Les bibliothèques pour la jeunesse

Où en sont-elles ? Où vont-elles ?

Brigitte Munch

Caroline Jaeger

Les 23 et 24 septembre derniers se sont tenues à Mulhouse deux journées d’étude consacrées à un état des lieux et à une mise en perspective des bibliothèques jeunesse, à l’initiative du groupe Alsace de l’Association des bibliothécaires français (ABF) et en particulier de sa présidente, Danielle Taesch, directrice du réseau des bibliothèques de Mulhouse, et sous le patronage de la direction du Livre et de la Lecture (DLL).

État des lieux

Les premiers intervenants du colloque, François Rouyer-Gayette, adjoint au chef de bureau des bibliothèques territoriales à la DLL, Jean-Claude Utard, du bureau des bibliothèques de la ville de Paris et Nic Diament, directrice de la Joie par les livres, se sont rejoints sur quelques idées-force.

Les bibliothèques jeunesse, grâce à l’action pionnière de l’Heure Joyeuse et de la Joie par les livres, ont acquis depuis plusieurs années une véritable légitimité : elles totalisent plus du tiers des inscrits des bibliothèques publiques, accueillent de plus en plus de professionnels de l’enfance et récoltent les fruits du militantisme des débuts, puisque les jeunes lecteurs des années 1970 sont à leur tour des parents qui emmènent leurs enfants en bibliothèque. Mais paradoxalement, on trouve très peu de traces de leur travail dans la littérature professionnelle ; on manque à la fois de comptes rendus d’expériences et de réflexion.

Le travail avec la petite enfance est l’une des grandes innovations de ces vingt dernières années, pour le plus grand plaisir de très nombreux bibliothécaires. Mais a-t-on toujours bien en tête les objectifs qui sous-tendaient l’action d’ACCES (Action culturelle contre les exclusions et la ségrégation), à savoir la volonté très forte de toucher des parents de milieux socioculturels défavorisés à travers leurs tout-petits ? La focalisation sur les très jeunes n’empêche-t-elle pas de se consacrer autant qu’il le faudrait aux autres publics, en particulier les adolescents ? Si les partenariats avec les structures de la petite enfance et avec l’école se sont bien développés, ils sont moins fréquents avec les collèges, comme si la figure du professeur de français était un peu intimidante… Les sections jeunesse, par leur mobilier, par les collections mises en avant, gardent un aspect très enfantin (« nursery », a dit Nic Diament !), peu attractif pour des adolescents, dont la place en bibliothèque est une question récurrente… Les expériences de décloisonnement des sections adultes et jeunesse pour les collections de documentaires, qui se multiplient et donnent des résultats satisfaisants, pourraient être un élément de réponse. Les intervenants ont insisté sur la nécessité pour la bibliothèque jeunesse de s’intégrer dans le projet global d’établissement.

Enfin, quelques dossiers n’ont pas encore recueilli de la part des bibliothécaires jeunesse toute l’attention qu’ils méritent, tels que la politique d’acquisition et la constitution de fonds patrimoniaux de littérature jeunesse 1.

Les romans « dérangeants »

Joëlle Turin a choisi de parler de romans considérés comme dérangeants par la profession, en invitant l’auditoire à dépasser le malaise suscité par ces textes pour analyser les valeurs qu’ils véhiculent. Elle s’est appuyée sur plusieurs romans récents, presque tous parus à l’École des Loisirs : Mon amitié avec Tulipe d’Anne Fine, Tout contre Léo et Mon cœur bouleversé de Christophe Honoré, Sa dernière blague de Valérie Dayre, De la tendresse de Robert Cormier, Retiens ton souffle de Caroline Conan, Lady, ma vie de chienne de Melvin Burgess, Les oreilles en pointe de Serge Perez. Amitiés sulfureuses, morts d’enfants, violences familiales, parents irresponsables, sexualité débridée, vies sans espoir… tels sont les thèmes développés dans ces romans, et les raisons pour lesquelles les bibliothécaires jeunesse hésitent à les proposer à leur public. Mais un livre ne se réduit pas au thème qu’il aborde : c’est avant tout une construction savamment organisée, qui invite le lecteur à s’investir dans le texte, à élaborer du sens, à comprendre le point de vue de l’auteur sur le monde. Et si le prescripteur craint de déstabiliser le jeune lecteur, il ne faut pas oublier que ces textes, si durs soient-ils, mettent en scène des êtres de papier et appartiennent bien au registre de la fiction. Joëlle Turin nous a largement montré tout l’intérêt qu’il y a à les lire et à les faire lire : ils ont la capacité de susciter chez le lecteur une attitude d’éveil et de méditation, quand une partie de la production se contente d’offrir au lecteur un imaginaire calibré par des schémas et des contextes toujours identiques.

Jean-Luc Raymond, membre du groupe de travail de la MAPI 2, nous a présenté un volet d’actions centrées sur Internet actuellement développées dans plusieurs bibliothèques.

Les partenariats

La deuxième journée du colloque a dessiné les contours de nouvelles pratiques professionnelles – axes de réflexion ou nouvelles pistes de travail – par divers comptes rendus d’expérience sur le partenariat ou les animations.

