L'identité culturelle
Geneviève Vinsonneau
En dépit des apparences, le livre que nous offre Geneviève Vinsonneau n’est pas seulement un manuel de théories sociologiques ou psychologiques de plus. Certes, le cœur de l’ouvrage est composé d’une série de repères en forme de panorama des grands classiques – et de leurs descendants contemporains – dans les domaines mouvants, mais pourtant fortement balisés, de l’anthropologie et de la psychologie culturelles, deux disciplines issues de la sociologie et de la psychologie générales dont l’œuvre des fondateurs, dans un survol concis qui va à l’essentiel, est également présentée au lecteur 1. Mais la démarche de l’auteur, et c’est en cela que réside l’originalité de l’ouvrage, est animée par un dessein qui affleure au fil des pages : doter le lecteur d’un ensemble cohérent de concepts et d’analyses lui permettant de contrer et de démonter les discours de haine et d’hétérophobie.
La problématique de l’identité culturelle ne saurait aujourd’hui, en effet, se contenter d’un simple travail d’analyse universitaire spécialisée ; elle requiert aussi le concours de la science politique tant le contexte mondial nouveau, à bien des égards, semble marqué par la (re)montée de mouvements culturels essentialistes, différentialistes, parfois fanatiques, ainsi que par l’émergence d’identités liminaires et ambiguës, en réaction à la globalisation culturelle sous hégémonie nord-américaine.
Paradoxalement, cette situation nouvelle conduit à se (re)poser une question aussi vieille que celle de l’histoire de l’humanité : sommes-nous condamnés à ne jamais nous comprendre ? Comment surmonter ce profond malentendu entre une culture et une autre ? L’identité culturelle n’est-elle, au bout du compte, qu’un jeu sur les malentendus : préjugés, stéréotypes, « valeurs », coutumes, etc. ? C’est à débroussailler cet écheveau de problèmes que s’attaque l’auteur, spécialiste des productions symboliques et des pratiques identitaires des acteurs sociaux.
Définition des concepts
Les notions d’identité et de culture recouvrent en effet plusieurs acceptions sur lesquelles s’arrête l’auteur dans l’introduction : la diversité des usages de ces concepts et la puissance des enjeux qui les accompagnent, mais aussi de réelles faiblesses théoriques et épistémologiques, font qu’on y recourt souvent dans des conditions de grande confusion – qui conduisent même certains à s’interroger sur le bien-fondé de leur emploi.
Dans les sciences humaines et sociales, l’usage du terme « identité » désigne généralement, non pas la « nature profonde » d’un individu ou d’un collectif en soi, mais la relation entre les appartenances collectives (c’est-à-dire le fait pour un individu de pouvoir être identifié au moyen de catégories sociales) et des personnalités individuelles (la manière dont chacun s’identifie lui-même). Ainsi, les identités collectives (ensemble des catégories qui identifient un individu à un moment donné, dans un lieu donné) et les identités individuelles (sentiment d’être telle ou tel, dans sa singularité) sont inséparables, la question étant généralement de savoir comment tel ou tel comportement ou croyance peut se comprendre à partir des appartenances collectives et de la manière dont celles-ci sont vécues, intériorisées par telle ou telle personne.
Il est vraisemblable que c’est aux aléas des découpages disciplinaires qu’on doive que l’étude des identités collectives (appelées aussi « cultures », « rôles », « habitus », etc.) soit réservée aux sociologues et les identités individuelles (qui sont inséparables des parcours biographiques) aux psychologues sociaux ou cliniciens, alors que, de fait, c’est toujours l’interaction entre les deux qui est en question. C’est là l’un des points forts du livre que d’articuler l’approche sociologique et l’approche psychologique. Cette articulation traverse les trois grandes parties de l’ouvrage : « De la culture aux dynamiques interculturelles », « Des ressources concrètes pour l’identification collective », « Appartenances et constructions identitaires ».
