Parler comme un livre

l’oralité et le savoir, XVIe-XXe siècle

par Martine Poulain

Françoise Waquet

Paris : Albin Michel, 2003. – 427 p. ; 23 cm. – (L’Évolution de l’humanité). ISBN 2-226-13761-0 : 25 €

C’est à une réhabilitation de l’oral comme instrument majeur de la constitution de la pensée que se livre ici, dans un livre fortement documenté, Françoise Waquet. L’auteur de l’excellent Le latin ou l’empire d’un signe, XVIe-XXe siècle *, avait déjà, dans ce précédent livre, montré sa capacité à brasser les siècles pour nourrir ses démonstrations. Elle récidive ici, autour de cette nouvelle problématique, qui vient à son heure.

Un oral qui accompagne et nourrit la pensée

Après une quinzaine d’années qui ont vu se multiplier les études brillantes concernant les usages de l’écrit dans nos sociétés occidentales, il était temps de réinterroger celui qui en était devenu le grand absent, alors qu’il l’accompagne et le nourrit : l’oral. Les études sur la culture de l’écrit ont en effet, volontairement ou non, conduit à penser que l’imprimé avait mis à mal définitivement le recours à l’oral dans la pensée savante et que l’usage de l’oral avait été, de ce fait, relégué aux usages ordinaires, voire était devenu synonyme de « populaire, illettré, inculte ». De ce fait, on a oublié « ce par quoi le savoir a aussi circulé et circule encore à son plus haut niveau : la parole ». L’objet de Françoise Waquet est donc de « restituer à l’oralité sa place dans l’histoire intellectuelle ». Pour ce faire, elle en cherche les traces, les modes, les valeurs et les sens entre XVIe et XXe siècles.

Les formes et les règles de l’oralité savante

Les traces qui témoignent des formes de cette oralité et de son rôle sont à chercher dans des sources du même type que celles qui restituent la vie de l’écrit : manuscrits, correspondances, imprimés. Il suffit d’interroger ces documents différemment pour y voir ses multiples usages et modes. L’oralité peut être formelle : elle prend alors la forme de la leçon magistrale, de la conférence, dans lesquelles c’est essentiellement l’oralité du maître qui est exposée et qui, on le verra, s’expose. Mais l’oralité pédagogique, c’est aussi le séminaire, la causerie qui feront place plus grande à l’échange. La dispute médiévale, critiquée à la Renaissance, laissera la place, du côté des élèves et étudiants, à l’examen, à la soutenance de thèse, toutes formes dans lesquelles l’oral constitue une étape majeure dans l’adoubement des impétrants. Dans le cercle des chercheurs, les académies faisaient, et font toujours, une place majeure à l’oral (il s’agit, dans les séances, de « converser ensemble » pour produire du savoir) ; le congrès, la small conference, la session poster, constituent certaines des formes modernes de l’échange oral savant.

Françoise Waquet s’arrête notamment sur l’émergence des congrès dans la deuxième moitié du XIXe siècle, et ce dans tous les domaines, qu’il s’agisse de disciplines constituées (mathématiques, histoire, philosophie par exemple) ou en constitution (anthropologie, physiologie, psychologie). Le nombre de congrès scientifiques internationaux croît fortement avant 1914 : 120 entre 1890 et 1899, 261 entre 1900 et 1909, et plus encore au XXe siècle : entre 1951 et 1966, le nombre de congrès double tous les sept ans… L’affluence elle aussi croît et le nombre de communications annuelles que présente un chercheur est estimée en 1984 à 7,5… D’où le surnom d’inveterate conference goers…

L’oral informel

En réaction contre l’aspect formel du congrès, qui, selon beaucoup, perd de son caractère de réflexion pour devenir plus un lieu de sociabilité et de représentation, est inventée à la fin des années 1930 la small conference. Comme son nom l’indique, celle-ci se veut conviviale, informelle, faite d’échanges rapprochés, de dialogues, de discussions. Margaret Mead, qui écrivit un livre sur le sujet et en fut une abondante participante, en fait une ethnographie qui souligne toutes les formes et procédures visant à instaurer une oralité créatrice, parce que permettant aussi les échanges informels, rassemblant et « égalisant » les participants.

Mais l’oralité savante s’exerce aussi dans l’avant et l’après de ses formes instituées, par le dialogue dans les couloirs, les rencontres fortuites, souvent, on le sait, aujourd’hui plus fécondes que les séances elles-mêmes.

Enfin, pour convaincre encore de l’importance de l’oralité dans la réflexion et la création savantes, Françoise Waquet évoque à plusieurs reprises des cas singuliers : par exemple celui de Paul Ricœur estimant, avec d’autres grands penseurs (que l’on songe à Lacan, Bourdieu, Foucault, Braudel et tant d’autres), que la constitution de sa pensée ne saurait se passer de l’oral qui, tout à la fois, la précise, la remet en cause, la réoriente, quand bien même l’échange avec un auditoire est quasi symbolique, celui-ci pouvant être muet… mais efficace malgré tout. « La parole est mon royaume », dit magnifiquement Paul Ricœur, et Françoise Waquet de rappeler d’autre part le cas de certains grands chercheurs, hommes influents, ayant marqué leur discipline, et n’ayant en fait que peu écrit.

