La transmission de l'implicite ou comment la culture professionnelle vient aux bibliothécaires
Entre l’identité professionnelle et la formation professionnelle, peut-être manque-t-il un chaînon : celui de la culture professionnelle. En effet, l’exercice du métier de bibliothécaire n’est pas seulement la mise en œuvre de techniques, de savoir-faire ou de procédures mais est aussi l’expression d’objectifs, de valeurs, de priorités qui sont partagés par la profession et en constituent la culture. À partir de l’analyse des discours tenus par les bibliothécaires de lecture publique, cet article montre la permanence des éléments de cette culture professionnelle et en décrit les vecteurs de transmission qui, par des voies étroites ou majestueuses, confortent la valeur essentielle : le partage du savoir et de la culture.
Is there perhaps a missing link between professional identity and professional training: that of professional culture? Indeed, exercise of the librarian’s profession is not solely putting into practice techniques, know-how or procedures; it is also the expression of objectives, of values, and of priorities that are shared by the profession and constitute its culture. Starting from the analysis of views held by public reading librarians, this article shows the permanence of the elements of this professional culture and describes the vehicles for its transmission which, by narrow or majestic means, reinforce the essential value: the sharing of knowledge and culture.
Die Frage wird gestellt ob in der Bezugskette Berufsausbildung - Berufsidentität nicht vielleicht ein Glied fehlt, nämlich das der Berufskultur. Die Berufsausübung ist nämlich nicht bloss der Einsatz von Arbeitsweisen, Fachkenntnissen und Verfahren, sondern auch das Bekenntnis zu Zielen, Werten und Prioritäten, die die Berufsgruppe teilt, und die zusammen ihre Kultur ausmachen. Die Analyse von Artikeln und Vorträgen von BibliothekarInnen, die sich mit öffentlichem Lesen beschäftigen, ist die Ausgangsbasis für diesen Artikel. Er zeigt, dass die Elemente dieser Bibliothekskultur permanent geblieben sind und beschreibt auf welche Art die Vermittlung über die verschiedensten Kanäle den essentiellen Wert festigt: die Verbreitung von Wissen und Kultur.
Entre la identidad profesional y la formación profesional, tal vez falte un eslabón : el de la cultura profesional. En efecto, el ejercicio del oficio de bibliotecario no consiste solamente en la ejecución de técnicas, de saberes o de procedimientos sino que es también la expresión de objetivos, de valores, de prioridades que son compartidas por la profesión y que constituyen su cultura. A partir del análisis de los discursos aportados por los bibliotecarios de la lectura pública, este artículo muestra la permanencia de los elementos de esta cultura profesional y describe los vectores de esta transmisión que, por vías estrechas o majestuosas, confortan el valor esencial : la repartición del saber y de la cultura.
Dans son autobiographie de conservateur en formation, Isabelle Nyffenegger fait cette remarque : « Mes 18 mois à l’Enssib m’ont apporté une qualification et une identité professionnelles fortes » 1. Dans un texte récent, Dominique Arot nous invite à « dresser l’inventaire de ces idées constitutives d’une idéologie professionnelle » 2.
C’est par ce biais que je souhaite ici interroger à nouveau la question de l’identité professionnelle : quelles sont les valeurs qui constituent cette « idéologie professionnelle » ? Quels en sont les vecteurs de transmission ? En quoi les valeurs et croyances du groupe professionnel peuvent influer sur son analyse, sur ses positions, ses objectifs et priorités ? Je ne mésestime pas la difficulté de la tâche, puisqu’on continue à s’interroger sur l’identité professionnelle et que « l’idéologie professionnelle » est un objet non identifié, matériau composé d’implicites, de références plus ou moins allusives, de stéréotypes, de préjugés, de totems et de tabous. C’est donc à une simple esquisse d’analyse que je me livrerai ici.
