Quels enjeux psychiques pour la lecture à l'adolescence ?

Jean-Marc Talpin

À partir d’entretiens avec des adolescents lecteurs et grâce à l’exemple d’un grand lecteur emprunté à la littérature, différentes facettes de la lecture à l’adolescence sont ici explorées. Dans un premier temps, le concept même d’adolescence est précisé. Ensuite sont envisagées les articulations entre vie psychique inconsciente et lecture, du point de vue de la vie fantasmatique mais aussi de celui de la construction de l’identité. Si la lecture peut offrir à l’adolescent un espace transitionnel entre l’enfant et l’adulte, entre le monde interne et le monde externe, elle peut aussi être utilisée à des fins défensives, la lecture permettant alors au sujet de se couper du monde externe comme interne.

On the basis of discussions with adolescent readers and following the example of a great reader reported in literature, different facets of reading in adolescence are here explored. First of all, the concept of adolescence is specified. Then connections between unconscious psychic life and reading are considered, from the viewpoint of the fantasy life, but also from the viewpoint of the construction of identity. If reading can offer to the adolescent a transitional space between infancy and adulthood and between the internal and the external world, it can also be utilised for defensive ends, so that reading then allows the person to cut himself off from the world, both external and internal.

Verschiedene Facetten des Lesens im Jugendalter, die sich auf die Befragung von jugendlicher Leser und auf die Analyse eines großen Lesers der Literaturgeschichte stützt, werden hier untersucht. Zunächst werden »Jugendliche«  definiert. Danach wird auf die Beziehung zwischen den unbewussten Seelenvorgängen und dem Lesen eingegangen, sowohl vom Standpunkt der Phantasie, als auch von dem der Identitätsbildung. Wenn das Lesen dem Jugendlichen einen Raum des Übergangs von der Kindheit zum Erwachsenalter bieten kann, einen Raum zwischen innerer und äußerer Welt, kann es aber ebenso gut defensiv verwendet werden, indem es Jugendlichen ermöglicht, sich sowohl von der Umwelt als auch von dem Innenleben abzuschotten.

Apoyándose en entrevistas con adolescentes lectores y en un gran lector tomado en prestamo a la literatura, se exploran aquí diferentes facetas de la lectura en la adolescencia. En un primer momento, se precisa el concepto mismo de adolescencia. Inmediatamente después se contemplan las articulaciones entre vida psíquica inconsciente y lectura, desde el punto de vista de la vida fantasmática pero también desde el punto de vista de la construcción de la identidad. Si la lectura puede ofrecer en la adolescencia un espacio transicional entre el niño y el adulto, entre el mundo interno y el mundo externo, ésta también puede ser utilizada con fines defensivos, la lectura permitiendo de esta forma al sujeto cortarse tanto del mundo externo como del interno.

« Étienne Vollard arrive dans un nouveau lycée à l’âge de quatorze ans, pour des raisons que seule la rumeur informera. Ce jeune homme grand, lourd, fort, a toujours dans les poches des livres qu’il ouvre dès que l’occasion s’en présente. Étienne Vollard passe ses récréations à lire. Il retient par cœur tout ce qu’il lit, ce qui alimente le sadisme de ses camarades à son égard. Ils le forcent à réciter des pages de livres et le frappent à la moindre erreur. Lisant sans cesse, sautant les repas de midi pour rester dans la classe, Étienne Vollard se tient en dehors de la réalité de son environnement, ignorant, sans les mépriser, ses camarades-bourreaux. Mais, ce faisant, il excite leur violence et probablement leur envie tant le livre semble être pour lui un objet précieux de l’univers duquel les autres se sentent exclus. »

