Avatars de la musique dans les bibliothèques
Perspective historique
La musique en bibliothèque fait-elle en France l’objet d’une malédiction ? Son histoire erratique – tout au moins en ce qui concerne la « lecture publique » comparée à d’autres pratiques nationales – inclinerait à le penser. Survoler cette histoire singulière, revisiter les occasions manquées, s’interroger sur les chances d’un avenir bien hypothétique, telles sont les grandes lignes de cet article, qui recense les étapes d’un rendez-vous manqué à plusieurs reprises depuis la Révolution française.
Has there been a curse on music in libraries in France? Its erratic history – at least insofar as “public reading” compared with other national practices is concerned – would incline one to think so. To do a quick review of this unusual story, to go over again the lost opportunities, to think about the chances in a hypothetical future – these are the broad elements of this article, which lists the stages of a rendez-vous missed again and again since the French Revolution.
Steht die Eingliederung der Musik in Frankreichs Bibliotheken unter einem unglücklichen Stern? Ihre wechselvolle Geschichte - zumindest was das “allgemeine Lesen” im Vergleich mit den Gewohnheiten in anderen Ländern betrifft – lässt es vermuten. Dieser Artikel bietet einen Überblick dieser einzigartigen Geschichte, ruft versäumte Möglichkeiten in Erinnerung und prüft die Chancen einer mutmasslichen Zukunft, indem er die Etappen der nichtergriffenen Möglichkeiten seit der französischen Revolution untersucht.
¿En Francia la música en biblioteca es objeto de una maldición? Su historia errática – al menos en lo que concierne la “lectura pública” comparada con otras prácticas nacionales – inclinaría a pensarlo. Sobrevolar esta historia singular, volver a visitar las oportunidades perdidas, interrogarse sobre las ocasiones de un porvenir muy hipotético, tales son las grandes líneas de este artículo, que reseña las etapas de una cita muchas veces fallida desde la Revolución francesa.
Il y a trop de désolation dans les lignes qui vont suivre pour ne pas commencer par une bonne nouvelle : la publication toute récente (fin 2001) du Répertoire des bibliothèques et institutions conservant des collections musicales en France grâce aux bons soins du Groupe français de l’Association internationale des bibliothèques, archives et centres de documentation musicaux (AIBM).
Fruit de quinze ans d’efforts pour identifier les gisements documentaires musicaux dans le territoire national, ce répertoire constitue le premier collectage multisupports, disponible et fiable en la matière.
De quoi s’agit-il, en effet, quand on veut parler de musique dans les bibliothèques et tenter d’en retracer l’histoire, ou plutôt les avatars ? De musique savante, seulement occidentale de surcroît, ou du phénomène musical dans sa diversité ? Du seul support imprimé, la partition, ou de tous les modes de sa fixation, support sonore, audiovisuel, électronique ? Des bibliothèques patrimoniales, dûment missionnées pour la collecte, la conservation et la diffusion, ou de toutes les institutions qui, sous des formes diverses, se sont emparées, jadis ou plus récemment, du phénomène ? De tout cela à la fois, bien sûr, si l’on veut rendre compte, dans une perspective historique, d’un phénomène complexe, que les institutions françaises n’ont qu’occasionnellement appréhendé dans sa totalité diverse.
La musique dans la lecture publique
Les limites de cet article ne permettent évidemment pas d’embrasser dans le détail la multiplicité de ces aspects. Aussi la lecture publique 1 s’y taillera-t-elle la part du lion, ne serait-ce que parce que c’est elle qui fait problème en France – avec les conservatoires et autres établissements d’enseignement de la musique – en matière d’offre de documentation musicale.
Dans son dictionnaire encyclopédique de la musique, traduction augmentée du Companion To Music 2, Denis Arnold propose la définition suivante d’une bibliothèque musicale : « Les matériaux de base d’une bibliothèque musicale sont les partitions, les livres et les enregistrements sonores. Ils sont mis à disposition pour l’exécution, l’étude et les loisirs. Toutefois, l’histoire des bibliothèques musicales montre combien ces deux affirmations restent purement théoriques ». Ce constat, établi en 1983, réitéré en 1988, conserve, aujourd’hui hélas, quasiment toute sa valeur, aussi bien pour les bibliothèques musicales – à l’exception des grandes institutions patrimoniales – que pour les bibliothèques généralistes « de lecture publique ».
