Les actes de lecture

Nouveaux enjeux, nouvelles pratiques

Mireille Vial

Les trente-sixièmes journées d’études du Cercle d’études des bibliothécaires des régions Aquitaine-Languedoc (CEBRAL) se sont déroulées à Cahors dans le Lot, les 5 et 6 mai 2001. Ces rencontres professionnelles de très grande qualité avaient pour thème, présenté par la présidente Anne Dujol, « Les actes de lecture : nouveaux enjeux, nouvelles pratiques ». Deux axes s’en sont dégagés : la « désaffection » pour l’écrit et la multiplicité des actes de lecture.

Les emblèmes de la lecture

Après avoir fait la différence entre lecture imposée (l’acteur est un « liseur ») et l’acte individuel (l’acteur est un lecteur) que Michel de Certeau qualifie de « braconnage », Jean-Claude Annezer, directeur du Service commun de la documentation de l’université Toulouse II-Le Mirail, emmena l’assistance dans une tournée historique de la perception des actes de lecture : les « emblèmes de la lecture ». De la Bible et des auteurs antiques grecs, en passant par le Moyen Âge et la Révolution, jusqu’à la lecture sur écran, l’acte de lecture change de visage. Ambroise invente la lecture silencieuse, la Révolution veut apprendre à lire à tous. L’Église et l’École sont d’ailleurs depuis longtemps les cadres dans lesquels on apprend à lire. Le XIXe siècle sera plutôt celui de la lecture-distraction.

C’est au début du siècle dernier que l’on ressent nettement la séparation entre le prescrit et le libre. La lecture permet de traverser le monde, les savoirs, de s’échapper dans toutes les ramifications (n’est-ce pas le principe de l’hypertexte ?) sans jamais être prisonnier d’un territoire. La lecture est délivrance, elle est aussi thérapie. Mais pour cela, la littérature doit être exigeante. La marge de liberté est étroite. L’enjeu est alors de préserver ce secret de liberté et de retrouver ainsi à chaque lecture « la répétition du paradis perdu » (Michel de Certeau).

Entre chaque intervention, Anne Dujol lut des extraits du livre-correspondance entre une Américaine et un libraire anglais 1. Cette pratique de lecture, doublement en abîme, ponctua la journée d’échappées littéraires bienvenues.

Sylvie Tiné, directrice de la librairie « Études » située sur le campus de l’université Toulouse II-Le Mirail, fit part ensuite de son expérience très concrète de libraire installée au cœur d’un campus, sur les lectures prescrites ou non et de leurs relations. Son histoire éclaire les rapports entretenus par les universitaires avec la lecture et l’évolution de celle-ci dans les dix dernières années.

Conçue au départ comme un point de vente de la documentation prescrite – à tel point que les tables étaient organisées et signalées par UFR (unité de formation et de recherche) et par numéros d’unité de valeur ! – la librairie put, à la faveur d’un agrandissement, proposer une offre complètement diversifiée : les services d’une librairie générale. La rencontre entre « érudition et plaisir » s’est accompagnée d’une part du développement d’une politique culturelle de l’université et, d’autre part d’expériences de lectures. La librairie, avec la collaboration d’une bibliothèque de lettres, est devenue le relais entre prescripteur, livres et étudiants, et permet ainsi à ces derniers de la redécouvrir.

L’apprentissage de la lecture

Serge Ragano, maître de conférences à l’université Toulouse II-Le Mirail, fit entrer le public dans un domaine plus proprement psychologique. Comment apprend-on à lire ? Dans un panorama contradictoire, trois conceptions de la recherche dans ce domaine ont été détaillées très scientifiquement : la voie fonctionnaliste, la voie constructiviste, la voie socio-constructiviste.

Pour résumer très brièvement et très schématiquement, on peut dire que la première conception, assez mécaniste et objective, met en œuvre des procédés pédagogiques anciens et reste d’une efficacité discutable. La conception constructiviste prend mieux en compte le sujet et son comportement, mais les applications pédagogiques restent problématiques. Enfin la dernière, qualifiée de « chantier du XXIe siècle », utilise une psychologie centrée sur l’interaction du sujet avec le contexte social et sur un choix de méthodes didactiques adaptées.

On ne peut parler de lecture sans aussitôt évoquer les difficultés rencontrées par les enfants dans son apprentissage : la dyslexie, de nouveau à l’ordre du jour, est maintenant considérée comme une « affaire d’état » que se repassent les ministères de l’Éducation et de la Santé. Dans un exposé très complet, Jacques Fijalkow, professeur à l’université Toulouse II-Le Mirail, a passé en revue les théories en présence et surtout les solutions préconisées.

