Histoire de la société de l'information

par Yves Desrichard

Armand Mattelart

Paris : La Découverte, 2001. – 123 p. ; 13 cm – (Repères ; 312). ISBN 2-7071-3415-5 : 52 F – 7,92 euro

Sous un titre plus qu’anodin – décourageant – se cache en fait un ouvrage subtil et érudit, qui titille l’esprit sans jamais agacer, un de ces textes qui donne au lecteur le sentiment d’être plus intelligent après l’avoir lu. Alors que la majorité des livres sur la question sont trop longs, celui-ci nous semble trop court et l’ Histoire de la société de l’information vient prouver que la capacité de synthèse est l’une des premières vertus du vulgarisateur.

Un spécialiste des sciences de la communication

Son auteur est loin d’être un inconnu, comme en témoigne d’ailleurs aux esprits oublieux son abondante bibliographie, commencée en 1974, et dont on pourra retenir quelques titres fameux, comme De l’usage des médias en temps de crise et Donald l’imposteur. Professeur des sciences de l’information et de la communication à l’université de Paris 8, Armand Mattelart est un spécialiste de la communication comme on les aime : toujours prompt à replacer sagement la « révolution » de l’année dans un contexte historique, attentif à chercher derrière les mots leur sens et derrière les formules le qui prodest, et soucieux d’offrir au lecteur un point de vue documenté sans être pédant, clair sans être schématique. À cet égard, les petits volumes de la collection « Repères » des éditions La Découverte sont souvent des modèles du genre – et c’est le cas, on l’aura compris, de l’ Histoire de la société de l’information.

L’un des attraits les plus remarquables du livre est que l’on n’y parle jamais des techniques contemporaines de communication (télévision, câble, Internet, réseaux, téléphones portables, courrier électronique, etc.), qu’il n’y a aucun tableau factuel sur le taux d’équipement des ménages ou la consommation de tel ou tel produit culturel, mais que, en même temps, on a le sentiment que l’on ne parle que de cela, et que l’on en parle avec une pertinence rare et un esprit critique toujours en éveil. Comme si le simple fait de rappeler quelques vérités premières sur l’état du monde, au besoin en s’écartant en apparence du sujet, permet subitement que celui-ci devienne plus lisible, voire « appréhendable ».

Le culte du nombre

La première partie du livre est consacrée au « culte du nombre », et c’est la plus passionnante. L’auteur y montre que, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, « la mathématique devient le modèle du raisonnement et de l’action utile », et que « la pensée du chiffrable et du mesurable devient le prototype de tout discours vrai, en même temps qu’elle instaure l’horizon de la quête de perfectibilité des sociétés humaines ».

Leibniz est incontestablement l’un des fondateurs de cette pensée rationaliste, grâce auquel il va désormais être possible d’organiser, de classer, de hiérarchiser hommes et bêtes, pensées et territoires. Avec l’avènement de l’algorithme et de la pensée logique, les continuateurs de Leibniz vont fort... logiquement s’essayer à élaborer la pensée mathématique comme la langue universelle, au départ au moins avec des intentions généreuses. Ainsi Leibniz lui-même s’efforce-t-il de voir le mécanisme de la réduction des plus simples principes en nombres comme une possibilité de se jouer des frontières et d’amener, entre autres, la Chine à l’intérieur de la Respublica Christiana...

Francis Bacon, prenant la suite de Descartes, rêve d’une langue philosophique dite « a priori », capable d’organiser et d’embrasser tous les savoirs. Et il revient à John Wilkins, un ecclésiastique anglais, de proposer le premier une « langue analytique », ancêtre des langages de programmation. Autant d’essais passionnés qui vont servir aussi à l’essor de sciences nouvelles, comme la statistique ou la géostratégie.

C’est que, après le temps des penseurs, vient celui des gestionnaires (déjà), qui utilisent les avancées scientifiques pour organiser les États et les territoires. Bien sûr, c’est en Allemagne que l’on découvre les premières applications décisives de cette formalisation, au travers de Tabellen qui permettent « d’embrasser du regard les différents États classés en ligne selon un ensemble de caractéristiques comparables ». Mais, en France, Vauban ne sera pas en reste pour proposer un remodelage du royaume, organisé autour de places fortes situées de telle façon qu’elles puissent contrôler les moyens de communication sur leur propre territoire, et faciliter l’accès au territoire ennemi.