Histoire des fonds musicaux imprimés
Sauf exceptions – nombreuses, mais peu significatives : il suffit pour s’en convaincre de feuilleter le Répertoire de l’AIBM cité plus haut –, les bibliothèques de lecture publique, même quand elles s’affichent en tant que médiathèques, font rarement état de collections organisées de musique imprimée. Lorsque la musique y est présente, c’est sous la forme encore trop exclusive du seul support phonographique.
L’histoire, qui se constate mais malheureusement ne se refait pas, explique cette situation. La musique imprimée est souvent présente dans les fonds confisqués au clergé (dès 1789), aux émigrés (1792) et aux suspects (1793) 3. Ces collections, parfois importantes et conséquentes, sont regroupées dans des dépôts littéraires à Paris et en province, puis réparties dans les bibliothèques existantes ou nationalisées, ou encore confiées à partir de 1803 aux communes de province qui créent alors des bibliothèques municipales, devenues par la suite les « municipales classées », compte tenu de la valeur patrimoniale de leurs collections.
Mais si ces « municipales classées » reçoivent globalement une mission et des moyens pour l’entretien et le développement de ces fonds patrimoniaux, rien de spécifique dans ces institutions n’intéresse la musique. Si ce n’est dans les grandes bibliothèques de recherche parisiennes, qui connaissent un développement cohérent, les fonds musicaux des bibliothèques publiques s’enrichissent de façon anarchique, au bon vouloir des académies, sociétés musicales, de la générosité des compositeurs ou des collectionneurs.
Pire encore, ces collections, qui en méritent de moins en moins le qualificatif, finissent dans les placards, faute de pouvoir être traitées par des bibliothécaires compétents. Cette carence professionnelle se doublera à la fin du XIXe siècle d’une sorte d’interdit idéologique, la musique constituant un domaine culturel réservé à une élite cultivée et ne s’intégrant pas – sauf exception : certaines traditions, dans l’Est de la France, par exemple – à l’idéologie prônée par les pionniers des bibliothèques populaires. On conviendra, d’ailleurs, que ces fonds morts reflètent dans leur composition les goûts et la pratique musicale d’une certaine classe sociale ; fonds d’opéras et d’opérettes, souvent réduits pour piano/chant ou petits ensembles instrumentaux, adaptés aux pratiques musicales privées (on dirait aujourd’hui « salonardes ! »).
Beaucoup plus tard, à partir des années 1970, dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler une seconde période, officieuse et localisée, de l’histoire des discothèques publiques, certains de ces fonds seront occasionnellement exhumés et constitueront le socle ancien de partothèques contemporaines, susceptibles de répondre à une évolution, nouvelle dans ses formes comme dans ses exigences, de la demande des publics. Pour ne citer qu’un exemple, en raison de sa charge symbolique, on choisira celui de la Discothèque des Halles (future Médiathèque musicale de Paris), qui rassemblera pour les recycler les partitions du début du siècle, éparpillées dans le réseau des bibliothèques d’arrondissements.
Mort et (demi)-résurrection
Après les deux guerres mondiales, on peut dire que la musique est absente (morte ou en sommeil) des bibliothèques publiques, y compris la musique militaire et les hymnes nationaux 4 ! La réactivation de l’intérêt pour la musique dans les bibliothèques après la seconde guerre mondiale sera le fait des associations professionnelles, d’une part, et des discothèques publiques qui se développent à partir de 1960, d’autre part. L’Association internationale des bibliothèques, archives et centres de documentation musicaux (AIBM), créée en 1951, œuvre en tant qu’instance internationale et via ses groupes nationaux très actifs pour le développement des institutions spécifiquement musicales, l’enrichissement de leurs collections et leur mise en réseau.