Concernant le partenariat, à tout seigneur tout honneur, la ville de Mulhouse a exposé son plan lecture, conventionnant la ville de Mulhouse, l’Éducation nationale, le service Éducation et vie scolaire et la bibliothèque. Danielle Taesch a rappelé le principe du plan lecture : il est le fruit d’une volonté de politique commune de la lecture pour les jeunes, entre écoles et bibliothèques, à l’échelon d’une ville. Denis Rambaud, maire adjoint, précisait pour sa part les conditions sociales spécifiques à Mulhouse et la forte présence historique des bibliothèques comme étant autant de conditions de mobilisation, ajoutant même « qu’on a fait de la lecture, à Mulhouse, une obsession partagée ». Présenté par Maïté Rheims, conseillère pédagogique, ce plan lecture se décline en plusieurs axes, qui permettent de cimenter le partenariat. On retiendra pour mémoire 3 : des « rendez-vous lecteurs », sortes de défis-lecture menés entre deux classes de deux écoles différentes ; « des conteurs à l’école », « des écrivains à l’école » pour un projet approfondi de lecture et d’écriture ; « 1, 2, 3 contez » (des conteurs bénévoles après s’être formés s’engagent à faire douze interventions dans les écoles) ; des « parents-assistants BCD » se formant et s’engageant à intervenir dans les bibliothèques centres documentaires (BCD) pour des activités de lecture ; et enfin les « classes-lecture », projets sur trois ans pour une intensification des pratiques de lecture et écriture, avec en point d’orgue huit jours de classe, soit au sein de l’école, soit transplantés, pendant lesquels les enfants vont écrire, lire et rencontrer des professionnels et des intervenants divers autour du livre, en lien d’ailleurs avec les centres sociaux du quartier. Un véritable maillage semble donc s’être mis en place avec ce plan lecture qui a déjà dix ans, en matière d’acquisitions pour les BCD, en formation, en panel d’actions et en implications de la part des parents et des bénévoles autour de la lecture des enfants.

Serge Goffard, rédacteur en chef de la revue Argos, a présenté en quelques mots le pôle national de ressources « littérature » à dominante jeunesse du Centre régional de documentation pédagogique (CRDP) de l’académie de Créteil, lancé en 2001. Il a pour objet de mutualiser les ressources des partenaires, de créer des banques de données, de proposer des animations et des formations 4.

Françoise Lalot représentait le Centre de ressources de littérature de jeunesse en poésie, basé en Auvergne, car à l’Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) de Clermont-Ferrand, depuis quinze ans, est mené tout un travail autour de la poésie (avec Jean-Pierre Siméon, notamment). Au mois de mars, lors du Printemps des poètes, pendant une semaine, une vingtaine de poètes interviennent dans cent trente à cent quarante classes, particulièrement de primaire, mais aussi de collège. Une quinzaine de bibliothèques et d’autres lieux culturels y participent. Ce temps fort s’accompagne d’une formation commune, de bibliographies avec chartes d’achats en classe… « Après quinze ans, les rayons de poésie jeunesse ont fortement bougé et ont dépassé le stade des comptines », concluait-elle.

Des échanges entre la salle et les intervenants ont porté sur le bilan des actions et sur la question de la complémentarité BCD et bibliothèque municipale (concurrence ? ou élément supplémentaire de la présence du livre pour des enfants au sein d’une ville ?).

Après un rapide et revigorant historique de la culture littéraire à l’école de 1880 à 2000 5, Christine Houyel, présidente de Promolej (Promotion de la lecture des jeunes) et chargée de mission lecture à l’inspection d’académie de la Sarthe, a présenté l’actualité de la rentrée scolaire 2002 : le parcours de lecture et d’écriture du cycle 3 qui s’appuie sur une liste d’œuvres littéraires de référence. Quelque cent cinquante titres en contes, romans, bandes dessinées, théâtre et poésie 6 ont été choisis par une commission nationale sous la responsabilité d’Henriette Zoughebi, regroupant des formateurs, des enseignants, des libraires, des bibliothécaires… Cette liste de référence est évolutive et s’articule avec un choix de possibilités pédagogiques décrites dans les nouveaux programmes signés le 25 janvier 2002. Christine Houyel soulignait l’importance de cette démarche mise en place par l’Éducation nationale, fruit, en quelque sorte, de ces cent vingt ans d’histoire et de recherches en matière de lecture. Comme un nouveau tremplin, la littérature contemporaine de jeunesse trouve sa place en classe. Elle a renvoyé cette démarche du côté des bibliothèques qui auraient également à se repositionner et à recadrer leurs missions.