Même si c’est là encore avec les meilleures intentions, c’est la Révolution française qui va sceller la domination du nombre, par le biais de ce qu’Armand Mattelart ne craint pas de qualifier d’« utopie géométrale ». L’institution du système métrique sera la résultante la plus visible de cette volonté. Au Moyen Âge, l’anarchie des mesures est un instrument de tromperie dans le commerce en faveur des riches. Sans doute le décret révolutionnaire avait-il pour ambition, en instituant un système égal pour tous, de réaliser l’égalité de la fameuse devise. Mais, ce faisant, il introduisait dans la société un irrésistible mouvement normatif dont, c’est peu dire, les effets sont encore bien prégnants aujourd’hui. Condorcet, dans l’idéal révolutionnaire, s’efforce à son tour de bâtir une langue à la « certitude géométrique », qui puisse être universellement utilisée. En parallèle, il est l’un des premiers à mettre en œuvre l’idée que le progrès vient de « l’illumination générale des esprits », et à assurer des bienfaits de la communication du savoir pratique et théorique, et de la multiplication des échanges scientifiques comme garantie de ce progrès. Mais, comme le dira Max Weber, nous sommes encore à l’époque du « romantisme du nombre », que l’ère industrielle alors naissante va se charger d’atténuer ; comme le dit magnifiquement Mattelart (on ne peut concevoir qu’il soit le premier !) : « Les hommes comptèrent les nombres et, finalement, seuls les nombres comptèrent. »

L’âge industriel et scientifique

Le XIXe siècle voit le triomphe de la « gestion de l’âge industriel et scientifique », qui structure le deuxième chapitre du livre. On ne peut s’empêcher de le trouver moins leste et moins enthousiasmant que le premier – mais c’est avant tout parce que l’époque décrite ne s’y prête guère.

C’est la figure de Claude Henri de Saint-Simon qui domine la pensée industrielle (rien à voir avec le mémorialiste). Il est l’un des premiers à théoriser l’alliance entre les industriels et les « savants positifs », ceux dévolus à l’application des avancées scientifiques utilisables des sciences théoriques ou abstraites. Avec d’autres philosophes, essentiellement français, notamment Auguste Comte, il célèbre les vertus du pouvoir scientifique comme seul capable d’apporter au monde le bien-être, et la liberté « réelle, positive et pratique ». À lire les pages que l’auteur consacre à cette pensée de l’aube du XIXe siècle, on est d’ailleurs frappé de constater combien elle se trouve en connivence avec certains développements actuels : certes, les objets de confiance, sinon les démarches, ont changé, mais les aveuglements et les pertinences restent, au fond, les mêmes.

Comme le XIXe siècle, s’il est incontestablement le siècle de grands progrès scientifiques et techniques, et d’une élévation générale du niveau de vie (au moins en Occident), est aussi celui de luttes sociales farouches voire sanglantes, tout un courant de pensée contre l’industrialisme se fait jour, jusqu’au début du XXe siècle, avant que deux guerres mondiales et le partage du monde en deux blocs idéologiques ne viennent sinon balayer du moins mettre en sourdine ces pratiques philosophiques. Charles Fourier ne craint pas d’affirmer que « l’industrie est devenue le supplice des peuples », et Thomas Carlyle (que tout oppose, sinon, à Fourier) agrée, pour mieux célébrer le prétendu âge d’or de « l’aristocratie de l’esprit et du culte des héros ». De l’autre côté de l’Atlantique, les luttes de Thomas Jefferson et de Alexander Hamilton illustrent bien les clivages idéologiques dont la résolution va nous amener au monde dans lequel nous vivons actuellement. Le premier, adepte d’un pouvoir décentralisé, qui prône la fidélité au rapport avec la nature, s’opposera au second, partisan d’une centralisation dynamique, et au statut privilégié de la concentration urbaine, industrielle et financière. D’une certaine manière, nous vivons toujours avec les mêmes débats – même s’il semble clair qu’Alexander Hamilton, conseiller de George Washington, l’a emporté...

