Il libro in Benedetto XIV

dalla « domestica libraria » alla biblioteca universale

par Yann Sordet

Carla Di Carlo

Maria Gioia Tavoni

Paolo Tinti

Bologna : Pàtron, 2000. – 198 p. ; 21 cm. – (Lyceum : Collana di archivistica, bibliografia e biblioteconomia ; 1). - ISBN 88-555-2569-7 – 12,39 €

Bologna : Pàtron, 2001. - 151 p. ; 21 cm. - (Lyceum : Collana di archivistica, bibliografia e biblioteconomia ; 2). - ISBN 88-555-2612-X - 9,81 €

Bologna : Pàtron, 2001. - 332 p. ; 21 cm. - (Lyceum : Collana di archivistica, bibliografia e biblioteconomia ; 3). - ISBN 88-555-2615-4 - 20,66 €

Saluons avec l’attention qu’elle mérite la naissance d’une collection consacrée à l’histoire du livre et des bibliothèques : Lyceum, dont la responsabilité éditoriale est assurée par la dix-huitiémiste Maria Gioia Tavoni, professeur de bibliographie et d’histoire du livre à l’université de Bologne, compte aujourd’hui trois titres, tous d’origine universitaire, et illustrant chacun un genre particulier de l’histoire du livre.

Le premier (Il libro in Benedetto XIV, 2000) est le fruit d’une enquête conduite par Carla Di Carlo sur la bibliothèque personnelle du pape Benoît XIV, incontournable figure du XVIIIe siècle italien non seulement pour son rôle ecclésiastique mais pour sa participation aux Lumières. On savait Prospero Lambertini (1675-1758), devenu pape sous le nom de Benoît XIV en 1740 à l’issue d’un des plus longs conclaves de l’histoire, à la fois lettré, érudit et pondéré – ce qui ne fut pas sans conséquence au moment où Montesquieu publiait l’Esprit des Lois (1748) et où paraissaient les premiers volumes de l’Encyclopédie (1751). Passionné par les sciences et les disciplines historiques, il correspond avec Maupertuis, Muratori, Frédéric II et Voltaire, qui lui dédie sa tragédie Mahomet. Membre incontestablement de la république des Lettres, il fut à l’origine d’un des plus brillants pontificats post-tridentins. Et comme l’a noté Franco Venturi, le grand historien des Lumi, la plume, les livres et les objets scientifiques semblaient beaucoup plus adaptés à sa représentation que la tiare et les clés de Pierre.

Le grand mérite de cette étude est d’ajouter une pierre à ce portrait en mettant en relief la place du livre et des bibliothèques : à partir de sources principalement catalographiques et épistolaires, l’auteur s’intéresse non seulement au sort de la bibliothèque privée et aux étapes de sa destination publique, mais également à l’activité intellectuelle de Lambertini, à sa conception de l’érudition catholique, à ses pratiques du livre, à ses fréquentations des bibliothèques bolonaises et romaines, et à ses interventions dans le monde de la librairie avant comme après son accession au trône de saint Pierre.

Les livres d’un Pontife éclairé

Né en 1675 dans une illustre famille bolonaise, Prospero Lambertini se distingue par son appétit de savoir et la solidité de sa formation intellectuelle ; tout en étudiant et pratiquant rhétorique, philosophie, théologie, droits civil et canon, il gravit avec constance les échelons du cursus honorum ecclésiastique. Cardinal en 1728, il est transféré en 1731 de l’évêché d’Ancône à celui de Bologne, qu’il occupera jusqu’à son élection au pontificat en 1740. Il ne cesse dès lors d’œuvrer en faveur des bibliothèques de la ville, tout en cherchant la meilleure destination possible pour sa propre collection. Bologne disposait au XVIIIe siècle de nombreuses bibliothèques, principalement ecclésiastiques, qui palliaient l’absence d’une véritable bibliothèque publique. Le prélat réorganise notamment la bibliothèque de l’archevêché, qui était née de la volonté du cardinal Gabriele Paleotti au XVIe siècle, et met un terme à sa déréliction par une politique active de reliure et de catalogage.