Des cultures professionnelles
Unité / variété de la profession
Premier constat : il est évidemment illusoire d’essayer de recenser des valeurs partagées par l’ensemble des sous-populations qui constituent, toutes ensemble, le groupe professionnel des bibliothécaires. Par sous-populations, j’entends, par exemple, les chefs de section des SCD, les conservateurs chargés des fonds patrimoniaux, les responsables de projets informatiques, les directeurs de bibliothèques municipales, les bibliothécaires gestionnaires de leur équipement à la mode libérale, les militants de la lecture, les bibliothécaires jeunesse, etc.
Je cite trois exemples pour montrer (s’il en était besoin) la variété des registres dans lesquels ces différents groupes travaillent et s’investissent. Pour la gestion libérale, un directeur de bibliothèque s’exprimant ainsi : « La médiathèque est financée à 97 % par la taxe d’habitation et la taxe professionnelle des habitants de la ville. Ce sont les usagers de la médiathèque qui paient l’équipement et qui paient nos salaires. Quand j’ai un usager en face de moi, c’est vraiment son impôt qui me paye et qui paye mon outil de travail, donc je ne suis que le gérant de ce que lui, le citoyen, se paye, par une mutualisation de moyens. » 3 Pour un cadre de SCD, ce souhait qu’exprime Philippe Saltel, vice-président de l’université Pierre-Mendès-France, que « les relations entre laboratoires et services de documentation (alors dotés de moyens suffisants pour un accompagnement soutenu) [deviennent] de plus en plus étroites ». Il s’agit, dit-il, de « structurer le service commun de documentation selon l’organisation des écoles doctorales, en tout cas, spécialiser les tâches des conservateurs en ce sens, et notamment les impliquer dans la formation des jeunes chercheurs autant que dans l’animation de commissions consultatives spécialisées. » 4 Enfin, pour un élu attaché au développement de la lecture, le bibliothécaire doit « se battre tous les jours pour faire tomber des gamins du bon côté, parce que seule la connaissance leur permettra de s’en sortir » 5.
Plutôt que d’une culture professionnelle, il me semble que les bibliothécaires (tous ensemble) sont porteurs de cultures professionnelles – et plurielles. La seule valeur commune à tous – mais elle est d’importance – est celle du partage du savoir et de la culture 6. Traiter de manière globale, sinon exhaustive, l’ensemble des valeurs portées par les différents groupes est une ambition excessive. Je traiterai donc, ici, principalement du groupe professionnel de la lecture publique.
Des récits édifiants
Les bibliothécaires de lecture publique ont forgé un récit sur leur propre histoire – récit nourri de légendes, de mémoire ou d’hagiographie plus que d’histoire. Le fait que les praticiens soient eux-mêmes les auteurs de leur histoire professionnelle n’encourage pas un récit scientifique ou rigoureux. Au contraire, et en toute logique, puisqu’il est lui-même fondateur de l’identité professionnelle, ce récit est riche d’histoires édifiantes, d’hommes providentiels, de dates symboliques… Car il n’a pas d’ambition historique : il est le ciment du groupe professionnel, sa mémoire collective. Quelques exemples hagiographiques ? Il est ainsi convenu, dans ce récit, que les bibliothèques municipales se sont développées grâce à l’arrivée de la gauche au pouvoir, que c’est l’État qui a été le moteur de ce développement, que la métamorphose des bibliothèques en médiathèques en est l’explication première et ultime.
Pas plus que l’histoire de la profession, les valeurs qu’elle partage, autour desquelles elle se mobilise, ne sont exemptes de tout discours à la fois subjectif et complice (de connivence et d’implicite). Le poids réel des événements, des priorités, des acteurs est ainsi nié au profit d’une mise en valeur volontariste et quelquefois déconnectée de toute réalité (mais dire, c’est faire). Je prends trois exemples, évidemment d’inégale importance : l’évolution de l’architecture des bibliothèques, la recherche des non-lecteurs et le caractère vocationnel du métier.
