Une stagnation conjoncturelle ?

Christophe Pavlidès

Faut-il s’inquiéter de la stagnation de la fréquentation des bibliothèques municipales ? Après avoir consacré un dossier à la question (no 1 de 2003) rassemblant un certain nombre d’analyses, le BBF a souhaité revenir sur ce sujet important lors de la journée professionnelle du Salon du livre, le 24 mars dernier. Animant la table ronde, Anne-Marie Bertrand a lancé la « phase orale » du débat par quelques questions : s’agit-il d’une stagnation conjoncturelle, due par exemple aux budgets insuffisants ou au manque de diversité des supports offerts ? Ou plus gravement d’un palier structurel, ce qui reviendrait à se demander si le modèle, lancé dans les années 1960 (libre accès, supports multiples, projet culturel, etc.), est encore adapté à une « société individualiste de masse », selon l’expression de Dominique Wolton ? En même temps, l’attente de médiation existe et, comme l’a dit Jean Hébrard, la responsabilité du bibliothécaire n’est-elle pas de « nous aider à sortir du silence des bibliothèques » ? D’autres questions méritent également discussion : le retour constaté à la monumentalité fait-il vraiment l’affaire des usagers ? Et comment interpréter la perte, chaque année, du quart ou du tiers des inscrits qui ne se réinscrivent pas ?

Mieux connaître les publics

Le premier orateur, Alain Duperrier, directeur de la bibliothèque multimédia francophone de Limoges, rappelle cependant la prudence avec laquelle il faut manier les fameuses statistiques « stagnantes » de 2000 (et plus généralement des années 1990). On a au fond très peu de recul sur les facteurs qualitatifs et on manque d’une véritable connaissance sociologique des publics (et non publics), pourtant indispensable à une politique volontariste de développement. Il faut donc rester modeste et risquer quelques hypothèses : les problèmes budgétaires (et tarifaires) ne doivent pas masquer le poids négatif de l’étroitesse des horaires d’ouverture, d’une communication souvent peu pertinente, d’un relatif isolement vis-à-vis de l’école, des associations ou d’autres lieux culturels. L’écart d’offre entre ces structures publiques et le monde du privé s’accroît, le déficit de service et d’image des bibliothèques également. Sur les services multimédias, les bibliothèques n’apparaissent plus en pointe : qu’on pense à la gestion des cédéroms (qui vont disparaître) ou à la qualité des sites web des BM. Alain Duperrier n’hésite pas, dans ces conditions, à réclamer de nouvelles recommandations techniques nationales, dans le but avoué de reproduire l’électrochoc que furent les Maisons de la culture de Malraux face à la « fatalité gestionnaire » : ce seraient des lignes directrices, des chemins possibles, des points de mire.

Jean-Luc Gautier-Gentès, doyen de l’Inspection générale des bibliothèques, souligne d’emblée qu’aux 18 % d’usagers inscrits s’ajoutent en moyenne 7 %, voire plus, d’usagers non inscrits : toucher un quart de la population à desservir, ce n’est pas si mal face aux « divertissements de toute nature ». En outre, le chiffre de fréquentation n’est pas une fin en soi : ne vaudrait-il pas mieux ressusciter la question de la démocratisation, étendre le public au-delà des classes moyennes et supérieures, et partager qualité, culture et exigence ? Ceci étant, une stagnation ou une baisse sur deux ans posent question : on peut insister d’une part sur la baisse d’intérêt du livre au profit du son et de l’image animée, d’autre part sur l’importance de la tarification. Sans doute faudrait-il interroger le rapport à la citoyenneté, à la vie pratique et professionnelle (comparons avec nos voisins nordiques), aux collections et aux contenus. On peut également se demander si les espaces, la classification, l’accueil, le libre accès lui-même ne créent pas une distance culturelle vis-à-vis des classes populaires. Le développement des services à distance et des services personnalisés ne va pas suffisamment de soi, alors qu’ils répondent à la demande sociale. La politique de lecture publique ignore trop tout ce qui sort des bibliothèques territoriales (telles les bibliothèques de comités d’entreprise).

S’interroger sur les représentations de la profession

C’est un peu ès qualités, en tant que chef du Département des bibliothèques publiques et du développement de la lecture (DLL), que Thierry Grognet analyse les fameux chiffres. N’oublions pas qu’en valeur absolue le chiffre des usagers continue à progresser, même si on constate un effritement des moins de quatorze ans. On peut aussi se demander si on les compte bien : le formulaire mériterait certainement d’être révisé, en liaison avec les associations professionnelles. Dès 1998, les chiffres ont suscité des interrogations auxquelles répondent peut-être en partie certaines enquêtes auprès des non-usagers : ils veulent une belle bibliothèque, la plus ouverte possible, bien desservie, offrant le livre et tous les supports (et bien sûr Internet), avec un personnel compétent « pour desservir les clients » : surprise, le non-usager se voit en client potentiel. Par ailleurs il ne faut pas minimiser les lacunes de desserte, et c’est le sens de l’orientation nouvelle affichée par le ministre de la Culture en faveur des médiathèques de proximité.

Les questions de Dominique Tabah, s’interrogeant sur le devenir de la génération qui a tant fréquenté les bibliothèques (les fréquente-t-elle encore ?), comme celles de Claudine Belayche, marquée par « les 30 % d’infidèles systématiques », renvoient au basculement du lecteur au non-lecteur. La question de la nature et de la qualité de l’accueil est posée (notamment par Thierry Giappiconi), et plus encore la question de la concurrence : la problématique usager/client est manifestement centrale, voire taboue dans l’identité des bibliothécaires. Une des révélations de ce débat aura, en effet, été de montrer à quel point la profession reste réticente à sortir du diptyque service public/usager, tellement commode tant qu’on évite de les définir. Mais cet usager idéal n’a pas de corps (donc pas besoin d’une machine à café)… Alors que pourtant 46 % des personnes interrogées viennent pour autre chose que pour les collections : la « consommation » d’un lieu de sociabilité, accueillant, prend à rebrousse-poil la vision d’un lieu maîtrisé où l’on prescrit. Pourtant, il n’y a pas de contradiction entre le service à rendre, au plus près des besoins, et la conviction que le marché ne peut pas rendre ce service : ce constat de Thierry Giappiconi confirme que décidément, l’analyse des chiffres de fréquentation suppose l’étude des publics, mais aussi celle des représentations que la profession a d’elle-même.