Les tarifs de la culture
Au pays de « l’exception culturelle » (où la culture n’a pas de prix…), et alors que la vente des collections d’André Breton vient de s’achever dans une ambiance de sacrilège (on ne disperse pas et on ne marchande pas le patrimoine national, fût-il hétéroclite, iconoclaste et consentant…), bref, dans un environnement propice au « vieux réflexe de dénégation de l’économique » (p. 12), voici une exploration pour le moins roborative 1 et bienvenue de la question des tarifs des activités culturelles non marchandes.
Les nombreux secteurs couverts par le recueil placé sous la direction de François Rouet portent principalement sur les musées (France et étranger), les théâtres, les concerts (notamment les spectacles de variétés), ainsi que sur les bibliothèques publiques. L’approche est tantôt économique, tantôt sociologique, tantôt historique : outre le maître d’ouvrage qui signe et cosigne deux articles, figurent en effet au générique Xavier Dupuis, Anne Gombault, Anne-Marie Bertrand, Olivier Chaudenson, Charles Robillard, Delphine Samoen, Sylvie Octobre et Sabine Lacerenza. Il faut ajouter toutefois – et c’est à mon sens l’un des intérêts de ce livre – que la politique culturelle, voire la morale républicaine, pointent également le bout de leur nez à plusieurs reprises dans les articles. La différence ici, avec les déclarations de principe habituelles ou les jugements de valeur a priori, c’est que constats et réflexions reposent sur un travail honnête et minutieux d’analyse d’informations objectives (de nombreuses données proviennent d’un programme de recherche du Département des études et de la prospective du ministère de la Culture sur la tarification).
La gratuité, un mirage ?
Pour ceux qui ne sont pas familiers de notions telles que « consentement à payer », « élasticité de la demande », « coût complet/coût associé », « facteur déclencheur », « subvention à la demande »… l’ouvrage apporte de précieux éclaircissements ; ceci, sans ignorer la spécificité des secteurs non marchands et des services publics et sans non plus l’ériger en dogme indiscutable. L’examen des différentes politiques tarifaires (véritables « maquis » parfois : jusqu’à deux cents propositions tarifaires différentes recensées pour un même lieu de spectacle vivant !) fait évidemment la part belle aux questions – beaucoup plus complexes qu’on ne le pense – touchant aux exonérations de tarif ou à la gratuité (gratuité partielle, gratuité-outil, gratuité totale). Selon Sylvie Octobre et François Rouet, il y aurait notamment un « double mirage » autour de cette question : « un mirage quantitativiste » (l’absence de tarif deviendrait le sésame des foules avides de culture), et un « mirage qualitativiste » (la gratuité serait de l’ordre du signe, du symbole). On verra ainsi que la gratuité ou les subventions à la demande (chèques culture et autres dispositifs) ne sont pas tout à fait exemptes d’effets pervers. La première mesure favorise, par exemple, dans certains cas ceux qui sont astreints aux tarifs les plus élevés ; la seconde, quant à elle, fait courir le risque d’amputer les subventions à l’offre et par conséquent d’appauvrir la création.
Les implications des mesures tarifaires sont innombrables en fait et doivent être envisagées avec le plus grand sérieux puisqu’elles prétendent s’adresser à des publics aux profils très différents (qu’il s’agisse de leurs milieux sociaux d’appartenance, de leurs niveaux de formation, de leurs goûts, attentes, revenus, emplois du temps, lieux de résidence…).
Pour schématiser, on retiendra deux choses. D’une part, qu’il ne faut pas se bercer d’illusions : en matière de produits ou services culturels, l’hypothèse d’une faible réaction de la demande tend globalement à se vérifier un peu partout. La structure des goûts et des attentes des publics constitue en effet l’élément sans doute le plus déterminant et la plupart des actions qui sont réalisées dans le cadre des tentatives d’élargissement et de démocratisation des publics de la culture ne permettent souvent de gagner des adeptes qu’à la marge (publics pour une part déjà sensibilisés et ressemblant étonnamment aux publics existants). D’autre part, on pourra tout de même conclure avec une partie des auteurs que, bien que les incidences des tarifications soient limitées, les conséquences d’une politique partielle de gratuité de l’accès (dans les musées par exemple) ou de l’abonnement (dans les bibliothèques) sont tout de même suivies en général d’effets visibles en ce qui concerne le volume de la fréquentation et la structure des publics. On est loin bien sûr des bouleversements parfois décrits de manière un peu hâtive ici ou là, mais il faut reconnaître tout de même l’intérêt de ce type de levier pour ceux qui en bénéficient (pour mémoire, Anne-Marie Bertrand rappelle que, selon une enquête réalisée en 1999 pour l’Association des bibliothécaires français, le taux d’inscrits en bibliothèque municipale (BM) était de 21,5 % dans les établissements entièrement gratuits et 19,2 % dans les établissements faisant payer tout ou partie de leurs services ; à Nîmes, l’instauration de la gratuité pour la BM en 1996 aurait entraîné une hausse de 24 % des inscrits).