Pour autant, son Groupe français ne reste pas insensible aux préoccupations de la « lecture publique » en matière de documentation musicale et entretient des relations attentives avec l’Association pour la coopération de l’interprofession musicale (Acim), fondée beaucoup plus tard, en 1989, dans la mouvance de la Médiathèque musicale de Paris et avec le concours du ministère de la Culture et de la Communication. Éditrice de la revue Écouter Voir, l’Acim s’efforce de promouvoir, en lecture publique, le concept de médiathèque musicale, c’est-à-dire l’intégration de tous les supports qui documentent les musiques, afin de dépasser le modèle réducteur de discothèque publique, quels qu’aient pu être ses mérites historiques pour la réhabilitation de la musique en bibliothèque.
Rendu possible grâce à la maniabilité et à la capacité du microsillon, le prêt de disques, c’est-à-dire de musique(s) pour l’essentiel de l’édition phonographique, doit beaucoup de son développement spectaculaire à l’impulsion donnée par la Discothèque de France, association de la loi de 1901. Dans la mouvance du Théâtre national populaire et de ses administrateurs Jean Vilar et Jean Rouvet, et d’une nouvelle approche, transversale et intégrée, des pratiques culturelles que vont impulser les maisons de la culture chères à André Malraux, la Discothèque de France ambitionne de créer en faveur de la diffusion musicale par le disque l’équivalent de ce que les bibliothèques publiques étaient en train de réaliser pour le livre et la lecture 5.
Cette « aventure » du disque dans les bibliothèques, comme seul support reconnu de la musique en lecture publique, constitue sans doute le point nodal d’un dérapage qui a fondé (et fonde encore largement) la situation de la musique dans les bibliothèques publiques en France, situation en contradiction flagrante, et incompréhensiblement pérenne, avec ce que dénoncent depuis près d’un quart de siècle maintenant les rapports périodiques sur l’évolution des pratiques culturelles des Français. Étrangement même, ce sont les tutelles ministérielles qui commanditent ces rapports, dont les organigrammes cloisonnés de manière erratique décident du financement (ou de l’incitation au financement, décentralisation oblige !) de tel support musical pour telle institution (des disques pour les bibliothèques, des partitions pour les conservatoires), plutôt que de la promotion de ce qui documente aujourd’hui la musique : la partition, le livre, le disque, le périodique, le DVD…, sans préjuger de ce que pourra apporter au service public et à l’offre des bibliothèques le document électronique.
Sans remonter à la Préface de Cromwell de Victor Hugo ou au Racine et Shakespeare de Stendhal pour je ne sais quelle psychanalyse du génie français qui a toujours regimbé au mélange des genres et, plus hautainement, des torchons et des serviettes, on peut quand même s’autoriser à voir dans l’action de la Discothèque de France, l’instrument qui, à la fois, a permis la réintroduction de la musique en bibliothèque et, tout en même temps, le frein qui a empêché la diversification des supports de la documentation musicale. On a d’ailleurs tout de suite envie d’atténuer ce reproche. Responsable, mais pas coupable.
Historiquement, en effet, le disque (la musique) a été « imposé » dans les bibliothèques, et surtout aux bibliothécaires, de l’extérieur, en quelque sorte par effraction. En aucune façon, l’initiative ne fut celle du sérail, sourcilleux par nature et originellement incompétent, de fait. La petite histoire des bibliothèques publiques est persillée d’anecdotes plus ou moins drolatiques sur le rejet que les bibliothécaires ont opposé, ici ou là, à ce support nouveau et inquiétant 6. Incombait-il à une association mandatée pour une mission précise et limitée dans le temps (que les somnolences administratives maintiendront néanmoins en activité durant vingt-sept ans !) d’outrepasser ses pouvoirs en imposant à la bibliothèque publique une documentation musicale multimédia, bien qu’elle adhérât par ailleurs au mouvement « sectoriste » de l’Association Médiathèque publique ? Cela reviendrait à lui faire, rétrospectivement, un procès en sorcellerie.
Les causes du statu quo
Deux autres facteurs ont, en revanche, plus activement contribué au statu quo.