Même s’il faut se garder de chercher une logique trop rigoureuse dans l’histoire de la société de l’information telle que la présente l’auteur, l’évocation de Charles Babbage, désormais bien connu, arrive tout naturellement dans le cœur de ce XIXe siècle qui, après avoir formalisé le territoire, les relations humaines, va désormais s’efforcer de formaliser aussi l’intelligence. C’est une nouvelle occasion d’évoquer Ada, comtesse de Lovelace, fille de Lord Byron, auteur d’une description des machines de Babbage publiée du vivant du concepteur, et depuis lors présente dans toutes les histoires de l’informatique. Anecdotiquement, mais de manière significative, on y découvre que la présentation des « machines d’information » par Babbage lors d’une Exposition universelle tenue à Londres en 1851 est pour les free traders l’occasion de célébrer l’avènement d’une alternative libérale crédible face aux tenants du socialisme alors naissant. Il est d’autant plus curieux de constater que, par la fortune qu’elle va connaître, la pensée de Charles Babbage va contribuer à la structuration du monde du XXe siècle en deux pôles antagonistes.

En effet, c’est en s’inspirant largement des travaux de Babbage, mais aussi d’Adam Smith (désormais mondialement célèbre) que, en 1911, dans son fameux Principles of Scientific Management, Frederick Taylor présente une méthode qui ne porte pas encore son nom. Dès 1913, Henry Ford l’applique dans ses usines qui produisent à la chaîne des voitures d’un coût modique. Et, dès 1918, l’Union soviétique tout juste née fait elle aussi allégeance à la méthode ! Il est donc fascinant de constater que deux conceptions du monde fondamentalement opposées étaient sœurs, au moins au niveau de leurs méthodes, à leurs débuts, de même que, selon certains, la mondialisation libérale et les concentrations à l’œuvre dans tous les domaines vont s’achever dans la construction d’une organisation unique à laquelle les premières Internationales socialistes n’auraient même pas osé rêver...

L’émergence des machines informatiques

Mais c’est au XXe siècle, et plus fondamentalement après la première guerre mondiale, que « l’émergence des machines informatiques », enjeu du troisième chapitre, va imposer la domination des machines intelligentes. Alan Turing, qui avait mis en place dès 1936 l’idée d’un programme enregistré pouvant permettre de formaliser des états décrivant un problème à traiter sera, on le sait, un soutien actif de la lutte des alliés pendant la seconde guerre mondiale. Sur un schéma de coopération entre civils et militaires, sont mis en place des bureaux d’operation research, dont l’idée est de « formaliser des modèles d’analyse applicables aux opérations militaires ». Reconvertis après guerre en think tanks, ces « machines de guerre à penser » seront et continuent à être les réservoirs les plus actifs de l’innovation scientifique et technique : est-il besoin de rappeler une nouvelle fois que le réseau Internet est issu de la recherche militaire ?

À ce moment, le livre d’Armand Mattelart commence à avancer sur un terrain un peu mieux connu du professionnel des bibliothèques, on se permettra donc d’être plus succinct dans sa présentation. Dans un monde dominé par la guerre froide, les scientifiques et penseurs américains, Norbert Wiener en tête, imposent l’avènement de la cybernétique, tandis que « l’industrie de la connaissance », sa mesure et son interprétation, prennent un poids de plus en plus important. Nous en arrivons rapidement aux travaux de Marshall MacLuhan, et à la mise en place de ce que l’auteur appelle les « technologies de la mémoire ». C’est d’ailleurs ce dernier qui « actualise pour l’âge électronique le vieux rêve d’une humanité prébabélienne ». Il réactive pour l’occasion (et ce n’est pas innocent) la « noosphère » du jésuite et paléontologue Teilhard de Chardin. Dès lors (et nous y sommes encore), le discours sur la société de l’information va prendre un tour prophétique, pour ne pas écrire religieux.

C’est, d’une certaine manière, l’objet des chapitres suivants. Dans « Scénarios postindustriels », Mattelart montre que l’on a cru, avec la société de masse, qu’était venue l’heure de la fin des idéologies. Bien évidemment, cette idée ne pouvait naître ailleurs qu’aux États-Unis, entre autres sous la plume d’un certain Daniel Bell qui publie en 1960 The End of Ideology et nous gratifie de quelques formules bien senties comme « l’information est nécessaire pour organiser et faire fonctionner toute chose depuis la cellule jusqu’à General Motors ». Et, comme garants de cette fin des idéologies, il prend en exemple l’organisation de la communauté scientifique. En effet, comme dans une sorte de mouvement parallèle et inverse, la science semble, après la seconde guerre mondiale dont on a pourtant vu la part décisive qu’elle y avait prise, dégagée de toute emprise idéologique et, pour tout dire, parée de vertus charismatiques, la communauté scientifique étant vécue comme idéale, proche de la polis grecque.

