L'irrésistible ascension d'Harry Potter

par Bertrand Ferrier
traduit de l’anglais par Michèle Hechter. Paris : Le Félin/Kiron, 2003. – 136 p. ; 21 cm. – (Questions d’époque). ISBN : 2-86645-491-X : 16,50 €

Succès aidant, les aventures d’Harry Potter comptent de multiples produits dérivés, qu’ils reprennent le logo, la marque et la bible déposés, qu’ils tentent de se faufiler en librairie dans le sillage du sorcier (Peggy Sue, Lion Boy, Whispering Witches…), qu’ils analysent le « phénomène » (approche psychologisante avec B. Virole 1, dissection psychanalytique avec I. Smadja 2 ). Inabouti mais original, L’irrésistible ascension… propose le point de vue socioculturel d’un universitaire anglais, A. Blake. De quoi attendre la prochaine explication de texte de Denis Labbé et Gilbert Millet (Ellipses, « Résonances »)… et le cinquième tome !

Harry Potter, une « rétrolution »

Blake suggère que le succès des Harry Potter tient dans un mot-valise inventé pour caractériser certaines Jaguar : la rétrolution, une révolution rétro. Les Anglais adorent ça. Effrayés par la nouveauté (d’où leur déclin supposé), ils l’acceptent à condition qu’elle ait un côté vieillot. Ainsi, la publication du premier roman de J. Rowling s’accompagna de la réédition d’une douzaine de livres d’Enid Blyton. Un pas en avant, douze pas en arrière…

Harry Potter est rétrolutionnaire car il reprend des genres littéraires qui existent (notamment le conte, les aventures d’écolier, le récit de rédemption du héros grâce à ses prouesses) et les actualise – affirme l’auteur par trois fois (p. 56, 84 et 131), sans jamais étayer son affirmation. Plus sociologue que critique littéraire, il préfère souligner une coïncidence : l’arrivée de Buffy à la télévision et de Harry Potter dans les librairies coïncide avec l’arrivée au pouvoir du « New Labour » qui n’a rien de « new ». Rétrolution, quand tu nous tiens…

Selon Blake, Harry Potter arrive au bon moment. Rétrolutionnaire lui-même, il devient le « personnage iconique » chargé d’incarner la nouvelle campagne d’encouragement à la lecture. Pas étonnant : les romans de Rowling « montrent des personnages qui lisent pour agir ». Les lecteurs aiment ; les lectrices aussi, puisque les textes de Rowling seraient « pleins de thèmes leur étant destinés » .

Le travail, c’est le succès

Voilà donc Harry Potter en phase avec les publics des deux sexes… et des deux âges. En effet, le sorcier à lunettes ferait écho à notre quête de surnaturel athée (déclenchant la colère de certains « fondamentalistes »), ce qui touche parents et enfants à un moment « où la frontière entre l’enfance et l’âge adulte s’estompe en Occident » (d’où les foudres d’intellectuels « élitistes »). Dans l’air du temps, Harry Potter l’est d’autant plus qu’il rejoint le discours des travaillistes en montrant la magie comme un travail « au service du profit ». Or, « ce n’est qu’en pensant l’avenir avec créativité et imagination que nous consoliderons l’économie et préserverons l’emploi », affirmaient les blairistes, selon Blake. En cela, Harry serait le parangon de l’Anglais rétrolutionnaire idéal. D’où son succès en Angleterre.

Mais le succès est mondial, et le titre du livre de Blake n’est pas L’irrésistible ascension d’Harry Potter en Angleterre ! Si l’auteur évoque le réalisme magique pour expliquer le succès du sorcier en Amérique latine, il déçoit en ignorant et les autres régions du monde et des questions essentielles sur ce sujet, comme l’effet de mode et l’uniformisation de la culture.

Le syndrome du smorgasbord

L’analyse économique déçoit elle aussi. Certes, Blake aborde l’aspect commercial en montrant les conséquences que ce best-seller a eu sur Scholastic et Bloomsbury (transformation en groupes multimédia et confirmation de l’idée qu’un « bon » livre est d’abord un livre qui satisfait son public) ; mais il n’évoque que très vaguement les retombées pécuniaires des romans de Rowling et ses conséquences éditoriales.

De même, l’aspect marketing de L’irrésistible ascension n’est évoqué qu’à travers deux anecdotes, concernant d’une part le nom de l’auteur (« L’éditeur lui fit admettre que les garçons n’aimeraient pas être surpris en train de lire l’œuvre d’une femme. Elle se fit donc appeler J. K. Rowling »), d’autre part le titre du premier tome ( « Le titre original anglais, Harry Potter and the Philosopher’s Stone, fut changé [dans l’édition américaine] parce que l’éditeur craignait qu’aucun enfant américain n’achèterait [sic] un livre avec l’adjectif “philosophale” dans son titre »). Un peu court…

Le livre ressemble à un grand smorgasbord (p. 119), où se côtoient, entre autres, bribes d’histoire politique et éléments de critique pop. Ce côté « bric et broc », qui rend justice à l’esprit transdisciplinaire des universitaires anglo-saxons, devient gênant lorsqu’on repère des signes qui montrent que l’auteur n’a pas réellement écrit son livre, se contenant de copier-coller des bouts de séminaire : analyses incomplètes, passages trop elliptiques (psychanalyse sommaire p. 53), délayages périphériques (« Les lourdes chaînes de l’endettement remplacent celles qui liaient l’individu à l’état paternaliste », p. 95), chapitrage artificiel… La traduction de Michèle Hechter aurait mérité une relecture pour gommer les anglicismes (« awards » de la p. 60, par exemple) et le mélange passé simple/passé composé. Elle offre néanmoins aux lecteurs francophones l’occasion de lire un éclairage résolument british sur un énorme succès mondial.