La stagnation de la fréquentation des bibliothèques municipales, vue de la ville de Paris

Yves Alix

Comme dans le patinage artistique, cette contribution comprendra deux épreuves : les figures imposées (les deux questions posées par le BBF) et une tentative de figure libre.

Commençons par essayer de répondre bravement aux questions. Je traiterai essentiellement de Paris, non sans faire quelques incursions au-delà du périphérique.

Comment expliquer cette stagnation ?

La situation de Paris est doublement particulière. D’une part, le réseau municipal ne constitue pas la seule offre de lecture publique sur le territoire parisien (il faut ajouter au moins la BPI, la Médiathèque de La Villette et le haut de jardin de la BnF 1), ce qui rend difficile une appréciation comparative avec d’autres grandes villes françaises ; d’autre part, comme chacun sait, la ville accuse sur la moyenne nationale un retard sensible, de l’ordre de 4 points. Les causes de ce retard sont multiples et complexes et il n’est pas question de les énumérer ici, encore moins de tenter de les analyser. Mais il est indispensable de prendre en compte le handicap.

Au passage, on peut relever ce paradoxe que le résultat parisien, si médiocre soit-il, dépasse quand même de beaucoup les 9 % espérés par les initiateurs du Schéma directeur de 1975, qui n’avaient pourtant pas péché par manque d’ambition en faisant adopter par l’administration préfectorale d’alors un plan de couverture du territoire et de développement des services susceptible de remettre le réseau de la ville de Paris à niveau, après des décennies d’immobilisme. On voudra bien m’accorder que je n’écris pas cela pour exonérer quiconque de l’insuffisance des efforts consentis depuis un quart de siècle…

À Paris, le nombre d’inscrits, après avoir connu un pic en 1994 avec 325 000, est descendu jusqu’à 290 000 en 1998, à mesure que s’achevait l’informatisation, établissement par établissement, des bibliothèques de prêt : simple effet mécanique de la disparition progressive des inscriptions multiples et de la généralisation de la carte unique. Depuis, le pourcentage d’inscrits par rapport à la population a connu l’évolution suivante.(cf. encadré

Illustration
Évolution du pourcentage d’inscrits

)

Paris semble donc marquer le pas elle aussi. Stagnation confirmée d’ailleurs par l’évolution d’un autre indicateur, particulièrement significatif pour les bibliothèques municipales parisiennes, où l’offre en places assises est très insuffisante et l’activité des lecteurs essentiellement mesurable à travers le prêt : le nombre total de prêts à domicile, en hausse continue jusqu’en 1998, a connu, depuis, deux années de baisse sur quatre. Il faut toutefois remarquer que, dans un réseau fortement marqué par le caractère de proximité des bibliothèques de quartier, un nombre élevé de fermetures pour inventaire ou travaux, comme ce fut le cas en 2001, a des conséquences immédiatement visibles sur le résultat global de l’activité, les lecteurs ne se reportant qu’en partie sur d’autres établissements.

Si je prends le parti de détailler le cas parisien, c’est en fait pour mieux insister sur la difficulté de proposer des explications générales au phénomène de la stagnation. Certes, la moyenne nationale diminue et c’est un signe inquiétant. Mais ne faudrait-il pas faire une analyse plus fine ? Trier par exemple entre les villes où le taux d’inscrits diminue, celles où il stagne et celles où il augmente ? Examiner cas par cas les corrélations éventuelles entre l’évolution de l’offre (dans tous ses aspects, en prenant par exemple comme référents les « cinq invariants que sont des locaux vastes et attrayants, des collections nombreuses et diversifiées, le libre accès, la médiation assurée par du personnel qualifié, un projet culturel 2 ») et l’évolution des résultats ? Il me semble en effet qu’une analyse globale, appliquant une grille unique d’explication à des phénomènes particuliers (voire à des situations localisées), court le risque d’être réductrice.

En fait, j’avoue ma perplexité devant la difficulté de la question. Sans des indicateurs précis et concordants, comment avancer des explications qui ne se cantonnent pas à des généralités ou qui reprennent sans les mettre en doute les raisons mises en avant par les uns et les autres dans les débats professionnels ? Il me semble, en particulier, que l’étude du phénomène devrait, au-delà du taux global, s’attacher à plusieurs éléments complémentaires : non seulement une photographie détaillée, ville par ville, permettant de mesurer l’incidence sur une période longue de l’ouverture de nouveaux services ou de nouveaux bâtiments, mais aussi, par exemple, l’étude, sur un échantillon de bibliothèques, de l’évolution du taux d’inscriptions nouvelles et du taux de renouvellement des inscriptions.

