Éléments d'une culture musicale aujourd'hui

Alain Poirier

Les modes de diffusion propres à notre époque peuvent conduire à un éclatement de la notion de culture, en particulier musicale. Le risque d’uniformisation et de non-hiérarchisation des données qui en découle est un facteur qui doit être pris en compte notamment dans l’éducation musicale au sens large. La convergence des analyses sociologiques, sémiologiques, économiques ou pédagogiques montre combien cette culture gagne en richesse ce qu’elle perd en cohérence.

Means of dissemination particular to the present time can lead to a break-up of the idea of culture, in particular of music. The risk of standardisation and of a resulting loss of discrimination between items is a factor that must be taken into account, notably in musical education as a whole. The convergence of sociological, semiological, economic and pedagogical analyses shows how much this culture gains in richness as against what it loses in coherence.

Die vielseitigen Übertragungsmöglichkeiten der heutigen Zeit können zu einer Zersplitterung des Kulturbegriffs führen, besonders in Bezug auf Musik. Das Risiko der Gleichmachung und einer nicht hierarchischen Gliederung von Daten die sich davon ableiten sind Faktoren die besonders in der Musikerziehung im weitesten Sinne wahrgenommen werden müssen. Die Übereinstimmung soziologischer, semantischer, wirtschaftlicher und pädagogischer Analysen zeigt, dass sich diese Kultur in dem Ausmass bereichert in dem sie an Einheitlichkeit verliert.

Los modos de difusión propios de nuestra época pueden conducir a un estallido de la noción de cultura, en particular musical. El riesgo de uniformización y de no jerarquización de los datos que de ello se desprenden es un factor que se debe tomar en cuenta particularmente en la educación musical en el sentido amplio. La convergencia de los análisis sociológicos, semiológicos, económicos o pedagógicos muestra hasta que punto lo que esta cultura gana en riqueza lo pierde en coherencia.

Les termes mêmes du titre de cet article mériteraient à eux seuls d’être explicités, autant pris isolément que dans leur articulation ainsi présentée. La tentative de bilan impliquée dans le dernier terme, « aujourd’hui », semble curieusement renvoyer au premier, « éléments », qui en souligne l’aspect partiel et éclaté. En effet, et dans le cadre d’une intervention qui ne saurait répondre à une telle ambition, la notion de dispersion sera récurrente dans les arguments présentés ici, autant comme facteur identifié de danger qu’en tant que donnée que nous devons prendre aujourd’hui en considération.

C’est précisément l’articulation entre les trois termes qui est précieuse et susceptible d’éclairer le sujet, car elle invite à l’analyse ; c’est parallèlement éviter de tomber dans le piège de la disjonction qui n’aurait pour résultat que de contourner les vraies questions.

Des cultures musicales

S’il ne s’agit pas d’aborder la notion de culture en tant que telle, parler aujourd’hui de la « culture musicale » n’en signifie pas moins prendre en charge son implication dans la société moderne, ses modes de diffusion et ses habitudes de consommation. Tentons donc de cerner le domaine culturel qui est le principal objet de ces lignes.

S’agit-il de la culture musicale de « l’honnête homme » selon une formule déjà vieillie, ou celle de l’homme contemporain, des phénomènes aussi divers que la tendance à la mondialisation dans tous les domaines, ou plus encore de la nouvelle menace du terrorisme international comme de sinistres exemples récents nous ont brutalement éveillés à cette conscience ? Et de quelle génération d’homme contemporain s’agit-il ? Les réponses seront évidemment différentes selon qu’on aborde une culture musicale tracée et mise en relation avec une culture générale ou celle qui serait dépendante d’une époque où l’uniformisation semble devenir la nouvelle règle. Il n’est que de constater d’année en année cette tendance dans le domaine musical au travers de la réduction sensible des critères de différenciation entre le jeu d’un violoncelliste japonais, d’un Européen ou d’un Américain, ou entre les orchestres symphoniques dont la sonorité, mis à part les plus prestigieux et personnalisés d’entre eux, reflète de plus en plus cette convergence.

Dans une nouvelle datée de 1970, intitulée Le rapport de Brodie, Jorge Luis Borges avait tenté de traiter la question d’une culture isolée et minoritaire qui doit échapper à l’absorption des cultures dominantes pour survivre : « Les Yahoos, je le sais bien, sont une nation barbare, peut-être la plus barbare du globe, mais il serait injuste d’oublier certains traits qui les rachètent (…) Ils représentent en somme, eux aussi, la culture comme nous nous la représentons nous-mêmes. » 1 Le sujet est on ne peut plus actuel à une époque où les cultures sont instrumentalisées au profit d’une économie de marché qui a tendance autant à laminer les cultures « rudimentaires » qu’à, plus grave encore, les banaliser. En d’autres termes, c’est la mémoire qui risque de s’en trouver elle-même atrophiée et limitée à un nombre réduit de références identifiées et hiérarchisées. Non pas que ces références soient moins nombreuses : elles sont différentes et dépendent d’autres critères. L’abondance de données emmagasinées en mémoire est aussi le sujet d’une autre nouvelle célèbre de Borges, Funes ou la mémoire, dans laquelle le personnage principal subissait une forme d’enregistrement systématique : « Le présent ainsi que les souvenirs les plus anciens et les plus banals étaient devenus intolérables à force de richesse et de netteté. » 2