Dès son édition de 1988, le manuel de base des bibliothécaires (le Métier de bibliothécaire), véritable vulgate qui dit tout haut ce que pense tout bas la profession (et, donc, ce que les futurs professionnels doivent penser), rappelle que les années 1970 ont « vu se banaliser l’aspect du bâtiment avec l’objectif avoué de banaliser aussi la démarche du lecteur […]. Actuellement, le rôle de la bibliothèque dans la ville tout comme son pouvoir d’attraction ne sont plus à démontrer et le bâtiment qui l’abrite devient monument, signal ou point de repère ». Est-ce que ce passage de l’archirecture ordinaire au monument ne méritait pas une réflexion un peu plus critique ? Est-il tout à fait étranger à la désaffection de certains publics ?
Pour jouer leur rôle dans le travail de démocratisation culturelle, les bibliothécaires semblent avoir un public-cible : les non-lecteurs. Ils préfèrent, depuis vingt ans, aller à la conquête de nouveaux publics plutôt que s’interroger sur la volatilité de leurs usagers réels, dont de nombreuses statistiques montrent que le quart, voire le tiers d’entre eux les quittent chaque année. Ce strabisme est analysé ainsi par Jean-Claude Pompougnac : « On en est à retrouver le vieux discours séculaire du retard de la lecture publique, qui s’articule maintenant autour de la conquête des non-lecteurs, c’est-à-dire cette chasse permanente à tous les exclus, qu’ils soient prisonniers, hospitalisés, immigrés, handicapés, etc.. » 7
Être bibliothécaire, c’est une vocation… Il existe peu (pas ?) de statistiques à l’appui de cette affirmation. Mais deux éléments de réflexion : l’un, émanant des jurys de concours et regrettant le nombre de « multi-candidats », qui tentent plusieurs concours pour augmenter leurs chances de réussite 8 ; l’autre, puisé dans une enquête menée en 1995 auprès des catégories B des bibliothèques municipales d’Île-de-France 9 montrant que la moitié de l’échantillon interrogé (164 personnes sur 333) avait exercé un autre métier avant celui de bibliothécaire.
Il ne s’agit pas ici de dénoncer des croyances romantiques ou de pourfendre des erreurs très répandues, mais simplement de souligner que nombre d’opinions partagées par le groupe professionnel (c’est-à-dire sa culture professionnelle) sont sans fondement. Peut-on en déduire que le groupe a probablement davantage besoin de partage que de vérité historique ? Davantage besoin de s’assurer de sa propre valeur que d’analyser ou discuter l’évolution de son environnement professionnel ?
Les vecteurs de la transmission
Comment se transmettent une identité professionnelle, des valeurs professionnelles ? Comment ça s’attrape ? Par formation, par contagion, par imprégnation, par mimétisme ? Le deuil du CAFB, que portent encore les bibliothécaires, peut nous éclairer sur ce point.
Pavane pour un CAFB défunt
La disparition du CAFB a entraîné (et entraîne encore) une déploration que bien des observateurs considèrent comme irrationnelle et ne s’expliquent pas. C’est qu’il s’agit, ici, non pas du regret objectif d’une formation irremplaçable (encore qu’elle n’ait pas été remplacée…), mais de la nostalgie de l’autoformation. La fin du CAFB, c’est la fin du pouvoir de reproduction des bibliothécaires sur leur propre groupe professionnel : ce qui signifie à la fois la fin d’un diplôme fédérateur, identitaire, et la fin d’une mobilité professionnelle linéaire.