Ses camarades supportent mal son attitude et le silence qui entoure le nouveau. Le narrateur de La petite chartreuse de Pierre Péju participe comme ses camarades au « jeu » qui consiste à lui arracher son livre et à se le faire passer alors qu’Étienne court après. Une fois, il en vole des pages, pensant enfin accéder au secret de ce lecteur qu’il admire, sans oser se l’avouer au début. Il attend d’être chez lui pour les lire, craignant de passer pour un traître aux yeux de ses camarades. Les pages volées n’ont rien d’exceptionnel, le mystère de la lecture demeure. Il s’agit de pages de mythologie grecque sur Dédale et Icare. Lorsque le narrateur y repense, il voit dans ce mythe une clé pour comprendre Vollard. N’est-ce pas aussi une clé pour comprendre le double enjeu de cette lecture forcenée ? Lisant, Vollard construit-il le labyrinthe dont il deviendra prisonnier ? Ou les ailes intellectuelles que lui donne la lecture lui permettront-elles de l’élever, de s’envoler ?

Un jour, Étienne Vollard répond par la violence à celle de ses camarades, puis il disparaît de la vie de ces jeunes adolescents. Sept ans plus tard le narrateur le croise en Sorbonne durant le mois de mai 1968 ; Étienne Vollard a toujours un livre à la main. Il devient libraire de neuf et d’occasion.

Pourquoi introduire mon propos par un lecteur de papier, un personnage fictif ? D’abord à titre d’exercice d’admiration, ensuite parce que ces scènes révèlent, de manière plus explicite que la réalité observable par les adultes, quelques-uns des enjeux et des usages du lire à l’adolescence.

Après un temps consacré à tenter de ressaisir l’adolescence de nos jours, deux des principaux aspects présents dans cette scène seront déployés en répondant aux questions suivantes : pourquoi lire à l’adolescence ? Pour se construire, pour se protéger ? Le destin d’Étienne Vollard ne nous permettra pas de trancher définitivement, ce qui est bien dans l’esprit de l’adolescence, période de l’entre-deux, de l’indéterminé, du non-fixé. Pourquoi aussi ne pas lire à l’adolescence ? À cause de quelles craintes ? Pour quels autres investissements ?

Adolescence introuvable, adolescence éternelle

L’adolescence est pour partie insaisissable, dans la mesure où elle est crise identitaire et refus d’assignation face à l’assignation sexuelle, qui se précise du fait de la puberté, et de l’assignation sociale, même si celle-ci se fait de plus en plus tardive, en particulier en ce qui concerne l’horizon professionnel.

Le facteur central de l’adolescence est le passage à la puberté (P. Gutton), un passage qui peut schématiquement se faire de deux manières. Soit la société est fortement ritualisée, ce qui n’est pas le cas de la nôtre, et le passage du statut d’enfant au statut d’adulte se fait lors de la réussite d’épreuves rituelles ; il n’y a alors pas de crise ou une crise contenue dans le rituel. Aux nostalgiques d’une telle société, rappelons que ces sociétés laissent peu de place aux désirs singuliers, qu’elles assignent largement chacun à une place prédéterminée. Soit la société est tournée vers l’individu, peu ritualisée. Alors le passage d’un état, d’un statut à un autre se fait dans la crise singulière et/ou familiale, une crise plus ou moins contenue, plus ou moins bruyante ; le sujet y gagne en liberté ce qu’il perd en sécurité, en étayage.

Actuellement, dans notre société, la crise d’adolescence s’étale dans le temps, d’une pré-adolescence qui commence souvent dès la classe de cinquième à une post-adolescence qui repousse l’entrée dans l’âge adulte jusque vers les vingt-trois, vingt-cinq ans. Certains évoquent même une société qui « s’adolescentise », qui cherche, dans la logique même de l’adolescence, à fuir cet âge adulte réduit à la caricature de lui-même. Sans doute l’évolution économique est-elle en cause, qui repousse l’entrée dans la vie active ; cependant il ne faut pas ignorer les bénéfices que peuvent en tirer les jeunes adultes qui conservent ainsi la protection des parents, voire les parents que la séparation d’avec les enfants ne tente pas toujours.