Une mémoire que l’on dirait aujourd’hui assimilable à un simple « disque dur » d’ordinateur, qui amène Borges à soupçonner que, en dépit de la somme considérable de données mémorisées malgré lui, Funes « n’était pas très capable de penser. » Car « penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. » La bibliothèque « labyrinthique » chère au même Borges prend ainsi un autre sens dans le contexte actuel. Umberto Eco, lui-même grand lecteur de Borges, a bien identifié l’une des sources d’une mutation culturelle en caractérisant la transmission de la mémoire par la notion de « filtrage » : « Internet, ou le World Wide Web, est déjà (ou sera bientôt) un immense Funes. Jusqu’à présent la société avait filtré pour nous, à travers les manuels et les encyclopédies. Avec le web, tout le savoir, toute l’information possible, même la moins pertinente, est là, à notre disposition. Alors question : qui filtre ? » 3. Et Eco de proposer qu’un « certain apprentissage de la sélection pourrait constituer un premier élément de réponse. Une discipline tout à fait nouvelle, à inventer. Je prévois en attendant une situation inconfortable à laquelle nous devons nous préparer. En face d’une information totale, à la Funes, chacun fait son choix. Avant, on savait qu’il existait des choix privilégiés, disons le choix catholique, le choix marxiste, le choix réactionnaire, etc. On pouvait prévoir de quelle manière l’information serait sélectionnée selon que le texte de référence était la Bible, L’Encyclopédie de Diderot, Le Capital, le Cours de linguistique générale… À présent, chacun fait son choix de manière tout à fait inédite et imprévisible. Cinq milliards d’habitants sur la planète, cinq milliards de filtrages idéologiques. Le résultat risque d’être une société composée d’entités individuelles juxtaposées (ce qui me semble un progrès) sans médiation de groupe (ce qui me semble un danger). Je ne sais pas si une société comme celle-là aurait des chances de fonctionner. Il me semble qu’un peu de grégarisme est nécessaire… » 4.

En complément à cette analyse, je me permets d’évoquer une anecdote hautement révélatrice de ce dont parle Eco et qui illustre la situation à laquelle nous risquons d’être de plus en plus confrontés dans les années à venir. Il y a quelques années, un de mes étudiants, un jeune hautboïste, fort talentueux au demeurant et particulièrement curieux de musique, s’était pris de passion pour la musique de chambre d’Albéric Magnard qu’une récente parution discographique avait portée sur le devant de la scène. Ses goûts le portant spécifiquement vers la musique française de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, j’ai réalisé avec stupéfaction au cours de cette conversation qu’il n’avait jamais entendu le Prélude à l’après-midi d’un faune ! De bonne foi, et en marge des filtres, ce jeune musicien, incontestablement « cultivé », fondait sa propre culture au hasard des découvertes, parallèlement à une culture filtrée et traditionnelle. Cet exemple n’en est qu’un parmi d’autres aujourd’hui pour une génération dont les goûts peuvent être façonnés par l’événementiel et en particulier par le marché discographique qui est tout aussi versatile lorsqu’on évoque la durée de vie d’un enregistrement.

L’idée d’une mémoire encombrée connaît un autre avatar avec les retours sur le passé auxquels nous assistons avec force cautions institutionnelles, une accumulation de replis sur soi à base de reconstitutions qui sont en réalité plus des interprétations – c’est leur force – que des attitudes soi-disant « authentiques » – c’est l’argument commercial.

Musicalement, nous encourons le risque de figer une culture enserrée dans son histoire et dans sa seule mémoire aux dépens du présent. Hier, les Adagio d’Albinoni et autre Canon de Pachelbel, aujourd’hui les symphonies de Johann David Heinichen ou celles de Joseph Martin Kraus, génial contemporain de Mozart, viennent s’afficher sans qu’aucune hiérarchie ne permette à « l’honnête consommateur » d’établir les conditions de sa culture musicale. Il ne s’agit évidemment en rien de nier ces musiques contextuelles qui sont essentielles aux yeux des historiens et de la musicologie, mais bien plutôt de réclamer un bon usage de cette dernière qui est aujourd’hui appelée à se porter garante d’entreprises aussi diverses qu’inégales.

De même, l’historien procédant à l’examen d’une époque ne peut faire l’économie de l’envisager dans toute sa complexité, au sens que donne Edgar Morin à ce terme : une histoire des idées dans la société française des années 1950 est ainsi amenée à mesurer la confrontation entre les Improvisations sur Mallarmé de Boulez et les chansons de Boris Vian ou de Boby Lapointe qui sont, à des degrés divers, des révélateurs importants pour mieux cerner une histoire des mentalités. Et bien avant les mixages proposés aujourd’hui par la World Music, un Berio ou un Ligeti ont aussi pris plaisir à citer et à se référer aux Beatles.

