèque d’Alexandrie et sa destruction, notamment dans les contributions de Luciano Canfora et de Jean-Yves Empereur ; sur la nouvelle bibliothèque depuis l’origine du projet présenté par Fabrice Pataut lui-même. Mais aussi des chiffres clés, une série de prises de vues, intérieures et extérieures, particulièrement parlantes, et des références bibliographiques rigoureuses.

Mais surtout, le lecteur est convié à partager les expériences, les sensations, les émotions de plusieurs des personnes qui œuvrent ou ont œuvré à la réalisation du projet, lui donnant le sentiment de participer à cette aventure de l’intérieur. C’est particulièrement le cas pour la « visite guidée » organisée par Gérald Grunberg, l’un des conseillers techniques français, mais aussi pour la présentation de Christoph Kapeller, l’un des architectes de la jeune équipe internationale qui avait relevé le défi du concours d’architecture, ou encore pour celle du directeur actuel, Ismail Serageldin.

Le lecteur visualise progressivement le cercle du toit incliné vers la mer, à la fois puce électronique et symbole solaire, le mur cylindrique couvert de lettres et de signes, le plan d’eau faisant miroir et lien, au-delà de la corniche, avec l’étendue de la mer, la sphère élégante du planétarium, les volumes intérieurs de la grande salle de lecture circulaire, organisée en sept niveaux de terrasses… Il s’amuse avec I. Serageldin de la modestie rusée du hall d’entrée, à l’image des « entrées relativement discrètes […] de nombreux lieux du Caire de l’époque mamelouke […] qui ne révèlent pas au premier abord les dimensions et la splendeur de l’espace intérieur, favorisant ainsi le choc de la découverte ».

Toutes ces présentations imposent l’évidence d’une réussite hors du commun, résumée par Fabrice Pataut en quelques mots : « une unité remarquable du perceptuel, du symbolique et du fonctionnel ». « Les critiques de ce bel ouvrage sont rares », peut affirmer fièrement son directeur.

Un symbole d’ouverture et de dialogue

Mais là où la lecture devient passionnante, c’est sur les enjeux de la mise en œuvre de cette construction remarquable car « au début, il n’existait ni collection, ni bâtiment, ni administration », comme le rappelle crûment Christoph Kapeller, ce qui représente une configuration relativement rare dans l’histoire des bibliothèques, où le plus souvent, l’accumulation des publications est le moteur d’agrandissements et de nouvelles constructions.

Le magnifique écrin ne peut rester vide, mais c’est dans un contexte sans doute plus troublé qu’on n’aurait pu l’envisager en 1988 que la bibliothèque entre sur la scène égyptienne et internationale.

Ghamal Guitany rappelle quelques épisodes amèrement croustillants de la vie intellectuelle récente : le procès d’obscénité intenté aux Mille et une nuits en 1987 ; le divorce imposé pour apostasie au Dr Nasr, contraint de quitter le pays, en 1996 ; la même procédure intentée, sans succès, contre l’écrivain Nawal Saadawi en 2001 ; ou enfin la campagne contre la réédition d’un roman du Syrien Haydar Haydar en 2002. Et d’ajouter : « Il est une menace bien plus insidieuse que celle qui ressort des positions déclarées, c’est l’influence souterraine de la pensée conservatrice sur le climat général, qui a engendré ce qu’on pourrait appeler une censure de climat » qui conduit à l’appauvrissement de la diversité des opinions et des cultures.

S’il faut sans doute faire son deuil d’un accès libre à tous les livres pour tous les usagers, Gamal Guitany dit quand même « faire partie de ceux que l’irruption de la bibliothèque d’Alexandrie dans notre quotidien moderne rend optimistes ». C’est pour cela qu’il appelle à une sorte d’alliance défensive des intellectuels et de la bibliothèque contre les « forces du fanatisme et de l’obscurantisme », tout en puisant des forces dans le rêve qu’un jour « pourraient disparaître et s’évanouir toutes les formes de censure ».

Ismail Serageldin, après avoir rappelé l’« esprit œcuménique, avec sa vocation de tolérance, de diversité et d’ouverture » de l’antique bibliothèque d’Alexandrie, insiste sur la réussite architecturale du nouveau bâtiment et le caractère polyvalent du « vaste complexe culturel » : centre de conférences, musée des sciences, planétarium, galeries d’art, bibliothèque. Il définit clairement des objectifs et une stratégie, y compris une sorte de charte documentaire en quatre axes thématiques, avec lucidité et courage, employant comme G. Guitany le terme de rêve : « On peut qualifier de rêve cette tentative de […] faire de la nouvelle Bibliothèque un symbole d’ouverture et de dialogue et créer un espace de liberté où les individus pourront se rencontrer et faire progresser la cause de la connaissance et de la paix. C’est néanmoins ce rêve-là que nous devons nous efforcer de réaliser. »

On saisit bien l’ampleur du défi et l’importance du soutien direct de la présidence égyptienne, exprimé par la loi et les décrets présidentiels de 2001, plaçant la bibliothèque « au-dessus des (autres) lois » selon l’expression de Fabrice Pataut, « mesures qui n’ont aujourd’hui d’équivalent dans aucun autre pays » écrit plus diplomatiquement I. Serageldin, mais cela suffira-t-il ?

Ce dernier article laissant le lecteur bien rêveur à son tour sur le futur de la bibliothèque, on ne peut que regretter que la part n’ait pas été faite plus belle à des auteurs issus de cette région du monde, dont André Aciman, qui avait été contacté et dont l’absence désole encore Fabrice Pataut. Sans doute aurait-il été inspiré par cette renaissance de la bibliothèque antique, lui qui reprend 2 la formule de Marx (au sujet de Napoléon III) sur la répétition de l’histoire « la première fois comme tragédie, la deuxième fois comme farce » 3. Peut-être en va-t-il de même pour de grandes institutions comme la bibliothèque d’Alexandrie, et nous savons tous que les farces peuvent être cruelles…

  1. (retour)↑  Aloysius en 2001, Tennis, socquettes et abandon en 2003, publiés chez Buchet-Chastel.
  2. (retour)↑  Faux papiers, Éditions Autrement, 2002, p. 117.
  3. (retour)↑  Le 18-brumaire de Louis Bonaparte, Éditions sociales, 1945, p. 7.