Automne hongrois

Une visite professionnelle à Budapest

Aline Girard-Billon

Le monde des bibliothèques hongroises est fort peu connu en France, aussi peu que celui des autres pays de l’Europe de l’Est et des républiques de l’ex-Union soviétique, en dépit de l’ouverture à l’Occident de ces États et de la participation massive de professionnels tchèques, slovènes, kazakhs ou biélorusses aux conférences professionnelles internationales. Un voyage à Budapest, les 8 et 9 novembre 2001, a été mis à profit pour mieux connaître les bibliothèques hongroises. Étaient inscrites au programme d’une part la visite de Kelló, prestataire de services aux bibliothèques de Hongrie, et d’autre part la découverte de la nouvelle bibliothèque centrale de Budapest qui a ouvert ses portes au public en novembre 2000.

Kelló

Organisation sans but lucratif, œuvrant pour l’intérêt général, Kelló (Könuytárellátó Közhasznú Társaság) est une société de services aux bibliothèques comme il en existe dans un certain nombre de pays, essentiellement européens, mais elle y a une place à part. Créée il y a dix ans, employant 135 salariés, elle exerce son activité sous le contrôle de l’État, représenté par le ministère de la Culture, mais fonctionne comme une société commerciale soumise aux lois du marché et ne reçoit aucune subvention. À elle donc de rentabiliser ses actions, mais ses profits doivent, pour leur plus grande part 1, être reversés aux bibliothèques hongroises adhérentes, au nombre de 6 800 en 2001 2, pour permettre leur développement.

Kelló est au cœur du système national hongrois de fournitures de documents. Elle établit et édite deux fois par mois, à l’attention de l’ensemble des bibliothèques hongroises, une revue des nouvelles publications en langue hongroise : Új könyvek. En 2001, ont été annoncés plus de 8 000 titres nouveaux 3, fournis gratuitement par les éditeurs ou achetés dès parution par Kelló.

La revue est adressée aux bibliothèques adhérentes, qui effectuent leur sélection et retournent leur bon de commande. Six semaines en moyenne s’écoulent entre la publication du livre et sa livraison en bibliothèque. À réception de la commande, le délai de livraison varie entre un jour pour les ouvrages livrés seuls et une dizaine de jours pour les ouvrages accompagnés des fiches de catalogue et de prêt 4.

Dès qu’un nouveau titre parvient chez Kelló, il est d’emblée acheté en nombreux exemplaires, de façon à pouvoir répondre immédiatement aux commandes des bibliothèques et raccourcir notablement les délais. Cela n’est pas sans risque parfois. Kelló paie directement les éditeurs, puis les bibliothèques paient Kelló à réception des ouvrages commandés. En tant que centrale d’achat, elle parvient à obtenir des remises très importantes, dont les bibliothèques adhérentes bénéficient en retour en fin d’année. Les frais d’envoi des documents achetés par les bibliothèques petites et moyennes sont à la charge de Kelló, alors que les grandes bibliothèques assument l’intégralité des frais postaux. Une autre façon de soutenir le développement des bibliothèques hongroises.

Le catalogage des ouvrages publiés en Hongrie a été assuré jusqu’en 2000 par la Bibliothèque nationale hongroise. Depuis 2001, c’est Kelló qui prend en charge cette fonction avec une équipe de dix catalogueurs, dans l’objectif d’un meilleur service : elle devient donc une sorte d’agence catalographique nationale.

Le secteur des périodiques est particulièrement important, puisque Kelló fait office d’agence d’abonnement pour 3 000 bibliothèques hongroises. Celles-ci sélectionnent leurs abonnements de l’année au sein d’une liste de 400 titres de périodiques 5, Kelló souscrit les abonnements avec une remise de 10 à 15 % sur le prix public et les gère pour les bibliothèques. L’intégralité des abonnements est livrée à la société de services, qui envoie les documents reçus deux fois par semaine par poste aux bibliothèques.