La première partie est en réalité consacrée à la synthèse des travaux les plus décisifs dans les sciences humaines : anthropologie, sociologie, psychologie. Nombreux sont les travaux en sciences sociales qui ont montré en quoi une prétendue neutralité éthique, qui se présente comme une reconnaissance de la différence, peut n’être à la limite que le masque du mépris 2, quand ce n’est pas, comme nous invitent à le penser certains développements (récents ou plus anciens) de l’actualité politique nationale et internationale, un prétexte servant de caution à une position idéologique opposée à toute définition universelle des droits de l’homme : l’exaltation de la différence aboutit, dans sa forme extrême la plus pernicieuse, à la justification des politiques (et des régimes) ségrégationnistes, le droit à la différence étant alors perverti en assignation à la différence. C’est là le danger auquel l’auteur est le plus sensible : elle y insiste à nouveau en conclusion.
Dans le débat social, le terme « identité » fait l’objet de traitements liés à des contextes d’usage différents : c’est tout l’intérêt de la deuxième partie (chapitre 4 et 5) qui porte sur l’identification collective. Pour certains courants de pensée en effet, c’est l’identité collective qui prime. Dans cette optique, chacun est implicitement considéré comme un membre interchangeable d’un groupe envisagé comme son identité essentielle sinon unique.
Ces groupes ethniques, religieux, sociaux, culturels sont associés à des stéréotypes qui servent à les différencier et, généralement, à les dévaloriser. La réduction d’un Autre à un attribut collectif s’effectue sur la base de ce qu’Erving Goffman a appelé un stigmate : couleur de la peau, accent particulier, manière de s’habiller, etc. L’attribution à quelqu’un d’une telle catégorie collective considérée comme son « essence » s’appelle ainsi « stigmatisation sociale » et constitue, selon l’analyse goffmanienne, une stratégie « ordinaire » destinée à se valoriser en dévalorisant l’Autre, à affirmer sa « culture », en rejetant l’autre du côté de la « nature » (ou de la barbarie).
Les questions d’appartenances et de constructions identitaires
Ces réflexions sur l’identité culturelle conduisent à s’interroger sur les questions d’appartenances et de constructions identitaires (ainsi que sur les relations interculturelles et sur la problématique de l’interculturalité) abordées dans la troisième partie.
Au début du XXe siècle, le sociologue allemand Georg Simmel – non cité par l’auteur –, ouvrant une voie qui allait être suivie en particulier par les chercheurs de l’École de Chicago, fut l’un des premiers à aborder cette problématique. Pour Simmel, c’est son appartenance au groupe qui « fait que l’étranger est en même temps proche et distant […] Mais, entre proximité et distance, surgit une tension particulière dès lors que la conscience que la communauté est tout à fait générale fait ressortir ce qui fait qu’elle n’est pas. Lorsque l’étranger est d’un pays, d’une ville, d’une race différents, ses caractéristiques individuelles ne sont pas perçues : on ne fait attention qu’à son origine étrangère, qu’il partage ou peut partager avec beaucoup d’autres. C’est pourquoi nous ne considérons pas les étrangers véritablement comme des individus, mais surtout comme des étrangers d’un type particulier : l’élément de distance n’est pas moins général, en ce qui les concerne, que l’élément de proximité. »
Considéré comme l’un des théoriciens actuels les plus féconds du multiculturalisme, le philosophe canadien Charles Taylor (qui n’est pas cité non plus dans l’ouvrage), à partir d’une réflexion nourrie par l’expérience pluriculturelle du Canada, propose un autre point de vue : « Afin de découvrir en lui ce en quoi consiste son humanité, écrit-il, chaque homme a besoin d’un horizon de signification qui ne peut lui être fourni que par une forme quelconque d’allégeance, d’appartenance à un groupe, de tradition culturelle. » 3 Or, précisément, « le malaise de la modernité » réside dans la fragmentation de nos sociétés industrielles développées : « Une société fragmentée est celle dont les membres éprouvent de plus en plus de mal à s’identifier à leur collectivité politique en tant que communauté. Cette faible identification reflète peut-être une perspective atomiste qui amène les gens à considérer la société d’un point de vue purement instrumental. » 4
C’est pour tenter de déterminer avec précision les mécanismes à l’œuvre dans cette évolution et envisager les moyens de la surmonter qu’un certain nombre de chercheurs venus de disciplines différentes (Carmel Camilleri, Margalit Cohen-Emerique, Geneviève Vinsonneau et quelques autres) se sont attachés à l’analyse des « concepts et enjeux pratiques de l’interculturel » 5.
