L'analyse de Robert Damien
Robert Damien
À lire les diverses interventions qui me sont parvenues, je ne peux que saluer la lucidité des analyses et partager les légitimes interrogations qu’elles reflètent. Plus, même, on reconnaîtra dans l’ensemble des textes proposés une perplexité circonspecte sur un diagnostic partagé quant à la stagnation de la fréquentation des bibliothèques.
Chacun s’accorde à le constater : alors que la construction des bibliothèques s’est multipliée, ce qui témoigne d’un investissement politique renouvelé sur un enjeu culturel décidément reconnu, la bibliothèque (et ses bibliothécaires) affronte une métamorphose majeure qui structure d’ailleurs toute son histoire.
La bibliothèque est désormais aujourd’hui plus qu’hier et sans doute moins que demain, plus et autre chose qu’une bibliothèque. Procès constant et quasi originel qui est au principe de son dynamisme, tant elle s’est toujours affirmée et parfois imposée contre des concurrents et souvent des ennemis intérieurs et extérieurs qui en contestent et la légitimité et l’utilité. Les opposants changent mais la conflictualité demeure. Elle interdit à la bibliothèque d’être une évidence acquise. Elle l’oblige à combattre pour se conquérir, d’ailleurs contre des tentations permanentes qui la paralysent : le repli nostalgique sur une idyllique stabilité et une narcotique identité ou l’expansion aveugle dans une fuite en avant qui la dénature.
La bibliothèque est plus qu’une bibliothèque. Ou plutôt, elle ne l’est vraiment que de dépasser constamment, et sous des formes inédites, sa fonction initiale et constitutive de rassemblement et de conservation. Cette monumentalité définitionnelle (rappeler, avertir, annoncer en rendant disponibles, accessibles, transmissibles tous les discours humains par lesquels l’humanité se raconte) n’est effective que d’autoriser une multifonctionnalité, des pratiques hétérogènes sans exclusive ni exclusion, des usages diversifiés.
La profusion et la diversification actuelles des utilisations de l’outil bibliothécaire, du bricolage improvisé des informations à la construction érudite d’un savoir ou à la jouissance esthétique d’une émotion, ne sont donc ni nouvelles ni contradictoires avec sa finalité. Elles ne sont pas nouvelles car ce qui définit la bibliothèque, c’est qu’elle est moteur de son propre dépassement vers la pluralité des usages, et elles ne sont pas contradictoires car la bibliothèque n’est vraiment telle que de l’autoriser selon des normes publiquement reconnues et politiquement institutionnalisées.
Ce qui est nouveau, c’est d’une part que cette multifonctionnalité des propositions, des exercices et des usages est devenue centrale et d’autre part qu’elle affronte sur le même terrain des concurrents audacieux après lesquels elle risque de courir en pure perte.
Le métier de bibliothécaire s’en trouve tellement renouvelé qu’il risque l’éclatement tant le livre en sa lecture intensive, méditative et quasi biblique se révèle déconnecté de l’emprunt en service public et inscrit dans une appropriation individuelle réservée à la sphère privée. La lecture, loin de disparaître, se démultiplie comme le livre lui-même, elle se pluralise selon des modalités de consommations variées dont la gamme s’est élargie.
La bibliothèque est désormais autre chose qu’une bibliothèque et elle l’est (et doit l’être) autrement. D’autant qu’elle n’a plus l’exclusivité de la fonction culturelle et qu’elle se confronte sur ce domaine mobile entre le marché et le spectacle, aussi bien à l’école (les CDI) qu’au musée ou à la télévision. Elle doit donc positivement s’en différencier à partir de sa propre culture comme elle l’a toujours historiquement fait et non en se repliant dans la déploration lamentative.
Si la partition s’amplifie avec des instruments nouveaux, la culture bibliothécaire a une musique propre et elle sait en jouer. Reste sans doute, et c’est là l’enjeu névralgique, à organiser une nouvelle orchestration chorale et à trouver le chef (d’orchestre, il va sans dire) qui assure l’unité dans la diversité et conduise harmoniquement des lignes mélodiques pour le moins plurielles.
À l’interne comme à l’externe, la bibliothèque est à la recherche d’une redéfinition de sa spécificité et de son positionnement approprié. Pour changer de métaphore, l’équipement, l’équipage sont en place. Reste à choisir le gouvernail et définir le cap pour une navigation entre Babel et Babylone.