Commerce électronique et produits culturels
Les nouveaux modes de distribution sont-ils en train de modifier durablement la production et la consommation des produits culturels ? La dématérialisation de l’œuvre change t-elle à terme son statut ? Quelle est la nouvelle « utilité » sociale de la culture dans cette offre à la croissance exponentielle ? Autant de pistes de réflexion creusées dans cet ouvrage sur le commerce électronique, dans les marchés français, de produits culturels éditoriaux, livres, disques, cédéroms, DVD-Roms ou cassettes vidéo.
Réalisée sous la direction du Département des études et de la prospective du ministère de la Culture et de la Communication, cette étude reprend plusieurs travaux élaborés en 1997, 1998 et 1999 et les relie aux analyses d’une soixantaine d’entretiens semi-directifs réalisés en 1999 sur l’ensemble des filières des professionnels du secteur culturel, de la production à la diffusion commerciale ou publique. Au-delà des usages recensés, elle essaie aussi de saisir dans cette nouvelle donne les transformations profondes des différents métiers en terme de qualification et de compétences.
Si l’état des lieux du commerce électronique fin 1999 reste évidemment intéressant, la prospective envisagée se heurte à la crise intervenue en 2000-2001. On retiendra cependant quelques chiffres : à l’intérieur des ventes réalisées via Internet, les produits culturels représentent une part significative (environ un dixième), mais ce mode de distribution représentait fin 1999 en France 1 % des achats de disques, produit culturel le plus sensible à ce type de commercialisation, contre 6 % aux États-Unis. À la différence du commerce traditionnel, l’offre électronique ressort plus aujourd’hui d’un travail de courtier (positionnement pull) que de celui d’un concessionnaire (positionnement push) ; autrement dit, la politique commerciale des sites s’appuie davantage sur une offre la plus large possible – favorisant ainsi la prise en compte des profils et des centres d’intérêt des clients – que sur une politique de présélection des produits poussés pour la vente.
Une autre différence pourrait s’instaurer peu à peu : à la vente du support traditionnel succéderait une vente dématérialisée, par téléchargement, encore dérisoire, aujourd’hui.
Les vendeurs
Le secteur du livre, hors quelques maisons spécialisées sur des « marchés de niche », est toujours en retrait, à l’inverse du secteur du disque. Quant au secteur de la vidéo, il est en attente du développement du DVD.
En ce qui concerne les vendeurs, il s’agit davantage de professionnels de la culture que de la distribution : le contenu l’emporte encore sur le contenant. Les recrutements sont faits plutôt en interne sur des qualités de motivation, de jeunesse, de travail en équipe, hormis les fonctions purement informatiques recherchées en externe. Comme dans le commerce traditionnel, les salariés spécialisés dans la vente des disques sont moins diplômés que ceux du secteur livre. Mais la formation dans ce métier émergent est moins prisée par les employeurs que le goût pour le web, l’habitude de surfer, la jeunesse, ce qui permet aussi une faiblesse des rémunérations.
En revanche, le commerce électronique oblige à traiter globalement l’ensemble des activités en ligne, édition, prescription, vente, ce qui entraîne une nouvelle professionnalisation. En favorisant la découverte de productions marginales souffrant traditionnellement de la grande distribution, ces professionnels se perçoivent, entre libraire et journaliste, comme exerçant une fonction culturelle valorisée, voire « d’agent d’artiste ». Les ventes sur Internet concernant surtout les fonds de catalogue, les professionnels issus majoritairement du domaine culturel insistent sur leur rôle de défenseurs de la diversité culturelle.
Ce discours de légitimation culturelle des professionnels de ce commerce électronique résistera-t-il à l’internationalisation du marché ? Sans doute oui dans un premier temps, car ses acteurs sont encore des acheteurs traditionnels, « des adoptants historiques », et ne représentent pas un type de consommation de masse ; mais toute extrapolation est impossible à faire.
On peut juste noter la concentration de ventes sur certains sites français comme la FNAC, la fidélité des consommateurs aux cybercommerçants, fidélité renforcée par toutes les techniques permettant le traitement personnalisé du client, et qui explique aussi la valorisation boursière des premiers entrants dans ce secteur (avant la crise).
Le développement à moyen terme
Les perspectives de développement à moyen terme dépendent de l’évolution du nombre de ménages ayant accès à Internet, et parmi eux, de ceux qui effectivement pratiqueront le commerce électronique. Début 2000, 7 % des ménages disposaient en France d’un accès à Internet contre 33 % en 1999 aux États-Unis, un accès qui dépend de l’équipement en ordinateurs, mais qui passe aussi par d’autres plates-formes, télévisions numériques, nouvelle génération des téléphones mobiles, voire consoles de jeux.
Les changements d’habitudes de consommation sont par ailleurs particulièrement en phase avec le commerce électronique. Il s’agit d’une demande de produits (biens et services) de plus en plus intégrés, d’une relation commerciale dissociée de la transaction, d’une économie du don.