Les crises de la musique

La diffusion, la programmation, jouent aussi un rôle important dans cette dérive puisqu’il est courant aujourd’hui de nous voir proposer l’intégrale des symphonies de Brahms en deux concerts, dépendant étroitement des lois du marché qui regorge d’« intégrales » discographiques. En épousant ainsi ces contraintes, le rituel du concert connaît lui-même une crise qui pourrait conduire à une uniformisation esthétique des enregistrements diffusés par l’industrie des phonogrammes.

Françoise Escal a posé quelques préliminaires à une réflexion de fond sur la notion de concert qui devrait restaurer les notions d’ordonnance et d’équilibre : « Dans le concert “classique”, ces œuvres rapportées entre elles un soir dans une unité spatio-temporelle relèvent, me semble-t-il, de deux types de composition, de “pensée” : soit c’est la “continuation” ou l’intégration qui apparaît ; soit c’est l’“événement”, le “moment” ; soit c’est la construction unitaire, soit au contraire la juxtaposition, la simple coexistence de phénomènes sonores voulus ou vécus comme disparates, hétérogènes, sans qu’apparaissent des liens logiques entre eux » 5.

Considérée sous cet angle, la crise de la diffusion peut être comprise comme le résultat d’une crise plus large et plus profondément ancrée dans le siècle, celle de la musique ainsi que la définit Bernard Bovier-Lapierre : « Siècle de la musique, le XXe siècle est aussi, à l’aune de sa réception sociale, le siècle de la crise de la musique. Cette crise de la musique s’incarne, d’une part, dans la rupture intervenue dès les années 1910 avec l’École de Vienne et, d’autre part, dans la crise statutaire qui affecte le compositeur de musique savante. Elle se lit aussi dans la crise sociale et économique des institutions de représentation de la musique, confrontées à la concurrence de l’ensemble des loisirs et aux tendances sociologiques lourdes des sociétés développées. Cette crise de la musique se traduit, enfin, par le déclin graduel, au cours du siècle, de sa fonction de sens, tandis que triomphe sa fonction de divertissement, la musique de divertissement tendant à son tour, à se dégrader en un simple instrument d’ambiance » 6.

Si les conditions économiques de la musique dite « classique » concernent à peine 5 % du marché mondial, ce dont témoigne aujourd’hui la crise du disque dans ce domaine, ce sont les conditions mêmes de l’écoute de la musique qui deviennent problématiques, au travers de cette infinité de singularités qui composent une communauté d’auditeurs.

De ce fait, les missions dévolues à l’enseignement musical sont susceptibles de jouer un rôle non négligeable dans ce débat sur la culture musicale aujourd’hui, avec pour corollaire la nécessité d’en définir la finalité. Si, comme le constate justement Corinne Schneider, « les acteurs de la culture musicale, qu’ils soient professeurs spécialisés dans cette discipline, enseignants de formation musicale ou instrumentistes, agissent en fonction de la représentation qu’ils ont de leur métier et de l’idée qu’ils se font de l’élève ou de l’étudiant musicien » 7, le véritable objet de la réflexion concerne directement la dichotomie entre les approches théoriques et pratiques, qui est encore trop peu prise en charge, les enseignements étant le plus souvent juxtaposés plutôt que mis en relation directe. La « discipline nouvelle à inventer » dont parle Eco est peut-être celle qui se doit de relier ces attitudes. Si la donnée est nouvelle, parler de culture musicale aujourd’hui implique de prendre désormais en compte ces différents éléments, qui supposent à leur tour que la notion d’éducation musicale, au sens large du terme, soit également adaptée. L’importance de cette mutation n’est pas nécessairement un handicap ; elle peut être aussi une chance à saisir.

Décembre 2001

  1. (retour)↑  Jorge Luis Borges, Le rapport de Brodie, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 1999, coll. « La Pléiade ».
  2. (retour)↑  Jorge Luis Borges, Fictions, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 1999, coll. « La Pléiade ».
  3. (retour)↑  Umberto Eco, « À toutes fins utiles », Jean-Claude Carrière, Jean Delumeau, Stephen Jay Gould et Umberto Eco, Entretiens sur la fin des temps, Paris, Fayard, 1998, p. 260-61.
  4. (retour)↑  Ibid., p. 264-65.
  5. (retour)↑  Françoise Escal, « Le Concert, approche esthétique », Le Concert, enjeux, fonctions modalités, sous la direction de Françoise Escal et François Nicolas, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 220.
  6. (retour)↑  Bernard Bovier-Lapierre, « La musique au tournant des années 90 : paradoxes, ruptures et récurrences », 1989, Paris, Éd. du Regard, 1996, coll. « Esthétique », p. 211. Voir Peter Szendy, Écoute, une histoire de nos oreilles, Paris, Les Éditions de Minuit, 2001.
  7. (retour)↑  Corinne Schneider, L’enseignement de la culture musicale dans les conservatoires, Paris, Cité de la musique, 2000, p. 26.