Mais ce serait se défausser que de ne pas vouloir chercher au moins quelques raisons communes à un phénomène aussi manifeste (une décennie de stagnation de la fréquentation globale). Anne-Marie Bertrand, dans son dernier ouvrage 3, avance trois pistes : le rapport à la bibliothèque, la composition des publics, les raisons de la non-fréquentation. C’est ce troisième point que je développerai, en m’appuyant à nouveau sur l’exemple (atypique, n’y revenons pas) de Paris.

Premier point : l’offre dans sa dimension première, la desserte d’un territoire et de sa population. Un réseau maillé de bibliothèques de quartier doit être conçu pour offrir un service de même qualité à l’ensemble de la population desservie. S’il y a des trous dans les mailles, une partie du public potentiel est perdue : la bibliothèque est trop éloignée, d’un accès malaisé, etc. Mais il faut aussi que les mailles soient égales : offrir, dans un secteur dépourvu, une petite bibliothèque, un service minimum, ne peut laisser espérer, en termes de pénétration de la population, qu’un résultat également minimum.

Dans le cas de Paris (j’anticipe sur la deuxième question posée par le BBF), il semble évident qu’une meilleure desserte permettrait à tout le moins une mise à niveau en termes de fréquentation, qu’elle ferait accéder la ville au palier de la moyenne nationale. Reprenant ce que je disais plus haut, il me semble, pour vérifier cette assertion, qu’il faudrait analyser les résultats actuels bibliothèque par bibliothèque, en essayant de savoir quelle proportion de la population locale chaque établissement touche, quel est son degré de rayonnement géographique. Tâche difficile avec une carte unique, car impliquant une requête statistique complexe à partir du domicile du lecteur et des transactions enregistrées dans chaque bibliothèque.

Mais, si on prend maintenant le réseau tel qu’il est, les raisons de la non-fréquentation doivent être cherchées dans le contenu même de l’offre disponible. Un mot me semble s’imposer : inadaptation. En effet, une bonne part des lecteurs potentiels ou des anciens lecteurs qui manquent aux bibliothèques, comme l’ont montré par exemple les résultats de l’enquête publiés dans Les bibliothèques municipales et leurs publics 4, reprochent au service de ne pas répondre exactement à leurs besoins. Cet hiatus nous interroge. Cette inadaptation touche autant aux horaires (de ce point de vue, le réseau parisien, avec une moyenne en section adulte de 36 heures, n’est pas mal placé ; mais est-on ouvert tard le soir ? et le dimanche ?), qu’à la présentation des collections (Melvil fait des ravages à Melville, et ailleurs), aux ressources et facilités offertes par les catalogues ou aux collections elles-mêmes.

Quant à celles-ci, on peut se demander par exemple si leur renouvellement est suffisant, s’il n’y a pas lieu de donner une place plus forte aux périodiques, aux livres pratiques, à l’information immédiate ; si les ouvrages de référence sont bien suivis (et bien choisis : ah, ces dictionnaires constellés d’erreurs grossières, ces recueils de sottises qui trônent dans les salles d’usuels ! Craignant qu’on ne m’accuse d’être présomptueux, je m’empresse de préciser que je ne fais allusion ici qu’à des domaines que je connais un peu, le cinéma, la musique par exemple) ; si l’offre en matière de fiction est suffisamment structurée et audacieuse, si les auteurs sont réellement suivis, etc. Sans entrer dans le débat sur l’offre et la demande, on peut ainsi faire le constat (flagrant à Paris) d’une tendance à décliner indéfiniment un modèle de collection unique 5 en se contentant de le proposer en taille multiple (le prêt à lire, du plus petit au plus grand, en quelque sorte). À cet exercice, la petite collection perd absolument tout sens. Que peut bien signifier par exemple une collection de 1 000 disques compacts de musique classique, au sein d’un ensemble à prétention encyclopédique ? Disons-le : rien, c’est quelque chose qui n’a pas de sens. Et qui en a encore moins (ce qui fait, pour le coup, vraiment peu) au sein d’une collection en réseau, dotée d’un catalogue unique.

Autre signe de l’inadaptation, la difficulté, quand ce n’est pas la répugnance, du moins chez certains, à satisfaire les demandes individuelles dès qu’elles dépassent le service standard.

S’il est vrai que l’individualisation de la société oblige dès aujourd’hui tous les services publics à répondre d’une manière plus approfondie et plus pertinente à toute la diversité des demandes, à s’adapter à leur atomisation, le jeu entre l’offre et la demande se déplace. Le public attend une réponse personnelle à ce qu’il cherche, et la bibliothèque doit tenir compte de cette exigence. Si elle ne le fait pas, elle cesse de paraître au lecteur comme le lieu de premier recours, quelle que soit ensuite la question posée.