L’écrit et l’oral

Après avoir décrit les occurrences et les formes de l’oralité savante, qui ne se résume pas à la seule activité pédagogique, Françoise Waquet cherche à en mesurer l’efficience. Pour ce, elle doit revenir aux relations entre l’écrit et l’oral et aux nombreux débats que les mérites respectifs de l’un et de l’autre ont suscités : « Dans les universités d’Ancien Régime, lors de la cérémonie du doctorat, le candidat prêtait serment sur un livre qui était d’abord ouvert puis fermé. Avec ce rituel, un double avertissement était adressé au futur docteur : le livre ouvert lui rappelait de ne pas négliger l’étude à l’avenir ; le livre fermé lui signifiait que tout le savoir n’est pas contenu dans les livres. »

Socrate, l’exemple connu est narré par Platon dans son Phèdre, condamne l’écriture au profit de l’oral. Les Académies savantes donnaient elles aussi l’avantage à la parole, au détriment des livres considérés comme « des moyens inférieurs, voire pauvres ». Le congrès, évoqué plus haut, a été inventé pour viser à une efficacité plus grande que le livre ou même la revue. Si l’écrit est inférieur à l’oral, c’est aussi parce qu’il isole là où l’oral partage et précise la compréhension. Entre l’oral et l’écrit, il y a une perte, d’abondance mais aussi de substance, que souligne par exemple Claude Lefort préfaçant une édition des notes de cours de Merleau-Ponty, « paroles devenues muettes ».

Plus radicaux encore sont les propos d’un Stefano Guazzo à la Renaissance : « Le savoir commence dans la conversation et finit dans la conversation », et pour lequel « il est plus utile de parler avec les vivants qu’avec les morts », ou d’un Montaigne : « L’estude des livres, c’est un mouvement languissant et foible qui n’eschauffe point ; là où la conférence apprend et exerce en un coup. » Mais parmi les « deux oralités », l’oralité formelle de l’enseignement, des conférences, des rencontres institutionnelles, et l’oralité informelle, directe, prenant la forme de la conversation hier et de l’échange singulier entre personnes aujourd’hui, par la messagerie par exemple, c’est la seconde qui est par tous considérée comme la plus productrice, la plus efficace sur le plan de la création scientifique.

La fécondité de la raison orale

Françoise Waquet, dans son parcours des siècles, s’appuie beaucoup, pour l’époque contemporaine, sur les travaux de Bruno Latour et Steve Woolgar, étudiant la vie de laboratoire pour comprendre la production des faits scientifiques ; elle fait une place importante aussi à l’enquête de Josette F. de La Vega, publiée par l’Enssib en 2000, qui constitue l’une des (trop rares) études sur La communication scientifique à l’heure d’Internet : la messagerie entre scientifiques, c’est la conversation savante d’aujourd’hui, estime-t-elle. Et pourtant, quel retour spectaculaire à l’écrit ! Il serait utile d’analyser plus finement cette correspondance d’un genre nouveau, qui conserve certaines des propriétés de l’écrit, tout en y injectant de nombreux codes de l’oralité.

Ponctuant sa démonstration par un hommage à « la raison orale », terme qui se veut le pendant de « la raison graphique » chère à Jack Goody, Françoise Waquet indique par exemple qu’au moins deux disciplines ont une dette particulière envers l’oralité et n’auraient pu se constituer sans elle : la cybernétique et la psychanalyse.

Et c’est sur une citation de Michelet, figure de référence de l’ensemble de son livre, lui qui a si souvent et si clairement exprimé l’apport essentiel de l’oral à sa pensée, que Françoise Waquet ferme ce grand voyage au pays de l’oralité.

On nous permettra, pour conclure, de reprendre une citation de Michelet, placée, elle, au début du livre : « Si la parole et l’impression se valent l’une l’autre, pourquoi parlons-nous encore ? Pourquoi ne pas descendre de cette chaire, écrire, imprimer ? Car enfin, l’impression est bien autrement durable, bien plus répandue. Mais il n’en est pas ainsi. La parole c’est la personne ; ma personne surtout. Qu’on la fixe, qu’on lui coupe les ailes à cette parole ailée, qu’y trouvera-t-on ? Des faits ? Peu. Des formules, des théories stéréotypées ? Moins encore. Ce qui y est, c’est justement ce qu’il y a de plus fluide, de moins saisissable, un esprit. Donc, il faut laisser voler ces paroles ailées. »

Les bibliothécaires, dont la médiation passe par la parole, ne peuvent qu’être attentifs à cette tentative de rééquilibrer les apports respectifs de l’oral et de l’écrit dans la création des connaissances.