Une évaluation difficile de l’incidence des tarifs
Il reste que d’un point de vue méthodologique l’évaluation objective de l’incidence directe des « tarifs de la culture » demeure très difficile ; comme le rappelle Xavier Dupuis : « Affirmer qu’une variation de la fréquentation est imputable à une modification tarifaire signifierait que l’on puisse, toutes choses égales par ailleurs, isoler l’effet d’une variation des tarifs à offre constante en qualité et en quantité. Pour une médiathèque, un monument historique ou un musée qui ne connaîtraient pas de modifications sensibles (travaux par exemple ou enrichissement des collections, modifications des conditions de l’accueil du public, campagne de promotion ou de sensibilisation spécifique), il est possible d’admettre que l’offre de services proposés au public est constante. Si, de surcroît, aucun facteur exogène n’interfère (une manifestation d’envergure nationale, voire internationale, drainant des flux touristiques, des conditions météorologiques exceptionnelles ou une conjoncture socio-économique ou politique défavorable pouvant influencer les comportements de consommation…), on peut supposer raisonnablement que les variations de fréquentation sont effectivement explicables par les évolutions tarifaires. Mais de telles conditions sont rarement réunies » (p. 54). Ajoutons que, même quand rien ne bouge (taux d’inscrits constant dans une BM), il se passe pourtant des choses (il y a des entrants et des sortants dans un fichier d’inscrits et parfois l’équilibre parfait entre les deux masque un phénomène d’abandon important d’une partie du public…).
Les réactions des usagers, citoyens, consommateurs… sont également partagées sur la question des coûts des biens et services culturels. Il existe évidemment une « demande de gratuité » – de même qu’une reconnaissance de ses bienfaits en matière d’offre publique –, mais cette attente est tout de même tempérée par ce que l’on pourrait appeler une forme de tolérance à l’acquittement d’un prix (voir à ce sujet les données produites par Anne-Marie Bertrand à propos des BM). Certes, il y a des seuils au-delà desquels le consommateur refuse d’aller, mais la marge est parfois grande : jusqu’à 800 F pour un concert de Johnny Hallyday au Stade de France, soit le montant de dix abonnements annuels tous supports confondus à la BM de Chambéry !
N’y aurait-il pas cependant un peu de résignation sur ces questions de la part des contribuables-usagers ? Baignant dans une économie mondialisée de marché et ayant été transformés à leur corps défendant en « clients » des services publics, ils anticipent peut-être à travers le mécanisme de la violence symbolique un mouvement qu’ils pensent inéluctable (en tout cas pour un secteur tel que la culture institutionnelle, je ne prendrai pas position sur l’éducation, la rue s’en charge en ce moment).
Les entretiens que nous avons réalisés à la Bibliothèque publique d’information avant sa fermeture partielle et provisoire en 1997 laissaient entendre pour leur part que « la mariée était trop belle » pour certains assidus et que le doute était grand quant à une réouverture dans des conditions identiques (libre accès aux collections à tous et gratuité totale), comme si, en ces temps d’incertitude ou de crise, il était déjà devenu impensable de réclamer l’impossible ou l’utopie culturelle 2.
Une politique de la culture
Espérons en tout cas, pour conclure, que l’ouvrage Les tarifs de la culture et les enquêtes qu’il présente ne demeurent pas isolés (la Bibliothèque nationale de France expérimente actuellement une mesure attractive de gratuité temporaire le dimanche). Et si l’évaluation est parfois difficile, voire débouche sur des réponses contradictoires dans certains cas, il ne faut pas oublier que les principes de tarification des biens et services culturels ne relèvent pas que d’initiatives gestionnaires ou mercantiles : ils relèvent de plein droit d’une « politique de la culture », selon l’expression utilisée par Anne-Marie Bertrand. Ce que Neil Mac Gregor, le directeur de l’emblématique National Gallery, évoque pour sa part de la manière suivante : « Un musée est comme une bibliothèque. C’est en la fréquentant régulièrement qu’on en tire les bénéfices, en cherchant et en feuilletant, en explorant un territoire inconnu. C’est ainsi que la curiosité peut être enflammée. Et si la curiosité n’est pas nourrie, elle s’atrophie. Ce qui arrive quand vous faites payer des droits d’entrée est que vous transformez une collection publique en une attraction touristique. Vous expropriez en effet la population locale de la collection au profit des touristes. En poussant le raisonnement à l’extrême, cela veut dire que les gens ont plus de chance de voir leur propre héritage culturel en vacances qu’à la maison, mais le rôle éducatif de la galerie s’en trouve transformé et diminué. » Un mirage qualitativiste pragmatique en somme.