Diversité des modes de construction de l’identité nationale
De ce livre passionnant en dépit des quelques manques mentionnés ci-dessus, on retiendra surtout que l’identité d’une collectivité humaine participe de son univers culturel mais ne le recouvre pas : elle « ne saurait se penser comme un système absolu, figé ou hermétique, un modèle de pureté ne se reproduisant qu’à partir de lui-même » 6. Et l’on s’autorisera à rappeler qu’aussi loin que l’on remonte dans l’histoire de l’humanité, ce ne sont que traces ou pans entiers des différentes cultures qui s’incorporent et s’entremêlent les unes les autres pour former les imaginaires successifs des sociétés. D’un autre côté, on n’aura de cesse de se souvenir, en cette époque « d’avènement du concept d’ethnicité » (chapitre 6, p. 117), de ce qu’écrit Fernand Braudel dans son célèbre ouvrage consacré à L’identité de la France 7 : « La France se nomme diversité » – c’est là l’intitulé du premier chapitre du tome 1, Espace et histoire – : « Cent mille France sont en place, jadis, hier, aujourd’hui. Acceptons cette vérité, cette profusion, cette insistance à laquelle il n’est ni désagréable, ni même trop dangereux de céder. » 8
Geneviève Vinsonneau aurait pu, à l’appui de ses démonstrations déjà fort convaincantes au demeurant, convoquer l’anthropologue Louis Dumont, pour qui les modes de construction de l’identité nationale varient d’un pays à l’autre : l’identité française, à la différence de l’allemande, par exemple, n’est pas ethnique. C’est cette distinction fondamentale qui a motivé un rapport à la citoyenneté différent dans ces deux pays. En France, on devient français par le droit du sol (jus soli), en Allemagne, on naît allemand, on hérite de la citoyenneté par le droit du sang (jus sanguinis) …
De plus, contrairement aux États-Unis, où l’immigration est une donnée constitutive de la nation, l’histoire de l’immigration en France est, comme le fait observer l’historien Gérard Noiriel, un « objet illégitime ». La tradition jacobine a relégué au second plan les appartenances d’origine, ce qui a permis d’éviter la constitution de communautés fermées sur des identités figées, mais ce qui a eu comme corollaire le nivellement des expressions culturelles minoritaires. Et c’est ainsi qu’au nom d’un antiracisme universaliste ayant toujours refusé une quelconque mention ethnique comme référence identitaire 9, le mode d’intégration à la française « a constitué un puissant moyen pour réduire dès la deuxième génération les spécificités culturelles des communautés immigrées, sans pour autant les supprimer » 10.
On pourrait avancer, dans le prolongement des réflexions de Geneviève Vinsonneau, qu’une histoire de France prenant en compte toutes les composantes de son peuplement, et parmi elles les plus récentes, celles issues des immigrations, subvertirait les représentations collectives de la nation, en particulier celles qui font de l’enracinement, du terroir, du culte des ancêtres, la base même de l’identité française.
Force est de constater à cet égard que la France qui n’a pas, en théorie, de problème pour « fabriquer » des Français avec des enfants d’origine sénégalaise, vietnamienne, maghrébine, italienne ou polonaise, pour peu qu’ils soient nés sur son sol, n’arrive pas pour autant à intégrer dans la mémoire nationale cette part d’elle-même originaire d’ailleurs.
Certes, « le rejet de l’autre, ou hétérophobie, est un phénomène inhérent à la vie sociale », constate en conclusion Geneviève Vinsonneau qui ajoute : « L’établissement du lien social – y compris avec soi-même – va de pair avec la répulsion développée à l’encontre des autres » (p. 216). C’est la raison pour laquelle, affirme-t-elle avec raison : « La prise de conscience par chacun, sans cesse renouvelée, des processus qui alimentent l’imaginaire falsificateur des échanges sociaux est tout aussi essentielle » (p. 217).
On aurait pu conclure alors, sans trahir je crois la conviction de l’auteur, sur ces mots d’Albert Memmi : « On a l’identité de sa conscience et de sa mémoire fussent-elles partiellement trompeuses. En somme, le plus remarquable dans l’identité culturelle n’est pas sa réalité, mais son efficacité. » 11