D’une part l’absence d’incitation des tutelles à tirer les conséquences des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, qu’elles avaient elles-mêmes diligentées (sans doute encouragées à cela par la malédiction des organigrammes déjà évoquée) : à savoir l’émergence d’une nouvelle « clientèle », soucieuse d’écouter, mais aussi de lire et de pratiquer la musique, sans distinction de genres, par d’autres voies que celles de l’apprentissage traditionnel des conservatoires et des écoles de musique, en autodidacte, générant une explosion de la demande documentaire, traditionnelle ou spécifique (tablatures, partitions de musiques notées non classiques, enregistrement d’œuvres du répertoire « exemptées » de la partition du soliste) que l’édition musicale prenait en compte, peu ou prou, mais que l’on ne retrouvait qu’exceptionnellement et chichement dans les bacs des discothèques désormais obsolètes.
Une seconde cause est à chercher dans l’absence quasi totale de prise en compte du phénomène dans les formations professionnelles et, singulièrement des cadres A, à l’École nationale supérieure de bibliothécaires (ENSB), puis à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib). Que les cadres, appelés à diriger des bibliothèques publiques, ignorent tout de la documentation musicale, ne pouvait qu’accentuer la marginalisation de la discothèque au sein d’établissements trinitaires (adultes, jeunesse, discothèque), discothèque dont la légitimité historique restait elle-même contestée. L’absence de qualification spécifique autant que de culture musicale de la majorité des gestionnaires de ces « sections » figea des comportements minimalistes qu’une sous-section « discothèque » éphémère au sein de l’Association des bibliothécaires français (ABF), en 1970, ne parvint pas à débloquer significativement.
Quant à l’introduction d’une option « discothèque » au Certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaires (CAFB) en 1974, rebaptisée « musique » en 1989, elle ne contribua guère qu’à « noyer le poisson » (plus tard on jeta même le bébé avec l’eau du bain en suicidant le CAFB !), dans la mesure où les programmes visaient essentiellement une formation à l’organisation et au fonctionnement d’une discothèque de prêt, donc à la gestion d’un support spécifique et dominant, plutôt que la reconnaissance d’une spécialisation, celle de bibliothécaire musical. Ce qui peut s’admettre d’une formation post-recrutement, se comprend moins d’une formation diplômante 7.
On pourrait encore évoquer deux conséquences, indirectes celles-là, des « choix » historiques mentionnés. Tout d’abord, la prise en considération exclusive d’un support, le disque, au détriment du contenu, les musiques, a freiné dans les bibliothèques publiques le développement des collections musicales multimédias, et en particulier de la musique imprimée, qui fait aujourd’hui l’objet d’une demande exceptionnelle. Mais elle a sans doute aussi occulté, au bénéfice de l’actualité et de la consommation courante, toute préoccupation patrimoniale, c’est-à-dire la constitution de collections de documents sonores courantes et rétrospectives, comparables aux fonds imprimés des grandes bibliothèques de lecture publique, d’autant plus indispensables que la présence de ces documents sur le marché de l’édition phonographique est, on le sait, encore considérablement plus éphémère que celle des livres.
Autre travers résultant encore du poids de l’histoire et du défaut de coopération transversale des tutelles, la constitution de collections musicales multisupports fait également défaut dans les institutions pédagogiques ou de recherche, comme les conservatoires et les écoles de musique (nationales ou municipales).
Ainsi, les quelque trente-trois conservatoires nationaux de région (CNR) et conservatoires nationaux supérieurs de musique (CNSM) répartis sur le territoire font apparaître des disparités qualitatives et quantitatives considérables. Certes, les partitions y dominent, mais avec de grandes inégalités même sur ce support privilégié.
Enfin la dichotomie intellectuelle persistante entre la perception « éducative », « prescriptive » des missions de la bibliothèque s’accorde mal avec la fonction de « loisir » encore associée à la musique, avec pour corollaire « l’étrange situation qui prévaut au sein de nombreuses bibliothèques publiques, où la musique se trouve dispersée entre les sections de recherche (collections de partitions et d’écrits sur la musique, souvent anciens, des bibliothèques municipales classées) et les services de lecture publique (sections discothèques) » 8. La rencontre, le plus souvent manquée, de la musique imprimée et de la musique enregistrée dans la majorité de ces établissements fait irrésistiblement songer à la chanson du regretté Charles Trénet : « Le soleil a rendez-vous avec la lune, mais la lune n’y est pas et le soleil attend ! »
Prières et offrandes pour sortir de l’impasse
Il y aurait une spécificité française en matière de documentation musicale ; une sorte de « canal historique » à forte tendance séparatiste. Soit. On peut au moins se féliciter que le disque et la culture qu’il véhicule aient trouvé leur place en bibliothèque, alors que les pays dont la Discothèque de France s’était inspirée pour accomplir cette (r)évolution (principalement la Belgique et les Pays-Bas) avaient inventé ce nouveau service « public » sous un régime associatif « privé » (Discothèque nationale de Belgique, devenue ensuite Médiathèque de la Communauté française de Belgique).