Par ailleurs, Kelló gère deux librairies, de nature différente. L’une, Kódex, située dans le quartier d’affaires de Budapest, est une librairie générale, proposant l’offre documentaire la plus large de Hongrie. L’autre, Kazinczy, diffuse des livres à prix réduits. Toutes deux contribuent à augmenter largement les profits de Kelló, partant ceux des bibliothèques adhérentes.

La nouvelle bibliothèque centrale

La bibliothèque centrale de Budapest a ouvert ses portes au public le 20 novembre 2000. Le nouveau complexe offert résulte de la rénovation complète de l’ancienne bibliothèque centrale Ervin Szabó et de la construction d’un bâtiment moderne mitoyen, après achat du terrain et destruction d’un édifice vétuste.

Le Palais Wenckheim, chef-d’œuvre de l’architecture néobaroque, construit à la fin du XIXe siècle par l’architecte allemand Arthur Meining dans un quartier aristocratique de Pest, abritait la bibliothèque centrale de Budapest depuis 1931. Bâtiment peu adapté aux besoins d’une bibliothèque, son inadéquation s’est révélée de plus en plus criante au fur et à mesure du développement de la bibliothèque. Les salles de réception, à la décoration d’une richesse extrême, qui avaient été reconverties en salles de lecture et de prêt, ont cependant pu être préservées en dépit d’une occupation de plus en plus dense des espaces.

La municipalité de Budapest, consciente de la nécessité de construire une bibliothèque centrale digne de la capitale hongroise 6 et mieux adaptée aux besoins d’une population étudiante en expansion, a longtemps cherché une solution. La localisation de l’ancienne bibliothèque Ervin Szabó étant idéale, le parti finalement pris est celui de la construction d’un complexe « bibliothèque » sur le même site : le Palais Wenckheim est devenu une bibliothèque d’étude ; un nouvel édifice de brique, béton et verre dédié à la médiathèque de prêt a été construit à côté, les deux bâtiments étant réunis par une vaste cour intérieure couverte, cœur de la bibliothèque et nœud de toutes les circulations.

Le projet a été voté par le Parlement et financé à hauteur de 80 % par le gouvernement hongrois et pour les 20 % restant par la municipalité de Budapest. L’ensemble des opérations a été réalisé avec un budget de 3 milliards de forints, soit 8,7 millions d’euros. Plusieurs mécènes soutiennent aujourd’hui la bibliothèque, dont la fondation Soros.

La nouvelle aile et le Palais Wenckheim s’étendent sur 13 000 m2. La bibliothèque offre onze salles de lecture générales et spécialisées, des collections multimédias en libre accès dans l’aile neuve, une zone de consultation d’Internet, une bibliothèque pour enfants, un café. 900 places assises sont mises à la disposition des usagers, ainsi que 160 ordinateurs. La nouvelle bibliothèque Ervin Szabó reçoit quatre mille lecteurs par jour six jours par semaine, avec une amplitude horaire de 56 heures. Les collections s’élèvent à 1,4 million de documents, dont 70 000 en prêt et accès libre dans le nouveau bâtiment, chiffre destiné à s’accroître rapidement par le transfert de collections actuellement en magasins vers le libre accès. Les nouveaux supports sont répertoriés dans un catalogue informatisé, les fonds de l’ancienne bibliothèque sont en cours de saisie.

Les acquisitions

La plupart des acquisitions de la bibliothèque sont effectuées via Kelló, qui livre les documents commandés en une semaine. Malheureusement, lors de la réalisation du projet, il n’y a pas eu de crédits spécifiques d’acquisitions, qui auraient permis d’accroître substantiellement les collections en vue de la réouverture. Seule solution trouvée pour constituer les nouveaux fonds : les 200 millions de forints (580 000 k) du budget d’acquisition de documents attribué au réseau des bibliothèques municipales de Budapest ont été réservés à la bibliothèque centrale en 1999 et 2000. Les collections des annexes en ont bien évidemment pâti. En 2001, pour compenser cette mesure insatisfaisante, mais nécessaire, l’essentiel des crédits d’achats de documents a été attribué aux annexes de quartier.