L’adolescence est multiple, polymorphe. Il est donc bien difficile d’en parler de manière générale tant le spectre est large, qui va du bon élève qui s’inscrit dans le modèle familial au jeune en rupture scolaire et familiale, passant à l’acte ou cherchant des sensations fortes dans les addictions ou la prise de risque. Et pourtant, chacun a affaire à la construction de son identité, à l’intégration de cette nouvelle poussée pulsionnelle qui met à l’épreuve toutes ses constructions psychiques antérieures, des plus élaborées (l’œdipe) aux plus archaïques (positions schizo-paranoïdes et dépressives décrites par M. Klein). L’œdipe prépare l’entrée dans une organisation névrotique de la personnalité, organisation qui place le sujet dans la différence des sexes et des générations. La position schizo-paranoïde renvoie aux temps archaïques où le moi n’était pas encore unifié, ce que l’on retrouve dans la schizophrénie qui apparaît principalement lors de l’adolescence ou de la post-adolescence. La position dépressive apparaît chez l’enfant au moment où il prend conscience de sa séparation d’avec la mère, ce qui l’oblige à intégrer ses mouvements d’amour et de haine vis-à-vis d’elle ; cette position renvoie donc à la manière dont le sujet a pu accepter de perdre cet objet, à la manière aussi dont il a pu donner-trouver un sens à la vie, acquérir, ou non, la pensée qu’elle vaut la peine d’être vécue. Le fait que l’adolescence remette en jeu, sinon toujours en cause, les différentes strates du psychisme explique la polymorphie de celle-ci.

Cependant l’adolescent ne vit pas son adolescence seul. Un des enjeux de la crise est de solliciter son environnement, familial au premier titre, mais aussi social, scolaire. Lorsque l’adolescent est suffisamment soutenu, contenu par son environnement, il pourra dépasser la crise, créer de nouvelles positions psychiques qui modifieront et intégreront les anciennes. Ceci suppose que l’environnement soit capable de supporter (dans tous les sens du terme) l’adolescent, de ne pas se sentir détruit (psychiquement) par lui. Lorsque l’environnement ne parvient pas à soutenir l’adolescent, celui-ci est livré, finalement avec angoisse, voire avec rage, à sa toute-puissance.

La question de savoir qui il est, qui il veut être (et ne pas être), l’adolescent l’adresse bien sûr en premier lieu à ses parents, mais aussi aux adultes qu’il rencontre, et ce avec d’autant plus d’acuité que ses parents n’auront pu le soutenir.

À l’adolescence, l’histoire du sujet avec le livre, avec la lecture, est déjà ancienne et chargée d’enjeux multiples, individuels, familiaux et sociaux. Entrent dans cette histoire la relation de la famille au livre, celle de l’adolescent à sa famille, l’apprentissage scolaire de la lecture puis de la littérature, le rapport à l’institution scolaire, aux institutions culturelles, la construction des systèmes internes de représentations, la capacité à sublimer, c’est-à-dire à investir des représentations et des objets socialement valorisés…

L’adolescent lecteur

Avant d’aller plus loin dans ce propos en retrouvant Étienne Vollard, soulignons la difficulté de savoir ce qu’il en est des pratiques lectorales des adolescents, tant le rapport à la lecture, au livre en particulier, relève de ce que E. Goffman nomme « la mise en scène de soi », tant les discours sur la lecture sont tressés d’enjeux inconscients, de conflits psychiques, tant ces discours sont motivés par les représentations sociales de celle-ci, par les supposées attentes (qu’il s’agit de conforter ou au contraire de décevoir) de celui avec lequel l’adolescent (mais pas seulement lui) parle.

En appui sur le personnage d’Étienne Vollard, nous verrons que la lecture peut revêtir pour un même sujet des aspects opposés, et parfois osciller entre ces dimensions contradictoires. En effet, la lecture peut aussi bien participer à la construction psychique du sujet qu’être un refuge défensif vis-à-vis du monde externe mais aussi interne.

