Tout ça pour ça !

Patrick Perez

Fabienne Soldini

Philippe Vitale

Lisette. – On dit bien vrai :

qu’il n’y a point de pires sourds

que ceux qui ne veulent pas entendre.

Molière, L’Amour médecin.

Nous avons hésité à répondre à la critique de M. David 1. Ne pas apprécier la teneur ou la forme d’un article est une chose, insulter ses auteurs en est une autre, qui témoigne d’un manquement aux règles du débat démocratique.

Jouant l’épistémologue, M. David use d’un unique référent théorique 2, certes pertinent mais insuffisant pour notre objet, qu’il répète de manière incantatoire, essayant de convaincre le lecteur qu’il n’existe qu’une seule manière d’analyser les bibliothèques, celle qu’il tente d’imposer. Que propose cette rhétorique dénuée de tout élément factuel dans ce qu’elle prétend expliquer et que nous perdrions de vue, faute de rigueur ? On apprend (!) que les médiathèques sont régies par des « codes (qui fonctionneraient) comme le dispositif central d’une sélection tacite des usagers », dotées pour cela d’une « stratégie de marketing » faite pour attirer le « badaud mais, in fine réservées aux seuls clients solvables ». Pour finir, M. David fait surgir sur le devant de la scène « la question sociale », explication effectivement lumineuse ! Comme le dit le film, Tout ça pour ça ! : une sociologie désormais classique sur les différenciations sociales en matière d’accès aux biens culturels. Or, rappelons, comme l’indique clairement le titre de notre article, que nous ne travaillons pas sur les non-usagers des bibliothèques et les facteurs sociaux de leur non-présence, mais sur ceux qui viennent, constituant, comme le constatent les bibliothécaires et les sociologues depuis vingt ans, un nouveau public qui introduit des nouveaux usages, certains s’avérant conflictuels ou problématiques.

Que nous reproche M. David : de ne pas reproduire le discours devenu banal qui explique les phénomènes de conflits en terme d’exclusion, de domination culturelle, et de « défi » face aux représentants de la culture légitime. Or, cette explication, aussi séduisante qu’elle puisse paraître – elle a la force de l’évidence et du sociologisme du café du commerce – n’explique en réalité rien du tout.

M. David met en opposition jeunes et institution, se demandant « est-ce une fraction du public qui pose problème ou l’institution, ses règles de fonctionnement qui produisent la déviance (…) ? », comme si les choses étaient aussi simples 2, comme si le social se réduisait à un affrontement entre des tenants d’une institution et des membres des classes populaires, dont il a l’air de supposer qu’ils sont un groupe homogène. Or, appartenir à la même classe d’âge, ou à la même classe sociale ne signifie en aucune façon uniformité des comportements, laquelle semble se réduire à des actes de « déviance ». Bien au contraire, la conformité est d’usage pour la majorité de ces jeunes, qui sont parfaitement conscients des ressources culturelles et scolaires que peut leur procurer une bibliothèque, par l’intermédiaire des documents et surtout grâce à l’important travail en salle effectué par les agents. L’explication de M. David en terme de codes que les jeunes méconnaîtraient ne tient pas, pour la simple raison qu’il est impossible de ne pas connaître les règles comportementales en vigueur, car elles sont régulièrement rappelées, serinées même par les personnels. Estimer qu’elles sont ignorées par méconnaissance ou alors par « défi », en réaction à une institution de domination culturelle qui les exclut, c’est projeter sur ces jeunes son propre ethnocentrisme de classe.

Les personnels des bibliothèques ne constituent pas, non plus, un groupe homogène : différentes catégories et fonctions s’y côtoient, qui exercent leur autorité de manière variable, à l’occasion du rappel des règles, pouvant rentrer elles-mêmes en conflit.

Outre la conservation de biens culturels, les bibliothèques sont des espaces de relations à l’usager, d’interactions, de situations de face à face que les agents doivent gérer avec les moyens dont ils disposent. Ces espaces et ces relations sont régis par des règles, qui sont fonction de leurs représentations sociales de leur lieu de travail, de la lecture, des usagers etc., qui vont justifier l’action, et le rappel à l’ordre lorsqu’il y a manquement à une règle jugée fondamentale. Ainsi un bibliothécaire qui définit (individuellement ou collectivement) son espace de travail comme un lieu de lecture sera moins tolérant au bruit que son collègue qui l’aura défini comme une médiathèque, incluant les supports sonores. Point « d’usages canoniques » avec le caractère immuable et sacré que cela connote, point de « codes » auxquels il faudrait être initié dans son milieu social mais des règles, qui déterminent une relation de service, dont l’application est soumise à la subjectivité des agents, part inhérente de leur travail. L’exemple donné dans notre article, jugé casuiste, montre cette subjectivité en œuvre dans l’acceptation du chewing-gum en salle de lecture (s’il est dissocié de l’acte de manger) ou de son rejet (s’il est considéré comme en faisant partie) ; fait apparemment trivial mais qui peut générer des altercations virulentes entre les usagers et les agents, lorsque ce qui est autorisé aujourd’hui dans une salle par un agent sera interdit demain dans cette même salle par un autre. L’analyse relationnelle des situations de tension que nous avons réalisée, appuyée par une année d’observation in situ, permet d’appréhender le conflit comme un processus, et non comme la simple expression de la substance des jeunes ou des personnels.

  1. (retour)↑  Cf. p. 101-102, Bruno David, « La sociologorrhée à l’œuvre ».
  2. (retour)↑  M. David a beau jeu d’ironiser : « Comme l’indiquent les auteurs, les médiathèques sont des lieux d’usages multiples. Ils omettent de préciser qu’elles ont été prévues pour cela. » Non, la bibliothèque n’a pas été pensée pour accueillir des individus qui brûlent des poubelles, consomment de la drogue, font la manche, se battent ou frappent d’autres personnes, promènent des chiens d’attaque non muselés, autant de pratiques illégales, fort éloignées de la « convivialité ». Elle n’a pas été non plus pensée comme un espace de jeux (vélo, football, pistolet à eau), de lecture collective où les images servent de prétexte à des éclats de rire, des joutes verbales, des insultes rituelles. Or, des médiathèques tolèrent certaines de ces pratiques, d’autres non. Ces autres formes d’usages conflictuels, liées à un ensemble de facteurs (implantation géographique, organisation du travail…), feront l’objet d’articles ultérieurs.