La réforme statutaire, analyse Bernadette Seibel, a produit « une dévaluation symbolique de l’identité professionnelle du métier » 10 ; Dominique Lahary impute ce sentiment de perte au même événement : « La perturbation introduite par la réforme statutaire a manifesté (jusque dans la rue) la puissance d’une structuration identitaire autour d’un diplôme professionnel [le CAFB], qui a peut-être connu son chant du cygne avant que la dispersion des grades et la perte des références en termes de diplôme ne fassent exploser finalement la communauté des bibliothécaires. » 11 En termes violents, Dominique Lahary exprime ce que beaucoup disent autrement : qu’est-ce qu’une profession qui n’est pas reconnue par un diplôme ? Est-ce que la suppression du diplôme ne signifie pas « l’explosion » de la profession ?
Les conditions d’entrée dans le métier, elles aussi, ont été gravement perturbées par la disparition du CAFB : dans l’ancien régime statutaire, il était fréquent d’entrer dans le métier sans diplôme et de se former, se qualifier au fil des années – ce que j’appelle la mobilité professionnelle linéaire. Ainsi, dans l’étude déjà citée, plus du tiers des agents de catégorie B interrogés avaient commencé leur carrière comme employés de bibliothèque ; près de la moitié (45 %) avaient débuté sans diplôme professionnel 12.
L’auto-reproduction du groupe était, alors, une réalité.
Le poids symbolique de cette réalité est souligné par l’analyse que fait Yves Reuter à propos des médiateurs culturels : « Tout corps – et les médiateurs culturels n’y échappent pas – possède sa logique de fonctionnement qui est aussi une logique de promotion et de reproduction (voir les luttes autour du statut professionnel, de la formation, de la reconnaissance, du pouvoir). » 13 La bibliothéconomie est-elle un outil stratégique dans cette lutte pour la formation et la reconnaissance professionnelle ? Elle permet, en tout cas, de délimiter le pré carré où peut se déployer la légitimité professionnelle : « La bibliothéconomie française va se constituer durablement comme une discipline enseignée par des professionnels pour des professionnels », analyse Daniel Renoult 14. Une discipline, pas une science. Et peut-être même pas une discipline 15.
Apprendre
Qu’en est-il aujourd’hui ? Dans quelle mesure la formation peut-elle transmettre cette culture professionnelle ?
Dans le rapport d’évaluation du diplôme de conservateur de bibliothèque (DCB) 16, Jean-Luc Gautier-Gentès analyse ce phénomène à propos de l’Enssib : « École professionnelle dont l’enseignement est dispensé dans une large mesure par des professionnels, l’école forme de futurs professionnels. Il est donc normal que les élèves présentent une certaine ressemblance avec leurs aînés. C’est aussi souhaitable dans la mesure où cette ressemblance les prépare à prendre leur place dans le milieu auquel ils se destinent. Et où elle implique l’adoption de valeurs qui conservent leur validité (les bibliothèques constituent un service public, avec tout ce qui découle de cette expression) et de savoir-faire éprouvés. » La transmission de valeurs propres au groupe professionnel est facilitée par le fait que les formateurs appartiennent eux-mêmes à ce groupe – ce que des universitaires ne peuvent nullement accomplir.
Mais ces valeurs, ces croyances, ce récit collectif, sont davantage encore transmis dans l’exercice même du métier. C’est en « faisant le bibliothécaire » qu’on deviendrait bibliothécaire, membre du groupe professionnel. La formation mimétique (souvent confondue avec la formation « sur le tas ») est ainsi une forme persistante d’auto-formation du groupe professionnel. Je cite deux bibliothécaires de la BPI 17 : « Alors, j’ai été formée bien sûr par la responsable du bureau 7… je ne me souviens plus… qui m’a expliqué comment ça fonctionnait et puis après, on s’est formé sur le tas… puis, on se formait tous les jours avec la collègue qui est très compétente… Il y a des gens merveilleux au bureau 7, des vrais savants et qui t’apprennent – moi, j’apprends tous les jours au bureau 7 – et puis on apprend aussi avec les lecteurs, et puis on apprend à aller dans les rayons pour découvrir les ouvrages. » ; « Moi, je dis que ma meilleure formation a été de faire… d’être renfort de personnes qui étaient formées […]. Dans l’ensemble, si tu veux, moi ma meilleure formation, ça a quand même été les collègues. D’être le renfort de M., de C., enfin des gens qui étaient là depuis longtemps…
Q : Ils t’ont montré quoi ? les outils ?