À la faveur de son tableau des bibliothèques bolonaises, l’auteur évoque aussi celle des chanoines de San Salvatore, dont le noyau remontait au XIVe siècle, mais qui avait été fortement appauvrie par Philippe II au profit de la bibliothèque de l’Escurial, et par la volonté, après le concile de Trente, de faire disparaître les annotations qu’avait laissées Érasme dans les marges des manuscrits. La seule collection non ecclésiastique qui suscitât alors l’intérêt des voyageurs était celle du grand naturaliste Ulisse Aldovrandi, placée sous la responsabilité du sénat de la ville. Alors que les grands prélats, traditionnellement, léguaient leurs bibliothèques personnelles à des institutions ecclésiastiques, Benoît XIV, lui, va préférer une institution scientifique et laïque, l’Istituto delle Scienze ed Arti, en l’investissant d’une mission exemplaire : la réception et la conservation de sa propre collection, et l’entretien d’une bibliothèque publique qui serait le conservatoire de la mémoire de la ville et le lieu de tous les savoirs contemporains. L’Istituto avait été fondé à Bologne en 1714 par Luigi Ferdinando Marsili, général des armées pontificales, collectionneur et voyageur polygraphe. Il avait lui-même laissé à la jeune académie quelque 2 000 volumes imprimés, 900 manuscrits orientaux et 120 ouvrages de sa main. La décision de Benoît XIV est loin d’être anodine, surtout à Bologne, deuxième ville des États pontificaux et siège de Légation, et de surcroît de la part d’un pontife. Parmi les raisons de ce choix d’une institution académique laïque, figure sans doute, certes, le scandaleux état dans lequel Lambertini avait trouvé la bibliothèque laissée par Paleotti. Mais surtout on devine, à travers l’étude de Carla Di Carlo, la maturation d’un projet intellectuel précis et d’une conception particulière de l’institution bibliothécaire. Benoît XIV fut l’un de ceux qui ont le plus œuvré pour la réconciliation de l’Église avec les idées et les sciences émergentes du siècle, par la création notamment de chaires de mathématiques, de chimie et de chirurgie.

Tout en transformant et en élargissant les missions d’une institution fondée dans un cadre – académique et scientifique – qui n’était pas ecclésiastique ni conventuel, il entendit ainsi rassembler des disciplines non seulement diverses mais qui pouvaient être pensées comme contradictoires. On observera qu’en ce XVIIIe siècle, les corps académiques sont de plus en plus fréquemment investis de missions semblables de la part de particuliers, qui souhaitent servir le progrès des sciences et des arts en fondant, sous leur responsabilité, prix d’excellence ou bibliothèques publiques (c’est le cas en France de Jean-Jacques Bel à Bordeaux en 1736, de Pierre Adamoli à Lyon en 1769). La bibliothèque voulue par Benoît XIV est un lieu de réflexion et de production devant servir les disciplines scientifiques comme l’histoire sacrée. Et l’institution savante lui semble alors le support idoine de son projet : non pas seulement conserver, mais faire fructifier, et publiquement. Elle apparaît pleinement comme un cercle d’études sans mondanité, laïcisé, orienté vers les sciences expérimentales et les arts utiles, entretenant des collections (musées et bibliothèques) non pas dictées par la seule ostentation érudite mais également conçues comme instruments et encyclopédies des savoirs.

Destin public d’une bibliothèque privée

Avant même que son legs soit effectif, Benoît XIV déplace le centre de gravité de l’Istituto sur la bibliothèque. Le palazzo Poggi, acquis en 1711 par le sénat de Bologne pour héberger l’académie voulue par Marsili, est agrandi par l’architecte Carlo Francesco Dotti pour contenir la croissance programmée de la bibliothèque. En 1742, le pape appuie le transfert à l’Istituto de la bibliothèque qu’Aldrovandi avait confiée au sénat par son testament de 1603. Il fait accroître les collections de minéralogie et d’instruments scientifiques. Par un motu proprio du 20 juillet 1755, il impose également aux imprimeurs bolonais de déposer à l’Istituto un exemplaire de chaque ouvrage publié. Le transfert de sa propre collection y est décidé en septembre 1754. La nouvelle bibliothèque peut ainsi être inaugurée en novembre 1756, dans ce palais, siège originel de l’Istituto et noyau historique de l’université de Bologne, qu’elle occupe encore aujourd’hui.

À dire vrai, tous les livres de la bibliothèque personnelle de Lambertini ne se retrouvent pas au palazzo Poggi : les exemplaires les plus rares restent à la Vaticane, et les ebraica vont à la Bibliothèque Casanatense de Rome. Les 25 000 volumes qu’elle comptait étaient le fruit d’une sélection : il s’agissait, entre les milliers d’acquisitions effectuées depuis les premières années de ses études romaines, et entre tous les ouvrages que l’évêque puis le Pontife avaient reçus en hommage, des volumes qu’il avait sciemment conservés dans sa collection domestique et qu’il n’avait pas donnés de son vivant aux nombreuses bibliothèques ecclésiastiques qu’il favorisa. Il en avait fait rédiger le catalogue en 1750 : on saura gré à l’auteur de se pencher avec attention sur ce document essentiel, mais on pourra lui reprocher de ne pas suffisamment s’interroger sur les sources et les raisons de son organisation et du cadre de classement suivi, alors même qu’elle édite en annexe les titres des classes et sections adoptées, et une partie de la section rassemblant l’histoire littéraire et bibliographique. À la lecture de ces pièces justificatives, on voit en fait très bien que le dispositif catalographique reproduit par Lambertini et son bibliothécaire est celui des cinq grandes classes (Théologie, Jurisprudence, Sciences et Arts, Belles-Lettres, Histoire), mis au point au début du siècle en Hollande et en France par Prosper Marchand et Gabriel Martin, et largement diffusé par les libraires parisiens. Dans la section éditée du catalogue figurent même quelques modèles fortement probables de l’ordre adopté, notamment le catalogue de vente de la bibliothèque de l’abbé d’Orléans de Rothelin (1746).