La lecture peut participer à la croissance psychique du sujet sur plusieurs plans qui vont maintenant être détaillés.

Un mode de symbolisation

La lecture de textes littéraires, au sens large du mot, de textes fictionnels mais aussi biographiques ou autobiographiques, fournit au sujet en crise de repères, en difficulté pour savoir qui il est, où il en est de sa jeune existence et vers quoi il désire aller, un mode de représentation, de symbolisation. En effet, ce que chacun recherche dans la lecture, c’est un discours qui lui parle de lui-même. L’avantage du livre est d’une part que l’énonciateur est absent, ce qui évite d’avoir à se confronter à son regard, d’autre part que l’on peut s’y lire, ou lire quelque chose qui ressemble à ses propres expériences psychiques, sans avoir à se le dire explicitement. Le travail psychique s’effectue alors principalement sur le plan inconscient et préconscient. Tout lecteur le sait bien, qui a été confronté à la difficulté d’expliquer pourquoi tel ouvrage l’a tant touché, alors même qu’il peut consciemment avoir des critiques à son égard.

Le livre propose donc à son lecteur des représentations de ce qu’il ne parvient pas à se représenter de sa vie psychique. En même temps, et de ce fait, il remplit aussi une fonction de légitimation (R. Kaës), c’est-à-dire qu’il rend légitime au conscient du sujet certains fantasmes qui jusqu’alors étaient frappés d’interdit et ceci parce que le lecteur découvre qu’il n’est pas seul à penser ainsi. La lecture correspond donc bien à une sociabilité, non seulement à une sociabilité effective (échanges de livres, cadeaux, discussions autour des livres), mais aussi à une sociabilité virtuelle, en puissance, avec des figures absentes, voire imaginaires. Le niveau de la mise en représentation, de l’appui pour l’activité de symbolisation, est sans doute le plus fondamental. C’est lui qui permet de comprendre qu’à l’adolescence certains livres aient pu être particulièrement marquants dans la mesure où ils ont rendu possible la découverte de quelque chose de soi, et la mise en représentation. Ces deux aspects concourent à l’intégration psychique qui est un facteur important de la croissance psychique.

La lecture permet aussi de répondre à certaines questions et à la curiosité, bien sûr quant au sexuel et aux sentiments, mais aussi quant aux rapports au monde, quant aux valeurs. Ainsi une bibliothécaire de section jeunesse nous rapportait-elle qu’une adolescente ayant découvert dans un ouvrage une scène d’amour sexuelle entre une jeune fille et son petit ami, le livre passa de mains en mains au sein d’un large groupe, ce qui rendit l’ouvrage indisponible pendant quelques mois.

Des figures de référence

En lien avec ce qui précède, la lecture propose aussi des figures auxquelles s’identifier. L’adolescence est une période fort complexe du point de vue des enjeux identificatoires, justement parce que l’adolescent est en quête de sa propre identité : il est tout à la fois en quête de modèles et dans le refus de l’identification, car il ne veut ressembler qu’à lui-même. Cette quête qui passe par le besoin de se différencier, en particulier des parents, s’appuie sur la ressemblance au sein de groupes, repérable par exemple à un style vestimentaire, à des activités, des musiques de référence. Vis-à-vis des parents, s’observent souvent des mouvements de contre-identification qui disent le besoin de ne pas ressembler, ce qui affirme en même temps que les parents demeurent des figures de référence ; c’est pour cela que l’adolescent leur en veut alors qu’il voudrait être totalement différent, totalement unique.

Le cinéma, les jeux vidéos proposent aussi des figures identificatoires, mais ces figures sont souvent des types, voire des stéréotypes. De plus, l’image facilite un effet de captation imaginaire plus que d’identification. Les livres proposent des figures moins immédiatement aliénantes, car ils sollicitent plus le travail psychique du lecteur qui se voit proposer non des représentations de choses, des images, mais des représentations de mots qu’il lui faut mettre en lien avec des images qu’il crée, avec les affects qui émergent en lui.