R : Rien, rien, je les ai vus. Je les ai vus renseigner. »
On apprend en faisant, en regardant faire. C’est ce que décrit Bernard Lahire : « Au départ, “on est perdu”, “paniqué”, on apprend dans l’insécurité psychologique, on est “jeté”, on “débarque” sans rien savoir de ce qu’il faut faire. La seule solution : copier, regarder faire et “se débrouiller” tout seul. Il s’agit ici d’une expérience commune à tous ceux qui sont passés par des modes pratiques d’acquisition d’un travail : entrer dans un processus de travail déjà en marche et ce, sans préparation, est forcément une expérience brutale […]. Il s’agit de modes d’apprentissage par le voir et surtout par le faire, l’attention, la présence. » 18
Dans les faits, sans que les structures de formation semblent l’avoir intégré, la formation des bibliothécaires passe ainsi par un accompagnement, un tutorat implicite 19 qui transmet une culture professionnelle : car, ainsi, on n’acquiert pas seulement des techniques ou des savoir-faire, mais aussi des dispositions (l’attention aux usagers, l’écoute, la disponibilité) qui sont partie intégrante de cette culture. Par exemple, le fait de se lever ou pas pour accompagner l’usager en rayons, ou une signalétique performante ne sont pas considérés comme une technique mais comme une marque de respect, d’attention à celui qui ne maîtrise pas les codes documentaires. « Je ne sais pas à quoi ça tient. Ça tient beaucoup au local, ça tient beaucoup au lieu je crois, ça tient à des choses un peu banales, à une idéologie de… comme disait Melot, qui était directeur de la BPI […], il disait : “La signalétique, c’est le contraire du mépris” … Il disait, c’était son grand truc, il disait : “À la BPI, il n’y a pas de mépris pour l’usager”. Bon, c’est un peu naïf comme ça, mais un peu vrai. C’est un peu de l’idéologie. » 20
Se former, s’informer
La vie professionnelle s’accompagne de tout un environnement informatif qui contribue à donner forme au groupe professionnel, rencontres (congrès, journées d’étude), stages de formation continue, participation à la vie associative ou syndicale, lecture de la presse professionnelle, abonnement à une liste de discussion…
La transmission des valeurs et préoccupations du groupe se fait d’autant plus facilement que le groupe est consensuel : si des batailles (homériques ou picrocholines, selon le point de vue qu’on adopte) ont secoué la profession jusqu’au début des années 1980, il n’en est plus rien aujourd’hui. Non seulement parce que l’époque est à la recherche obligée du consensus (être en désaccord est mal élevé – ou archaïque), mais parce que, me semble-t-il, la profession a globalement atteint son but : le développement des bibliothèques municipales est inscrit sur l’agenda politique, le bien-fondé des bibliothèques, leur utilité sociale, la reconnaissance du corps professionnel, ces objectifs semblent atteints. Dès lors, contre quoi batailler ?
Contre le droit de prêt. D’une certaine façon, la querelle du droit de prêt a été l’occasion pour la profession de se rassembler, de se ressouder, face à un ennemi commun (ou considéré comme tel). De même que l’attente (je n’ose dire l’exigence) d’une loi sur les bibliothèques publiques : ne relève-t-elle pas aujourd’hui davantage d’une rhétorique qui cimente un groupe que d’une argumentation raisonnée ?
Ces deux exemples ne sont pas pris au hasard. Ils sont, au contraire, typiques de sujets qui peuvent, au-delà de la conjoncture, porter des valeurs fondatrices. Le rôle de partage des bibliothèques, l’objectif de démocratisation, dans un cas ; la mission de service public et les moyens de l’assumer, dans l’autre 21. La gratuité et le pluralisme sont les incarnations de ces deux ambitions. Depuis une petite dizaine d’années, on pourrait donc dire que la transmission, ou l’enracinement, de ces valeurs se fait mieux qu’avant.