De la même façon, il serait injuste de passer sous silence les multiples initiatives de terrain, fruit des convictions de quelques discothécaires convaincus du caractère indivisible de toute documentation, qui se constituent dans le temps par agrégats successifs de supports et à l’écoute d’une demande du public en perpétuel devenir. Certaines de ces initiatives spontanées ont pu être récupérées par les collectivités, momentanément ou durablement soutenues, voire abandonnées : elles appartiennent à l’histoire chaotique, parfois, de nos bibliothèques. On ne saurait guère, non plus, passer sous silence les tentatives souvent heureuses de coopération (un concept qui devrait avoir aujourd’hui le vent en poupe !) entre des institutions musicales à vocation pédagogique (conservatoires, départements universitaires…) et des bibliothèques publiques, en vue d’un partage cohérent des politiques du traitement documentaire et de la conservation.
Et le bilan serait incomplet encore, si l’on ne réservait pas une mention spéciale à une institution parisienne, la Discothèque des Halles, ouverte au public en 1986, rebaptisée symboliquement en 1997 Médiathèque musicale de Paris, et qui, en dépit de ses insuffisances et d’une crise de croissance qu’il faudra lui donner les moyens de dépasser, reste à ce jour le seul exemple volontariste, décidé par une collectivité, de créer un équipement thématique consacré à toutes les musiques sur tous les supports et accessible aussi bien au public « amateur » fréquentant les discothèques publiques qu’au public « spécialiste », habitué des institutions vouées à l’étude et à la recherche.
C’est dans le cadre d’un stage Enssib, effectué dans cet équipement encore expérimental, que Dominique Hausfater 9 rédigea un mémoire de fin d’études, publié en 1991 par l’AIBM, sur le thème : « La Médiathèque musicale publique : évolution d’un concept et perspectives d’avenir ». Imaginé pour la desserte d’une région, et sans vocation à se substituer aux réseaux en place, ce modèle devait être investi d’une quadruple mission :
– de coordination, par une politique documentaire à l’échelle de la région, par la création d’un réseau régional de prêt, la diffusion de l’information bibliographique et, le cas échéant, la centralisation des acquisitions et du traitement documentaire ;
– de conservation, par la constitution d’un fonds rétrospectif de documents sonores disparus des catalogues d’éditeurs (comme la Discothèque des Halles à Paris en a proposé un exemple) et d’un fonds de musique traditionnelle, manifestations musicales, émissions de radio, suscitant une mémoire sonore de la région ;
– de documentation, par l’élaboration d’un fonds d’ouvrages de référence, incluant les éditions monumentales du grand répertoire et des collections de périodiques, et prenant en compte la recherche sur la vie musicale régionale ;
– de formation et d’information, parce que ces structures deviendraient le lieu d’accueil privilégié des actions de formation initiale et permanente des médiathécaires musicaux et qu’elles seraient une plate-forme idéale pour la collecte et la redistribution de l’information sur la vie des structures, des collections, et sur les activités musicales de la région.
Certes, revisité plus de dix ans après sa conception, ce programme laisse transparaître une vision quelque peu statique et systématique d’une offre documentaire spécifique et de son organisation. Les nouvelles technologies – ne serait-ce qu’elles – dictent aujourd’hui des modèles plus plastiques. Mais la pauvreté persistante en France de la documentation musicale dans sa globalité, l’inégalité criante de sa répartition sur le territoire et l’inadaptation flagrante de son accessibilité à des publics dont la demande est de plus en plus diversifiée et exigeante restent des problématiques bien actuelles.