Des scénarios d’anticipation

L’auteur montre que les années soixante sont aussi celles du développement des scénarios d’anticipation, dans l’idée que l’on peut prévoir, avec tous les outils dont on dispose désormais, le futur de l’humanité. Prenant en exemple (ce qui semblera discutable) les ouvrages à succès d’Alvin Toffler, Mattelart montre que les scénarios du futur ont avant tout pour fonction de donner aujourd’hui le « désir du futur dans le cadre d’une “théorie nouvelle de l’adaptation” ». Ce faisant, la tentation est grande de ne pas tant décrire ce qui va advenir que ce que l’on souhaite voir arriver – tendances lourdes de la sociologie techniciste de la fin du XXe siècle, et terreau idéal des discours sur « l’homme informationnel » de Nicholas Negroponte, ancien de chez IBM. Dans ces pages, le propos de l’Histoire de la société de l’information devient plus convenu – mais seulement parce que nous en sommes plus avertis. La mondialisation n’est pas loin, dont l’auteur montre bien toutes les dimensions, techniques certes, mais aussi sociologiques et politiques. C’est que, loin d’avoir signé la fin des clivages, l’effondrement des blocs aura été l’occasion d’un transfert vers une « diplomatie des réseaux » finalement beaucoup plus complexe et beaucoup plus politique qu’avant.

Il est clair aussi, et c’est le sens des « avatars des politiques publiques », que l’État-nation, l’État-régulateur, mais aussi l’État-incitatif, ne sont plus de mise dans cette évolution. En témoigne aujourd’hui, et d’une manière qu’on ne prend d’ailleurs guère la peine d’analyser, le mythe bien malmené de la société de l’information à la nippone. Tous les grands stratèges qui, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, nous donnaient en exemple l’organisation de l’espionnage documentaire japonais, et l’organisation du pays autour du contrôle de l’information, seraient aujourd’hui bienvenus de nous expliquer ce qui a péché dans leurs projections alors enthousiastes... En tout cas, si l’effondrement soviétique signifiera l’échec du taylorisme socialiste, le triomphe du modèle libéral concurrentiel des États-Unis est tout aussi indéniable, même s’il connaîtra, dans les années quatre-vingt, quelques ratés justifiant l’intervention du gouvernement pour briser certains trusts... notamment dans le domaine des télécommunications !

Un monde en paix ?

Aujourd’hui, la déréglementation est de mise, avant que (chapitre 6), la « société globale de l’information » ne devienne un enjeu géopolitique dans un monde en paix (?) et unipolaire. Ce chapitre est, à vrai dire, le plus rébarbatif du livre, peut-être parce qu’y manquent des penseurs de la taille de Leibniz, Condorcet ou Emerson. On en retiendra pourtant avec quelques délices un petit chapitre intitulé « L’industrialisation de la formation : mort de l’intermédiaire ? » dont la réponse est : non... Car Mattelart montre que, derrière les discours, il y a l’« envers du décor », et le « techno-apartheid ». Et, non sans provocation, il rappelle que, si l’événement global du passage à l’an 2000 devait être le bogue des ordinateurs, cela a été, en fait, la contestation qui eut lieu, à Seattle, lors de la troisième conférence de l’Organisation mondiale du commerce. Si l’on peut peut-être regretter un parti pris, comment ne pas pour autant reconnaître qu’il est à rebours de celui qu’on a l’habitude de lire dans ce genre d’ouvrage, et notamment chez Negroponte (décidément l’une des têtes de Turc de l’auteur) qui voit, lui, proche notre socialisation dans « des quartiers numériques dans lesquels l’espace physique ne sera plus pertinent » (certes).

On comprend que, pour une fois, la conclusion d’un tel ouvrage sera plus critique qu’à l’habitude. « La désinvolture à l’égard de la longue durée qui sévit dans les discours sur “l’âge de l’information” n’a d’égale que celle entretenue par les discours sur l’“âge global” », écrit l’auteur. Et de souligner que « le déterminisme technomarchand engendre une modernité amnésique et exempte de progrès social ». Pour conclure – et l’on en restera là – par un éloge de la lenteur : « Court-circuiter le fétichisme de la vitesse néofordiste par d’autres rapports au temps. »