L’usage du produit devient aussi important, sinon plus, que sa propriété : à l’acquisition d’un produit vient donc s’ajouter une offre de services, un ensemble de prestations personnalisées, nécessitant une mise en réseau et l’instauration d’une « centrale transactionnelle ». Le web se prête extrêmement bien à cette globalisation des échanges qui dépasse la transaction pour atteindre la relation, la fréquentation régulière, la prise en compte économique du nombre de « visites » (entrant dans le calcul de la rémunération) à laquelle vient naturellement s’ajouter une économie du don – appuyé sur la fidélisation du consommateur (forfait, service supplémentaire, service gratuit, etc.).
On assiste d’un côté à une globalisation de la demande, mais appuyée sur des offres de plus en plus personnalisées, et donc a contrario, sur une segmentation du marché. Les consommateurs ont pris l’habitude de ce type d’offre, qu’il s’agisse de celle, surabondante, des grandes surfaces dans lesquelles ils choisissent en jouant sur les prix, sans conseiller intermédiaire, à celle de la vente sur catalogue, donc déjà une vente à distance. Il y a peut-être corrélation dans les différents pays entre le développement de la vente par correspondance et le développement du commerce sur le web, encore freiné par la crainte de l’insécurité du paiement.
Dans ce contexte, les produits culturels sont surreprésentés dans le commerce électronique par rapport à leur place dans le commerce physique. Cela s’explique par l’appartenance socioculturelle des détenteurs d’ordinateur et des pratiquants du web aux gros consommateurs de biens culturels. De plus, ces produits, en raison notamment du nombre élevé de références, sont très bien adaptés à ce modèle commercial, comme au téléchargement, compte tenu de leur composition en données numériques. Encore embryonnaire, cette vente sous forme dématérialisée ne peut que s’accroître fortement sous l’impact des médias et des opérateurs de télévision numérique.
Enjeux et facteurs d’incertitude
Lent ou rapide, le développement du commerce électronique aura des répercussions pour les créateurs, les producteurs, les commerçants physiques et les consommateurs.
Ces derniers se retrouveront-ils en communautés sous la dépendance rapide de tels ou tels fournisseurs ou continueront-ils à butiner au sein d’une offre plus grande et moins segmentée ?
Les intermédiaires de la vente à distance seront-ils davantage courtiers de leurs clients ou représentants des producteurs ? Entre ces deux stratégies, quel équilibre pour un même produit ? Compte tenu de la particularité des produits culturels, quel sera l’équilibre entre les marchés internationaux et les marchés nationaux ?
Les sites seront-ils spécialisés ou multiproduits ? Jusqu’où ira la concentration des entreprises ? Le commerce électronique nécessite des fonctions d’achalandage, de prescription, de négociation et de distribution, de services après vente. Quelles fonctions seront externalisées ? Quelles sont celles qui resteront primordiales ? Quelles seront les politiques tarifaires par rapport au commerce physique ? Actuellement, le prix des disques et des livres vendus par Internet est aux États-Unis de 9 % à 11 % inférieur aux prix classiques.
Sur quoi portera à terme la concurrence entre les sites ? Quelle sera la capacité de réaction du commerce indépendant ? Si toutes ces questions sont judicieusement posées et accompagnées d’exemples, les auteurs de l’étude insistent sur l’impossibilité de fournir des réponses véritablement étayées.
D’autres interrogations font entrevoir des bouleversements autrement plus profonds. Elles concernent la réelle possibilité de contrôler la diffusion des œuvres, et donc de respecter les droits, notamment des éditeurs. Peut-on imposer un standard sécurisé alors qu’Internet pousse toujours davantage à l’adoption d’un standard ouvert ? Quelles modifications seront apportées à la rémunération des auteurs ?
La baisse des coûts de production et de diffusion entraîne-t-elle vraiment une diversité de l’offre, ce qui suppose de revoir les critères de sélection, y compris entre ce qui relève d’une offre professionnelle ou d’une offre amateur (cf. les expérimentations américaines en matière d’échanges de fichiers musicaux amateurs) ? Dans quel délai arrivera-t-on à une fixation des prix ? Sur quelle unité de mesure, le disque ou le morceau musical, le périodique ou la page d’article ? Un prix pour détenir ou un prix pour accéder ? Il est vraisemblable également que la fonction de vente jusqu’alors séparée se confondra avec la fonction d’édition.
Mais un nouvel intermédiaire jouera un rôle de plus en plus crucial : le serveur – qui stocke, contrôle les transactions et les usages, fournit les systèmes de recherche, sécurise l’ensemble – sera petit à petit un guichet unique pour le consommateur et le nœud financier du système pour la répartition des recettes.
Actuellement il est difficile de prévoir qui prendra le contrôle de ces nouveaux serveurs, même si les grands de la distribution ont certains avantages dans cette véritable concurrence.
L’étude conclut sur trois modèles de sites et une incertitude supplémentaire : le modèle du portail transactionnel s’appuyant sur une consommation ; celui du spécialiste communautaire s’appuyant sur une consommation identitaire ; celui du donneur intéressé, distribuant des produits gratuits comme produits d’appel vers autre chose, sans doute le plus mauvais modèle pour l’existence réelle d’une diversité culturelle. Mais évidemment aucun modèle n’est exclusif. Mentionnons des annexes intéressantes de listes des sites web de commerce électronique de produits culturels et les glossaires.