Avant de donner quelques informations sur le réseau d’annexes de la capitale hongroise, il est indispensable de mentionner l’existence de la bibliothèque de musique, rattachée à la bibliothèque centrale et située en face de celle-ci dans un bâtiment voisin.

Dans les pays d’Europe de l’Est comme dans les pays anglo-saxons et scandinaves, la musique est un domaine culturel privilégié. Des bibliothèques musicales de grande richesse existent ici et là 7, conçues selon un modèle peu répandu en France, repris en exemplaire presque unique à la Médiathèque musicale de Paris 8. Créée en 1964, la bibliothèque musicale de Budapest est abritée depuis 1999 dans un hôtel particulier de 1867, conçu pour le comte Papi par le même architecte que celui de l’Opéra de Budapest et entièrement rénové.

Ses collections s’étendent sur 2 000 m2 et sont ouvertes à tous trente-six heures par semaine sur six jours. Elles comportent 20 000 livres sur la musique 9, 47 000 partitions, 18 000 phonogrammes 10, 400 vidéos musicales, 4 000 manuels et méthodes d’apprentissage de la musique, des manuscrits contemporains, une cinquantaine de périodiques courants hongrois et étrangers. La bibliothèque propose l’œuvre intégrale de vingt-sept compositeurs hongrois et étrangers sur supports multiples (documents sonores, musique imprimée, films), complétée d’études et monographies. Les fonds, dont le développement est confié à un comité de musicologues, sont au service des acteurs de la vie musicale hongroise et la bibliothèque de musique de Budapest est au centre du réseau des bibliothèques musicales du pays. La société japonaise Sony et le gouvernement japonais ont soutenu la création de la nouvelle bibliothèque musicale de Budapest, en offrant l’intégralité de l’équipement sonore et 3 000 CD.

Bibliothèques de quartier et annexes

Quelques mots donc, pour terminer, sur les bibliothèques de quartier. Le réseau des bibliothèques municipales de la capitale hongroise a une structure traditionnelle : une centrale et des annexes en nombre élevé, puisque l’on en compte soixante-douze. La ville de Budapest réunit vingt-trois arrondissements et le réseau est divisé en quatre secteurs : un secteur pour Buda et trois secteurs pour Pest. Chacun est composé en principe d’une grande bibliothèque, de quelques bibliothèques moyennes et de plusieurs très petites bibliothèques.

Les collections totales du réseau atteignent 3,9 millions de documents, dont 2,5 millions dans les bibliothèques de quartier. Les inscriptions sont payantes, avec un tarif différencié entre la centrale (1 200 forints, 3,48 o) et les annexes (800 forints, 2,32 o), chaque usager pouvant emprunter jusqu’à dix-huit documents dans le réseau. Les effectifs s’élèvent à 760 agents (120 à la bibliothèque centrale, 640 dans les annexes), dont 400 bibliothécaires.

Le réseau des annexes, vétustes pour bon nombre d’entre elles, aujourd’hui d’une superficie de 42 000 m2, demande à être restructuré et rénové. C’est la seconde partie du programme de la municipalité, qui souhaite fermer les plus petits équipements, très peu attractifs, proposer un meilleur service dans les autres et construire quelques grandes nouvelles annexes avec des collections multimédias 11. Cependant, l’aide de l’État est indispensable pour mener à bien ce projet. La décision d’un cofinancement est néanmoins loin d’être prise, en raison d’une opposition politique marquée entre le gouvernement hongrois et les autorités municipales de Budapest. Un projet de carte unique d’usager, valable dans l’ensemble du réseau, est à l’étude, dépendant de la mise en place d’un système de gestion informatisé commun, prévue à partir de 2002.