Autrement dit, il faut oser penser que si les bibliothèques ne parviennent ni à fidéliser complètement leur public ni à en conquérir de nouveaux, les raisons sont à chercher plutôt du côté des bibliothèques elles-mêmes que dans des facteurs externes. Mais je m’empresse d’ajouter, après toutes les précautions que j’ai prises plus haut, qu’une telle analyse doit être appuyée par des constats objectifs. J’y reviendrai dans ma conclusion.

Que faire pour en sortir ?

On peut peut-être poser la question d’une manière légèrement différente : pourquoi, alors que le succès des bibliothèques est allé croissant, dans la période de leur développement et de leur multiplication, ne franchit-on pas un pas décisif ?

Il me semble, et la littérature professionnelle s’en fait de plus en plus largement l’écho, que la stratégie de l’offre comporte deux volets, et qu’on découvre aujourd’hui que le second, masqué par un succès apparent, a été négligé. Employons ces mots affreux : il faut maintenant penser le développement des bibliothèques en termes de stratégie marketing. Analyser les besoins, chercher de quelle manière l’offre documentaire proposée par la bibliothèque est susceptible de satisfaire ces besoins sont indispensables pour définir le service proposé au public visé. Mais offrir ne suffit pas (pour autant que l’offre ait un attrait véritable) : on doit aussi faire connaître ce qu’on offre, et donner envie de le découvrir et de s’en servir. Les villes ont construit et construisent encore de beaux bâtiments, bien visibles et supposés attrayants, parés en outre de la vertu magique dont on crédite la modernité ; s’est-on dit que le reste allait de soi ? Ne faut-il pas aussi aller chercher les publics ?

Donc, que faire pour en sortir ? Pour sortir des généralités qui, décidément, guettent cette contribution, je reviens encore une fois au cas de Paris. Les professionnels y appellent de leurs vœux, pour sortir de la situation de marasme où nous sommes et combler notre retard, une grande ambition politique et un plan de développement d’un ordre comparable à ce que les promoteurs de la première rénovation du réseau municipal avaient mis en chantier à la fin des années 1960. Quel objectif principal veut-on fixer ? Aujourd’hui, 85 % des Parisiens ne fréquentent aucune bibliothèque municipale. On pourrait dire par exemple qu’on espère à terme atteindre 20 %, voire 30 % d’inscrits. En construisant de nouvelles bibliothèques, en les ouvrant plus largement, en offrant des services diversifiés et des outils performants.

Oui, mais encore ? Je doute qu’on arrive jamais au résultat escompté en continuant de croire que le développement et la modernisation sont les seuls gages du succès. Il faut donc bien, sans cesse, interroger le modèle de bibliothèque que nous avons forgé, critiquer notre propre action. Pour autant, la stagnation de la courbe de fréquentation, sur une période somme toute si courte, ne doit pas nous porter à croire qu’on ne peut conquérir de nouveaux publics et faire de la bibliothèque publique une priorité démocratique (partagée par tous).

Figure libre

Si l’objet de la bibliothèque est en effet d’offrir au citoyen un espace de liberté et de partage, d’apprentissage libre du savoir, de découverte, alors la vraie question est bien : quoi ? Partager quoi, découvrir quoi, apprendre quoi ? L’objectif principal, c’est le chocolat à l’intérieur de la boîte. Mais bien sûr, il faut que notre boîte soit aussi jolie, voire plus, que celles qui contiennent de mauvais chocolats. Tous ceux qui ont vu la publicité niaise diffusée cette fin d’été par Noos 6, n’ont aucun doute sur la supériorité de ce qu’offre une bibliothèque par rapport à un câblo-opérateur de télévision. Mais ce sentiment n’est partagé que par un concitoyen sur cinq, dans sa pratique réelle. C’est qu’ils ne connaissent pas encore nos chocolats. Il ne tient qu’à nous de changer cela.

  1. (retour)↑  J’évoque ici les bibliothèques ouvertes à tout public, et dont l’offre peut, toutes proportions gardées, être assimilée à une partie de l’offre prise en charge dans d’autres villes du territoire par la bibliothèque municipale.
  2. (retour)↑  Cf. Anne-Marie Bertrand, Les bibliothèques municipales, enjeux culturels, sociaux, politiques, Éditions du Cercle de la Librairie, 2002, coll. « Bibliothèques », note 2, page 112.
  3. (retour)↑  Les bibliothèques municipales, enjeux culturels, sociaux, politiques, op.cit.
  4. (retour)↑  BPI, 2001.
  5. (retour)↑  Qui présente le défaut supplémentaire de n’avoir jamais été théorisé, ce qui explique en partie nos difficultés actuelles à faire adopter par tous, comme prélude à une charte et à un plan de développement des collections, une méthodologie de la politique documentaire.
  6. (retour)↑  Et stigmatisée dans les termes les plus exacts (et les plus modérés) par Jean-François Jacques, voir le Forum ABF, message du 19 septembre 2002.