De plus, par rapport aux figures identificatoires de la réalité, les figures proposées par les livres permettent beaucoup plus de jeu, au sens mécanique comme au sens proposé par D.W. Winnicott et repris par M. Picard. Pour ces auteurs, le jeu est l’espace de l’entre-deux (terme aussi utilisé plus haut pour définir l’adolescence), du transitionnel. D. W. Winnicott a insisté sur le fait que ce qui caractérise l’espace transitionnel, qu’il nomme aussi espace potentiel, est que le sujet n’a pas à le définir, n’a pas à trancher pour savoir s’il lui appartient ou s’il relève du dehors. De même, l’adolescent qui s’identifie à des personnages au cours de sa lecture est dans ce suspens du jugement d’attribution entre moi et non-moi : c’est lui et ce n’est pas lui, de même que c’est vrai et que ce n’est pas vrai. En outre, dès que le texte lu est suffisamment complexe, l’identification ne porte pas seulement sur le personnage principal mais aussi sur d’autres, ce qui permet au psychisme de retrouver sa complexité, et ce alors que l’adolescent peut avoir tendance à se réfugier dans le manichéisme, dans une vision simpliste et clivée du monde et de lui-même. Certains ouvrages fonctionnement bien dans ce registre qui opposent les bons et les mauvais, tandis que d’autres montrent que cette ligne passe à l’intérieur de chacun.

L’identification au narrateur ou à l’auteur

Mais la lecture peut aussi servir de support à une autre identification, celle au narrateur ou à l’auteur (qui ne sont pas toujours bien différenciés par l’adolescent, pas plus au demeurant que par bien des lecteurs adultes pris dans le feu de leur lecture). Ainsi, au cours d’entretiens avec des adolescents lecteurs, plusieurs ont évoqué un livre, souvent un journal intime ou une autobiographie, comme déclencheur de leur propre écriture. Le livre lu était vécu comme proposant une forme de symbolisation que l’adolescent pouvait s’approprier et ouvrait aussi à des identifications héroïques du type « quand je serai grand, je serai écrivain ».

Nous retrouvons là, mais poussé un cran au-dessus, véritablement intériorisé, ce que nous évoquions plus haut à propos du travail de symbolisation et de mise en représentation proposés par le livre. L’écriture adolescente est un bon moyen, de même que les conversations avec les copains et les copines, de découvrir, de former et de mettre en forme son monde interne.

Il va cependant de soi que la lecture seule ne suffit pas à la construction psychique de l’adolescent. Elle est en revanche utile en tant qu’elle constitue un espace hors de celui des adultes, mais aussi un espace qui peut servir de tiers pour discuter avec des adultes : parler d’un personnage littéraire peut être une bonne manière de parler projectivement de soi sans en avoir l’air… à condition que l’adulte joue lui aussi le jeu.

Il est plus que probable qu’Étienne Vollard, qui voua sa vie aux livres, du moins jusqu’à l’accident qui modifia profondément le cours de sa vie, chercha dans ceux-ci matière à soutenir son propre travail psychique, en particulier dans l’élaboration du traumatisme de la mort violente de ses parents, du moins si l’on en croit la rumeur rapportée par le narrateur.

En ce sens, la lecture de la mythologie est un bon choix puisqu’elle est une mise en récit de tous les grands enjeux de la vie psychique, en particulier archaïque. De plus, lorsque Vollard se retrouve au chevet d’une enfant dans le coma (la petite chartreuse) et qu’une soignante lui signifie l’importance de lui parler, il lui dit les contes, les récits qu’il a lus et qu’il a retenus presque malgré lui. Sa prodigieuse mémoire est le trésor dans lequel il puise pour pouvoir parler dans cette situation d’autant plus traumatique que c’est lui qui a renversé l’enfant. Quand bien même il reste de grandes zones d’ombre, voire de grandes zones sombres, dans le psychisme d’Étienne Vollard, celui-ci semble ne pas avoir, jusqu’à l’accident, désespéré des livres et de ce qu’ils pouvaient lui apporter, de ce qu’il pouvait y trouver aussi, lui qui ne cessait guère de lire et peuplait de livres ses insomnies.