Avec l’ouverture de la nouvelle bibliothèque centrale Ervin Szabó, les bibliothèques de la capitale hongroise sont d’un pas de géant entrées dans le siècle nouveau. La tâche qui reste à accomplir, pour faire du réseau des bibliothèques municipales de Budapest un réseau moderne, est vaste, mais la volonté politique semble être présente. Un long effort sera nécessaire… et des moyens immenses, mais Budapest espère pouvoir s’appuyer sur des aides publiques et privées.

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Bibliothèque centrale de Budapest. À gauche, le nouveau bâtiment. © D.R.

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Le nouveau bâtiment de la bibliothèque centrale de Budapest. © D.R.

  1. (retour)↑  Hormis salaires des personnels, maintenance des infrastructures et investissements, essentiellement en matériel et en développement de projets, pour permettre l’évolution de l’organisation. Bien que les profits soient en augmentation constante, les salaires du personnel n’augmentent pas.
  2. (retour)↑  Dont 550 bibliothèques municipales, 260 bibliothèques universitaires et 2 082 bibliothèques scolaires. S’ajoute une trentaine de bibliothèques étrangères, qui achètent chez Kelló la production éditoriale hongroise.
  3. (retour)↑  Compte tenu de la spécificité de sa langue, la Hongrie est un petit marché éditorial, qui a cependant « explosé » à l’ouverture du pays sur l’Occident. Le nombre de titres publiés a doublé depuis 1996.20 éditeurs en 1996, 1 200 en 2001 : ces chiffres laissent à penser que le secteur a connu une restructuration complète liée à la (re-)découverte de la liberté d’expression. En 2000, les titres sont publiés en moyenne à 2 500 exemplaires, des chiffres bien inférieurs aux tirages antérieurs, très élevés pour peu de titres. Des tirages complémentaires sont réalisés en fonction de la demande, dans un délai de un à deux mois. C’est donc un marché fonctionnant en circuit fermé, dont la souplesse est étonnante. Les livres publiés sont généralement de qualité très moyenne : une façon de réduire les coûts de production.
  4. (retour)↑  Le nombre de bibliothèques hongroises informatisées est encore faible, bien que la situation évolue très rapidement. Les bibliothèques informatisées commandent par voie électronique, de même qu’elles récupèrent des notices bibliographiques. Dans ce cas, les délais sont réduits.
  5. (retour)↑  Les quotidiens sont exclus du service. Le service est élargi aux musées.
  6. (retour)↑  La population de Budapest s’élève à 1,9 million d’habitants.
  7. (retour)↑  Parmi les plus remarquables, citons Stuttgart, Hambourg et Francfort en Allemagne, Århus au Danemark et Birmingham en Grande-Bretagne.
  8. (retour)↑  La Médiathèque musicale de Paris est un des établissements spécialisés du réseau municipal parisien. Ouvert en 1986, il est entièrement dédié à la musique et regroupe une médiathèque de prêt de près de 60 000 documents (disques compacts, cassettes audio et vidéo, livres, partitions, méthodes d’apprentissage de la musique), un centre de documentation sur la musique et la danse (15 000 documents), des archives sonores (100 000 documents). En 2003, des DVD vidéos et des cédéroms augmenteront les collections. Cf. l’article de Gilles Pierret, « La Médiathèque musicale de Paris quinze après : expérience sans lendemain ou concept d’avenir ? », dans le BBF, 2002, t. 47, n° 2, p. 56-59.
  9. (retour)↑  % en langues étrangères et 15 % en langue hongroise.
  10. (retour)↑  Phonogrammes classiques, de jazz et de musique traditionnelle. Les collections de disques compacts de rock, pop, variété, etc., sont à la bibliothèque centrale.
  11. (retour)↑  Actuellement, les collections des annexes sont des collections d’imprimés pour adultes et enfants. Il y a quelques très petites discothèques. Les CD, vidéos et cédéroms de la bibliothèque centrale peuvent cependant être empruntés à partir de certains points du réseau, tout comme les livres d’ailleurs.