Pour autant, les débats nouveaux qui pourraient voir le jour ne trouvent pas leur place dans un dispositif qui ne retransmet, ne rediffuse que les positions passées au tamis des compromis et du consensus. Ni (par ordre alphabétique) l’ABF, ni le BBF, ni l’Enssib ne sont des lieux de débat où s’inventent de nouvelles problématiques : je pense, par exemple, à trois questions essentielles, celles de la démocratisation, du rôle de l’État 22 et de la médiation culturelle. Si ces sujets sont des totems de la culture professionnelle, sont-ils aussi des tabous ?
Totems et tabous
Le partage du savoir et de la culture reste le socle qui fédère la profession, sa valeur essentielle. Citons, à l’appui de cette assertion, Dominique Arot : « Les bibliothécaires (ils n’en ont pas le monopole) sont habités par la conviction que l’écrit, qu’il soit littéraire, documentaire, ou informatif – et donc le livre – est un instrument de construction de soi, d’intelligence et de maîtrise du monde et donc une source de liberté. » 23 Cet objectif de partage, commun à toute politique culturelle, met aujourd’hui la médiation au cœur du métier, comme le soulignaient, par exemple, Jacques Guigue et Nadine Herman à propos de la réforme statutaire de 1991 : « Les équipements de lecture publique ont fédéré les énergies militantes autour de l’objectif d’accès à la culture ; la fonction de médiation a alors mobilisé l’ensemble des personnels non plus sur le livre mais sur la lecture, c’est-à-dire sur la relation entre le lecteur et le livre. Cet enrichissement des finalités de la profession a contribué à en faire le ciment : il a permis de dépasser les questions soulevées par les contraintes et les rigidités de gestion imposées par le statut et les règles du service public. » 24
Cette mobilisation autour de la médiation, autour du service rendu aux usagers, explique l’attachement au métier exprimé par le groupe professionnel dont il est question ici. Attachement qui passe par une bibliothèque précise (la BPI) : « Bibliothécaire, pour moi c’était la personne qui est derrière une lampe […] avec des manches de lustrine qui grimpe aux échelles et qui est là, dans un silence profond et qui n’a affaire qu’à des savants, des érudits. C’était ça mon image et ce qui est bien, c’est que justement cette Bibliothèque publique d’information est surtout très publique et moi, j’ai trouvé ça merveilleux de trouver un public aussi varié et cette bibliothèque si ouverte. » 25 Ou, plus largement, attachement qui s’ancre sur l’utilité du métier : « Quand on fait ce métier, on a une réflexion culturelle sur notre mission, sur notre rôle. Quand on commence, on se dit “j’aime bien les livres, les disques…” Après on se rend compte qu’on fait un très beau métier, avec des implications sociales, on a une réflexion sur la citoyenneté… » ; « Néanmoins, j’ai choisi ce métier et ne le regrette pas, malgré les obstacles (titularisation difficile, notamment). La richesse des contacts (professionnels, public), le sens du service public et le sentiment d’être “utile” aux gens en font un métier beau et passionnant » ; « C’est une très belle profession, qui peut être très riche vis-à-vis du public et aussi pour soi. On est ouvert sur le monde » 26.
Cet unanimisme structure le corps des bibliothécaires de lecture publique, et il le fait autour d’une ambition généreuse.
La question que je souhaite poser aujourd’hui est celle de cet unanimisme, précisément. Et de son implicite. Pourquoi cette ambition n’est-elle pas régulièrement(constamment) discutée, interrogée, évaluée ? Le partage ? Quel partage ? Pour qui ? La culture ? Laquelle ? Lesquelles ? À force de ne pas parler, ne risque-t-on pas de se payer de mots ?