Dans ce cas, comme dans celui de beaucoup d’adolescents, la lecture est bien du côté de la pulsion de vie : le sujet y cherche quelque chose qu’il ne trouve jamais tout à fait, ce qui fait qu’il poursuit sa quête de livre en livre, parfois toute une vie durant. Quelques autres croient trouver leur livre, y fondent leur vie, le relisent, en deviennent les exégètes ou les gardiens du temple, c’est selon. D’autres encore disent que c’est leur déception de ne jamais trouver tout à fait ce qu’ils cherchaient qui les a fait écrire.

Ainsi la lecture peut être un intermédiaire entre le sujet et le monde, défléchir pour partie ce que cette rencontre peut avoir de traumatique, d’autant qu’il s’agit non seulement de la réalité externe (du monde du dehors), mais aussi, surtout, de la réalité interne, tout aussi traumatique, en particulier à l’adolescence. En effet, l’adolescent ne se reconnaît plus (tout à fait) lui-même, il se demande ce qui lui arrive, ce qu’il va pouvoir faire de ce qui lui arrive. Il doit trouver comment lier en lui ses mouvements pulsionnels sexuels ou agressifs. Rencontrer ces mouvements dans un livre montre qu’il n’est pas dangereux de les approcher, d’en parler et que ces mouvements peuvent être liés par des mots, par des histoires ou des récits, qu’ils peuvent ne pas détruire l’autre, mais au contraire l’émouvoir.

Une dimension défensive

Cependant, la lecture peut aussi être utilisée à d’autres fins qu’à ces fins de sublimation (dans la mesure où lire nécessite une mise en suspens de la pulsionnalité agie), de symbolisation, de mise en représentation, de transitionnalité, de jeu et d’identification. Elle peut être utilisée à des fins essentiellement défensives. Avant de développer plus avant ce propos, rappelons que, pour une même personne, les dimensions symbolisantes et défensives de la lecture peuvent être présentes soit dans une alternance temporelle, soit dans une forte intrication.

La logique défensive est, elle aussi, multiple. En premier lieu, l’adolescent peut opposer le monde du livre au monde réel et préférer le premier au second. Ainsi de ces adolescents qui passent leur temps « le nez dans un livre », ce qui leur permet de ne pas voir le monde et de ne pas croiser le regard d’autrui. Il n’est alors pas question de faire du livre un objet de relation, ni en famille ni avec des amis. La lecture est refuge vis-à-vis d’un monde vécu comme dangereux. Ainsi que nous l’avons déjà évoqué plus haut, ceci ne concerne pas seulement le monde extérieur mais aussi le monde intérieur. Le texte, les récits font alors obstacle à l’émergence de la vie fantasmatique (soutenue par la vie pulsionnelle réactivée par la puberté) qui peut être très menaçante pour l’appareil psychique fragilisé de l’adolescent.

Dans cette logique, la lecture peut fonctionner dans le registre de ce que D. W. Winnicott a décrit comme le « faux self ». Le faux self est une barrière protectrice que le sujet met en place pour protéger le vrai self, la part authentique de lui-même construite à partir des sensations primitives, contre les empiètements de l’environnement, ainsi que contre le risque de perte d’amour de la part des objets parentaux. À l’adolescence, ou avant dans le cas de certains bons élèves par trop « scolaires », le faux self complaisant peut prendre la forme d’une adhésion sans recul aux lectures prescrites par l’enseignant ou encore par la famille. En pareil cas, l’adolescent ne vit pas véritablement ses lectures, il ne peut en faire de lecture personnelle car il cherche à s’attirer l’amour des adultes au détriment de lui-même.