Une expérience berlinoise

Bernard Friot, écrivain, a quant à lui présenté une intéressante déclinaison d’animations lecture et de partenariat, cette fois à l’étranger, menés par l’organisme le Les’art, basé à Berlin. C’est un organisme spécialisé dans la médiation de la littérature de jeunesse, à statut associatif : il forme en littérature de jeunesse des bibliothécaires, des enseignants, il expérimente et met en place des animations et accueille directement des enfants, collectivement ou individuellement, au sein de sa maison. La ligne qui fédère cette gamme d’animations est à trouver du côté de l’implication du lecteur dans l’acte de lire, en en faisant à la fois un acte public et social – quelque chose que l’on vit avec d’autres – et un acte d’expérience personnelle, dans lequel le lecteur suscite et développe son imaginaire propre. Les animations sont les suivantes : des promenades littéraires dans les lieux où se situe l’action de certains livres, des soupers littéraires avec des débats thématiques nourris par des livres lus ensemble, des nuits de la lecture dans un lieu culturel où l’on lit et l’on écoute, « Lesen im Park » qui ressemble à nos bibliothèques de rues, ou encore des animations sur des livres sélectionnés, utilisant certaines données d’un texte (cinq sens, univers géographique…) comme autant de clefs d’appropriation de l’univers du livre dans lequel le lecteur se moulera. Il y a également des réalisations d’expositions et un grand projet fédérateur, une fois par an, autour d’un auteur du XXe siècle. On pourra se reporter à l’article sur Les’art dans le n° 198 d’avril 2001 de la Revue des livres pour enfants.

La médiation textuelle

Michelle Cochet, formatrice à l’association Livre et Lire, était intervenue en fin de matinée sur la question centrale du lecteur en demandant aux bibliothécaires de se repositionner par rapport aux apprentissages de la lecture. Un enfant devant accumuler un maximum d’expériences du livre, les bibliothécaires ne peuvent pas ne pas s’impliquer dans ce processus. D’où l’absolue nécessité de travailler avec l’école et de recentrer de temps en temps ces objectifs d’animation vers des objectifs de formation du lecteur, ne pas proposer que des moments de détente mais aussi un ensemble d’actions qui font sens autour de la lecture. « La politique d’offre en livres ne suffit plus, donnons plutôt les moyens de lire », disait Michelle Cochet, en citant Jean-Marie Privat : « Il s’agit de passer de la médiation culturelle à la médiation textuelle. »

Christian Poslaniec, fondateur de l’association Promolej, a également insisté sur le terme d’ « animations lecture » qu’il a défini ainsi : c’est une activité de médiation culturelle qui est destinée à réduire les écarts physiques, psychologiques par rapport à la lecture ; ce n’est pas une proposition obligatoire, au contraire, elle cherche à créer une motivation qui incite l’enfant à aller vers le livre ; c’est une proposition ludique et responsabilisante ; et pour jouer, il faut lire. Toute une gamme de propositions peuvent se faire dans ce cadre (point commun, procès littéraire, lecture responsabilisante…). Les enfants découvrent ainsi l’existence de nombreux livres, cela les incite à les emprunter et ils sont initiés à des savoirs culturels autour du livre. Christian Poslaniec a fait part d’une évaluation de ces animations de lecture, suite à une enquête avec interviews croisées : il en ressort que là où il y a des animations, on lit beaucoup plus et que ces animations profitent également aux petits lecteurs. Les lecteurs peuvent ainsi être divisés en trois profils : les « stagneurs », les « démarreurs » (ils lisent des séries et des livres censés être pour plus jeunes), les déjà lecteurs (les « aimant lire »). Les « stagneurs » ont bénéficié de lecture suivie et les « aimant lire » d’animations lecture… Christian Poslaniec remarquait également que dans un certain nombre de cas, en bibliothèque, la lecture à voix haute par l’adulte se substituait à la lecture de l’enfant, et il mettait en cause l’efficacité de cette pratique.

En conclusion de ces journées, Danielle Taesch retenait qu’il fallait s’investir encore davantage dans la transversalité et le partenariat, analyser nos pratiques professionnelles, notamment pour le public des 6-10 ans finalement peu évalué, inciter à une redéfinition des missions des bibliothèques de jeunesse d’autant plus que nous avons à travailler en partenariat et repenser les formations des professionnels alors qu’il existe beaucoup de propositions intéressantes dans l’hexagone. « Beau programme », pourrons-nous dire à l’instar de Christian Poslaniec à la fin de son intervention.

  1. (retour)↑  Sur ce sujet, voir Le livre pour la jeunesse : patrimoine et conservation répartie, Actes de la journée d’étude, 5 octobre 2000, Éd. FFCB, JPL, Paris-Bibliothèques, 2001.
  2. (retour)↑  MAPI : mission interministérielle pour l’accès public à l’Internet.
  3. (retour)↑  On peut se procurer la brochure Plan lecture de Mulhouse en téléphonant à la bibliothèque au 03 89 46 52 88.
  4. (retour)↑  Se reporter au site Télémaque sur http://www.ac-creteil.fr/crdp/telemaque
  5. (retour)↑  Pour le balisage historique et sociologique, voir : Discours sur la lecture 1800-2000 d’A.-M. Chartier et J. Hébrard, Fayard, 2000.
  6. (retour)↑  Se référer au Bulletin officiel du 24 avril ou consulter le site : http://www.eduscol.org