Certes, le discours de l’échec de la démocratisation culturelle (et de la recherche des non-lecteurs) est largement répandu – et son constat intériorisé 27. Mais l’analyse se cantonne peut-être trop à ce constat (décevant) et au sentiment de culpabilité qui en découle – moins aux mesures, projets ou objectifs à mettre en œuvre pour tenter d’y remédier. Le débat autour de la stagnation de la fréquentation, dans les bibliothèques municipales, ne peut manquer d’évoquer et d’enrichir ces interrogations. Je n’évoquerai, ici, que la question de la médiation culturelle.
Pourquoi elle ? Parce qu’il me semble que c’est une des pistes possibles pour expliquer une certaine désaffection des usagers. Les tactiques de séduction que les bibliothèques mettent en pratique (se faire connaître, faire parler de soi, se rendre familières, démythifier l’institution, aller au-devant des populations indifférentes ou rétives…) semblent être un moindre souci pour les bibliothécaires à l’intérieur de la bibliothèque, où l’autonomie de l’usager reste le postulat indiscuté. Or, un grand nombre d’anciens usagers mettent en avant, pour expliquer leur abandon de la bibliothèque, à la fois la difficulté à maîtriser l’offre documentaire qui leur est faite et l’inadéquation entre ce qui leur est proposé et ce qui constitue leur univers culturel 28.
Peut-être conviendrait-il, aujourd’hui, de repenser certaines modalités de l’offre. Inutile, sans doute, de revenir ici sur la question des horaires, elle aussi intégrée comme un échec indiscutable – c’est-à-dire dont on ne discute plus. Mais la durée des prêts ? Mais le jargon toujours présent ? La classification ? L’aide au repérage ? La signalétique ? Les discours des bibliothécaires, sur tous ces points, ne sont qu’aveu d’impuissance. Mais quelle fatalité y a-t-il là donc ? Quelle étrange culture professionnelle, que celle qui constate l’opacité de son offre tout en affirmant sa volonté d’ouverture à tous…
De la même façon, la doxa préconise le respect du choix des usagers, c’est-à-dire la non-intervention des professionnels sur les pratiques des amateurs. Cette attitude, poussée dans sa logique et liée à un certain relativisme culturel, aboutit aujourd’hui au refus de conseiller les usagers : « Je ne définirais pas du tout mon rôle comme un rôle de conseil, ici, en tout cas, pas du tout. Je le déplore assez peu d’ailleurs, car quelquefois, c’est difficile et ce n’est peut-être pas dans mes attributions de conseiller vraiment un ouvrage par rapport à un autre. » 29 Refus ou, tout au moins, position d’évitement : le conseil de lecture semble aujourd’hui dévalorisé.
Enfin, troisième élément : la composition des fonds. Sur la question de l’offre et de la demande, la profession est mal à l’aise et les débats doivent se poursuivre. S’il n’y a pas antinomie, on le sait, entre ces deux logiques, on pourrait craindre qu’aujourd’hui la réflexion professionnelle, inaboutie, ne mène à marier la carpe et le lapin : le n’importe quoi de la culture de masse, puisque les usagers le demandent, et l’eau tiède de la culture moyenne vue par Télérama, pour s’en démarquer. Crainte qu’alimente le relatif silence qui règne sur ces sujets.
La médiation est peut-être, a peut-être toujours été, la grande absente de la culture professionnelle. Or, c’est peut-être justement par elle, dans une démarche bien comprise qui évite à la fois la prescription pastorale et l’abstention indifférente, que passe la réflexion sur une nouvelle offre, une nouvelle compétence, une nouvelle plus-value, une nouvelle légitimité des bibliothécaires.
En somme, il me semblerait opportun que la culture professionnelle sorte aujourd’hui du silence consensuel. Qu’elle sorte de la rhétorique. Qu’elle sorte de l’implicite.
Novembre 2002