La perte de contact avec le monde

Dans tous ces cas de figure, la lecture n’est plus une activité transitionnelle, elle bascule du côté du monde externe, des supposées attentes des adultes, et coupe de la relation au monde intérieur. Dans d’autres cas de figure, certes rares, la perte de la transitionnalité va se traduire par la perte du contact avec la réalité externe. Dans une logique délirante, le lecteur confond le monde du livre avec la réalité. Or, dans une lecture transitionnelle, le lecteur tout à la fois croit et ne croit pas à ce qu’il lit, ce que les adolescents disent très bien : lorsqu’ils sont pris par une histoire, ils y croient au point parfois de peiner à s’arrêter de lire, mais lorsqu’ils arrêtent de lire, ils savent bien que ce n’était qu’une histoire… ce qui ne les empêche pas de recommencer, tout au contraire.

Il nous semble qu’Étienne Vollard a utilisé les livres en partie pour trouver des réponses à ses questions, en partie pour tenir les mondes à distance : le monde externe qui lui avait ravi ses parents et son monde interne entamé par cette perte, par la cruauté de ses camarades de classe. Les livres formaient pour lui un véritable rempart qui le mettait finalement hors d’atteinte, pour peu qu’il s’imposât physiquement. L’effondrement final de ce personnage va dans le sens de la prise de conscience tardive de l’échec de ce système de défense pourtant utilisé pendant des années, mais que de vraies rencontres avec des sujets souffrants ont mis à mal, voire réduit à néant. De plus, la lecture a été pour Vollard, du moins le temps de sa scolarité, un objet d’investissement massif, mais aussi en tout ou rien ; en effet, une fois où il fut agressé, Vollard réagit avec une grande violence, comme s’il n’y avait pour lui aucun intermédiaire entre l’éruption d’une violence sauvage et la totale retenue de la lecture.

La non-lecture

Pour finir, il convient d’évoquer la non-lecture à l’adolescence. En effet, différentes études montrent que c’est une période au cours de laquelle des enfants lecteurs non seulement changent leurs pratiques lectorales (ils vont vers d’autres horizons de lecture), mais encore changent d’horizon culturel : certains abandonnent totalement la lecture soit au profit d’autres activités (jeux vidéos, cinéma, musique), soit au profit (mais le terme est impropre) d’un retrait global, d’un désinvestissement propre à certaines crises d’adolescence, avec souvent investissement de la bande de copains dans un être ensemble éminemment peu productif, mais fortement sécurisant car régressif.

Ce qui conduit au désinvestissement, au moins temporaire, de la lecture tient à la fois à sa valorisation par le monde adulte (quand bien même il ne pratique pas lui-même cette lecture idéalisée) et à la contrainte corporelle, pulsionnelle qu’elle impose en sa pratique. Si certains adolescents investissent la lecture de leur révolte et l’expriment dans le choix de certains auteurs, d’autres manifestent leur révolte par le désinvestissement de la lecture. De plus, lire suppose le maintien de la capacité à sublimer, c’est-à-dire à investir des objets socialement valorisés en manipulant de petites quantités d’énergie. Or, bien des adolescents sont plus ou moins dépassés par la poussée libidinale pubertaire et ne trouvent plus dans la lecture de satisfactions, mais au contraire des contraintes supplémentaires qui redoublent celles des parents et du monde scolaire.

C’est dire qu’à l’adolescence le rapport à la lecture est particulièrement fragile, instable, complexe, fluctuant. C’est dire aussi qu’il importe que tous les professionnels de la lecture, dans leur fonction médiatrice, puissent se tenir dans l’entre-deux d’une ouverture qui ne s’impose pas, qui ne revendique pas d’autorité.

Février 2003