L’hypothèse qui a la faveur du corps médical et des parents est celle, inspirée du courant fonctionnaliste, qui pense que la difficulté vient, sinon d’une véritable lésion, en tout cas de la désorganisation d’une fonction cérébrale. Mais aucune preuve convaincante n’a été apportée. Cette tendance met en retrait l’école publique et favorise la différenciation des élèves en difficulté. Il s’agit donc avant tout de choix politique. En face, l’approche des pédagogues est en position de faiblesse : les enseignants ne se sentent pas toujours concernés face à des parents qui penchent beaucoup plus pour les réseaux d’enseignement spécialisé. Au vu d’études européennes comparatistes sur les enfants qui attestent un bon niveau, on peut se demander si tout ce débat n’est pas plus médiatico-politique que vraiment nécessaire. Il prouve en tout cas que la lecture est une question très sensible chez les politiques.

L’après-midi fut plus particulièrement consacré à des expériences pratiques de lecture à haute voix. Carole Flochlay expliqua comment, depuis 1995, la bibliothèque départementale de prêt (BDP) du Lot s’attache à former sur le terrain des personnes qui vont continuer, en bibliothèque ou dans d’autres lieux, à faire de l’animation autour du livre et de la lecture. Ces actions s’adressent à des publics spécifiques comme, par exemple, les jeunes enfants. Ainsi en 1999, les aides maternelles ont été sensibilisées au livre. En 2001, c’est dans les lieux d’accueil de la petite enfance que se sont déroulées lectures, animations et formations. Le public des personnes âgées sera la prochaine cible de ces actions.

Les chœurs de lecteurs

L’expérience suivante tint véritablement en haleine toute l’assistance. C’est avec un grand art de conteur que le metteur en scène Daniel Fatous fit chanter ses « chœurs de lecteurs ». Dans le cadre d’une association d’aide d’urgence (Amitié-Partage à Roubaix), et afin d’amener un public en difficulté à la lecture, des adultes quelquefois illettrés, quelquefois faussement illettrés, choisissent un livre et cherchent un texte à partager avec les autres. Une première lecture est suivie d’une phase de mémorisation ; l’extrait personnel choisi par chacun d’eux est lu, puis l’ensemble est écrit.

Ce travail a eu pour résultat de revaloriser des individus souvent diminués, de leur permettre une prise de parole et enfin, de regarder le monde autrement. Cette expérience a été étendue à toute la France et fait intervenir d’autres types de personnes (moins défavorisés ou tout simplement intéressés). Les « chœurs de lecteurs » sont devenus ainsi un des moyens concrets pour restaurer certaines idées fondamentales de fraternité tout en créant et préservant la relation intime de chacun avec la lecture.

En écoutant les histoires de quelques personnes ayant suivi cette expérience, on se prend presque à rêver d’une rédemption de la société par la lecture. Tout n’est donc pas perdu et c’est d’ailleurs, me semble-t-il, la tonalité générale qui s’est dégagée de cette journée.

Maurice Petit, comédien, se consacre à la lecture sous diverses formes. À partir d’un déclic provoqué par la rencontre avec un écrivain, il veut faire partager le plaisir des mots. À Montauban, son association « Confluences » organise un festival littéraire, « Lettres d’automne », qui a pour but de faire appréhender un écrivain par plusieurs biais, au moyen d’expositions, de spectacles, lectures…

Il présente ensuite cette matière dans des tournées. Pour finir la journée, il nous lut quelques textes de Lydie Salvayre, Georges Semprun, Daniel Pennac et Michel del Castillo.

Ainsi, sans sous-estimer les contraintes ni les difficultés, la lecture reste à la fois un acte de « liberté intime » et un « enjeu de société : ouverture sur soi et sur le monde ». Le pari n’est pas gagné, mais tant du point de vue de la recherche psychologique que des expériences concrètes qu’elle génère, elle reste au centre des préoccupations de la société actuelle.

Problème de communication, de suroccupation ou de désaffection pour le sujet, l’assistance était réduite dans une proportion inverse à la qualité et à la densité des communications. Espérons que la publication des actes donnera la diffusion qu’elle mérite à cette journée.

  1. (retour)↑  Helen Hanff, 84 Charing Cross Road, Paris, Autrement, 2001.