En d'étranges pays
Des cultures et des langues
Anne-Marie Bertrand
À l’occasion du dernier Salon du livre de Paris, le Centre national du livre avait eu l’excellente idée de donner la parole à des écrivains qui n’écrivent pas (plus) dans leur langue maternelle. Alors qu’on aurait pu imaginer entendre des Semprun ou des Kundera, invité d’honneur oblige, trois des quatre écrivains conviés vivaient aux Pays-Bas. La question de départ, posée par Gérard Meudal qui animait cette table ronde, était à la fois simple et compliquée : « Est-on originaire d’un paysage ou d’une langue ? »
Une autre langue
Écrire dans une langue qui n’est pas la sienne n’est pas une question technique, mais culturelle. La terre, dit Kader Abdolah (écrivain d’origine iranienne qui écrit en néerlandais), « vous donne la culture et le paysage ». Votre terre natale vous donne, enfant, les paysages et les mots. Vassilis Alexakis (écrivain d’origine grecque qui écrit en français) dit : « Le paysage grec, la langue grecque : j’ai l’impression que mes livres sont sortis de ma collection de timbres. »
Découvrir cette nouvelle langue, ce pays, cette culture apporte-t-il force ou fragilité 1 ? Kader Abdolah a une réponse très forte : « C’est la première fois de ma vie que j’ai quitté ma langue, ça fait mal, je souffre, mais je suis content de l’avoir fait. Je me suis rencontré grâce à ça : dans mon pays, j’étais le fils de mon père. En un an, je me suis auto-fabriqué, fabriqué moi-même, je suis vraiment devenu moi-même, et ça, c’est fantastique. » Oui, renchérit Moses Ishagawa (écrivain d’origine ougandaise qui écrit en anglais et vit à Amsterdam), « un écrivain doit se façonner, il doit naître de lui-même » et évoluer, parler de l’Ouganda, de l’Afrique, puis « devenir adulte » et parler de la dictature et des combats.
Plusieurs langues
Que signifie le maniement de plusieurs langues ? Fouad Laroui (écrivain d’origine marocaine qui écrit en français et en néerlandais) explique qu’il continue d’écrire en français (« c’est la langue où je me sens le plus à l’aise ») mais qu’il vient de publier un recueil de poèmes en néerlandais – dans son contrat d’édition, une clause en interdit la traduction. Il écrit encore en arabe : « Ce que j’écris en arabe est différent de ce que j’écris en français. Dans le français, il y a une certaine clarté, une certaine rationalité dont on peut se passer dans une langue un peu plus allusive. »
Pour Vassilis Alexakis, le choix est aisé car la langue est liée à un territoire : « Il est naturel d’écrire en grec sur des personnages grecs qui vivent en Grèce. » Kader Abdolah dit qu’il a été puni : « Je n’arrive plus à écrire, à produire, à créer dans ma langue maternelle. » Comme les autres, il file la métaphore de la filiation et de la maison natale : « On perd de sa force, il y a beaucoup de son savoir qu’on n’utilise plus […]. Quand vous quittez votre maison, il faut beaucoup apprendre. Quand vous écrivez dans une autre langue, vous écrivez de l’extérieur ; quand vous écrivez dans votre langue, vous écrivez de l’intérieur. »
Se sentent-ils des écrivains néerlandais ? Cette question provoque un nouvel agacement. Non, dit Moses Isegawa, « je me sens proche de tous les écrivains, pourvu que je retrouve un peu de moi-même dans les livres qu’ils écrivent, ou alors des livres où il y a quelque chose de nouveau ». Fouad Laroui explique qu’il avait passé la trentaine quand il est arrivé aux Pays-Bas et qu’il se sent plutôt proche des « écrivains transnationaux, qui vont d’une culture à l’autre et y voient des merveilles – pas du tout comme Houellebecq qui, sur la cathédrale d’Amiens, écrase son mégot ».
La langue maternelle, la langue du pays natal reste toujours la langue de chez soi, d’un certain chez soi, de sa maison, de l’intérieur. Une autre langue, une nouvelle langue, est à la fois richesse et effort, souffrance et ouverture. Grâce à elle, dit Kader Abdolah, « je suis vraiment devenu moi-même » et, à cause des contraintes, des limites, des difficultés de l’usage de cette langue, « je fais mieux ».