Les bibliothèques municipales à vocation régionale
Quelle que soit l’obsolescence de certaines propositions du concept, celui-ci ne préfigurait-il pas l’un des aspects du programme des BMVR (bibliothèques municipales à vocation régionale), à la fois comme têtes de réseau locales et outils de coopération régionale ? La loi du 13 juillet 1992 a introduit le nouveau concept de BMVR, qui revêt la forme d’une grande médiathèque, pôle d’équilibre de la Bibliothèque nationale de France (BnF), dotée d’un rôle important dans la coopération entre équipements documentaires en région.
Par une contribution spécifique de l’État au financement de la construction, elle a permis en cinq ans le lancement de douze projets de grands établissements de lecture publique (Châlons-en-Champagne, La Rochelle, Limoges, Marseille, Montpellier, Nice, Orléans, Poitiers, Reims, Rennes, Toulouse et Troyes). De par leur vocation, leur taille et les moyens dont elles disposent, ces institutions nouvelles pourraient, d’une part, permettre localement l’éclosion de véritables médiathèques musicales, véritables centres de ressources multisupports et, d’autre part, tenir un rôle fédérateur dans tout ou partie d’une région en matière, notamment, de partage des politiques documentaires, de conservation ou encore de dépouillement des périodiques ; et pourquoi pas, aussi, une fonction d’observatoire des ressources régionales, toutes institutions confondues, contribuant ainsi à une meilleure information du public sur ces ressources et leur accessibilité.
Cette place nouvelle que le secteur musique pourrait prendre dans les BMVR est étudiée par Danielle Collard et Françoise Bérard, respectivement responsable du secteur musique et directrice de la BMVR de Châlons-en-Champagne 10. Que l’on me pardonne de craindre que les résultats de l’enquête effectuée en septembre 2000 auprès des douze établissements concernés qui sont présentés ne pèchent par excès d’optimisme. Adepte de saint Thomas plutôt que du pari pascalien, j’y mettrai pour ma part un bémol dubitatif (pour une fois que le cliché est en situation !).
Force est de constater, en effet, que le secteur musique est le plus souvent inclus au sein de pôles thématiques (beaux-arts, musiques/images, musique/cinéma), qui révoquent en doute l’idée même de médiathèque musicale ; que l’offre, en termes de collections, reste faible, aussi bien en ce qui concerne les phonogrammes que les supports imprimés, dont les fonds restent invariablement orientés vers la « lecture publique », au détriment de l’étude et de la recherche. L’imprécision des réponses trahit d’ailleurs une absence de réflexion – et donc de projet – sur la question. La situation, comme il fallait s’y attendre, est plus préoccupante encore en ce qui concerne la musique imprimée, la plupart des établissements ne faisant état que de collections modestes (2 000 documents), certaines choisissant même de faire l’impasse totale, provisoirement ou définitivement (?), sur le support (Marseille, La Rochelle).
Globalement, les acquisitions ne semblent pas correspondre aux dotations consenties, l’investissement en faveur de la documentation musicale restant insuffisant. Surtout, tant en ce qui concerne la diffusion que la conservation, aucun programme ne fait lisiblement apparaître une volonté de promouvoir davantage et différemment la documentation musicale. Seuls points positifs : une place plus importante faite à l’écoute sur place et une volonté plus affirmée que par le passé de travailler en partenariat avec les conservatoires, écoles de musique, ou d’autres acteurs de la vie musicale : orchestres, chorales, associations locales… 11.
Chance encore à saisir ou nouvelle occasion manquée, la BMVR contribuera-t-elle à faire sortir la « musique en bibliothèque » des ghettos où elle se trouve confinée et sous-développée depuis trop longtemps ? Et pendant combien d’années faudra-t-il lire encore dans les rapports du Conseil supérieur des bibliothèques les mêmes constats attristés, les mêmes encouragements jamais suivis d’effet ? 12 L’organisation des connaissances, telle qu’elle peut se lire dans la configuration des bibliothèques, révèle « psychanalytiquement » l’attachement ou l’indifférence des peuples à tel ou tel aspect des activités humaines. Les Français ne retiendraient-ils, définitivement, de la musique que son ornementation et sa valeur-loisir ?
Janvier 2002