L’Index révisé de 1757

Le titre de cette étude, enfin, se justifie pleinement dans la mesure où l’auteur se penche sur plusieurs aspects de l’activité et des interventions de Lambertini dans le domaine de la librairie et des bibliothèques. On le voit attentif au papier, au format, à la typographie des éditions de ses propres œuvres. On voit quelles furent ses relations avec les grands prélats romains et leurs bibliothécaires (Giusto Fontanini, bibliothécaire du cardinal Imperiali, ou Joseph Dominique d’Inguimbert, bibliothécaire du cardinal Corsini qui laissera sa propre collection à la ville de Carpentras), et avec les gardiens de la Vaticane, au premier chef Angelo Maria Quirini, qui fut également l’un des premiers incunabulistes. L’intérêt du pape pour le livre et pour la culture laïque et ecclésiastique, inspire également son implication personnelle dans la réforme de la censure et de la congrégation de l’index. La nouvelle constitution qu’il fait promulguer pour cette dernière en 1753 est l’occasion de réviser les critères d’évaluation des ouvrages publiés en les asseyant sur des « règles fermes et certaines ». Il manifeste par là son intention de garantir d’un côté l’activité intellectuelle et éditoriale, de l’autre la légitimité de la congrégation elle-même. Il fait publier quatre ans plus tard une nouvelle édition de l’Index librorum prohibitorum. À la faveur de cette révision il entend distinguer l’œuvre de son auteur dans la condamnation ; il reproche notamment à son prédécesseur Clément XI d’avoir condamné Quesnel sans l’avoir entendu. Signalons que disparaissent alors de la liste les ouvrages publiés pour la défense de Copernic et Galilée, et que Benoît XIV se signala par la facilité avec laquelle il concéda la faculté de lire les livres prohibés. On lira avec intérêt le chapitre consacré à ce « livre » qu’est lui-même l’Index de 1757 (histoire éditoriale, contenu, typographie, dispositif de mise en page, etc.).

Qu’il nous soit permis toutefois d’exprimer quelques regrets mineurs : l’absence d’un état des sources et d’une bibliographie contraint le lecteur à pister des références dispersées en notes infrapaginales. Inversement, une trop grande servilité – ou un zèle intempestif – dans les citations bibliographiques d’ouvrages anciens en notes de bas de page (respect de l’alternance capitales/minuscules et italique/romain des pages de titre, collation complète, adresse entièrement transcrite dans la langue – en général le latin), donne lieu en bas de page à des « pavés » typographiques à la présentation fastidieuse. Ce protocole typo-rédactionnel, à l’honneur d’un catalogueur de livre ancien, peut ici sembler excessif.

Dans cette même collection, on trouve deux autres monographies : le catalogue de la bibliothèque confisquée aux Jésuites de Modène en 1774, édité par Paolo Tinti (La libraria dei Gesuiti di Modena), avec une intéressante préface de Maria Gioia Tavoni sur la pertinence et les supports éditoriaux des catalogues de fonds anciens ; une synthèse alerte, enfin, consacrée par cette dernière aux métiers du livre dans l’Italie des Lumières et de la Restauration (Precarietà e fortuna nei mestieri del libro in Italia). L’ouvrage constitue, à l’intention du premier cycle universitaire et du public éclairé, une mise au point terminologique et une introduction riche et claire sur la production et la diffusion du livre dans la Péninsule pendant le dernier siècle de l’ancien régime typographique (XVIIIe et premier XIXe). De nombreux points sont évoqués : la typologie des professions, l’organisation des ateliers, la question de la rentabilité économique, le statut des auteurs, le mécénat, le tout en tenant compte de la diversité culturelle, sociale et juridique qui est celle de l’édition dans les différents états de la Péninsule. Chacun des deux grands chapitres (Mestieri in antico regime tipografico ; Livelli et qualità della produzione) est suivi d’une précieuse annexe bibliographique (Orientamenti bibliografici) qui fournit, sous la forme d’une bibliographie raisonnée, un tableau large de la recherche en histoire du livre pour l’Italie sur cette période.

Souhaitons d’autres titres d’une telle qualité à cette collection que l’on peut désormais rapprocher, en restant dans le domaine italien, de la collection Bibliografia e Biblioteconomia (Milan) ou de la prestigieuse Biblioteca di Bibliografia italiana publiée chez Olschki (Florence).