Documents numériques

Nouvelles règles d'acquisition et de diffusion

Jean-Luc Lobet

Le 8 mars 2001 s’est tenue à Sources d’Europe, le centre d’information sur l’Europe situé à Paris-La Défense, une journée d’étude – organisée par l’ADBS (Association des professionnels de l’information et de la documentation) – sur les nouvelles règles d’acquisition et de diffusion des documents numériques.

Les professionnels de l’information et de la documentation, en tant qu’acquéreurs, mais aussi de plus en plus en tant que producteurs et diffuseurs d’informations, sont confrontés aux questions juridiques soulevées par la démocratisation des produits documentaires présents sous forme numérique.

L’actualité jurisprudentielle récente en matière de droit de l’information donne une idée de la problématique soulevée par le sujet du jour. Quelques exemples illustrent bien la question. L’affaire Yahoo fera certainement date dans l’élaboration du droit relatif à Internet, car elle soulève de nombreuses interrogations : le site est anglais, la société est américaine, et le contenu est manifestement à destination d’utilisateurs américains. Or des Français y accèdent, réagissent, et, selon les règles du droit international, saisissent une juridiction française. La décision qui sera rendue par le juge montre que la loi française doit s’appliquer dès lors que le contenu du site est accessible depuis le territoire français. Il nous semble en l’occurrence que le bon droit est respecté, mais de telles situations ne risquent-elles pas de vite devenir ingérables ? Que se passerait-il, par exemple, si une juridiction d’un pays de confession islamique, conformément au droit local, ordonnait à une société de vente par correspondance française de voiler le visage des femmes visibles sur son site ? Conflits de valeur, conflits de juridictions. L’affaire Napster (à propos du droit d’auteur), l’affaire Keljob (concernant un lien profond), d’autres affaires en matière de délit de presse ou de signature électronique montrent que les litiges sont fréquents.

Connaître les règles en vigueur

Certes, la dématérialisation des produits documentaires présente des avantages certains et accroît considérablement les possibilités de collecte et de diffusion de l’information. Cependant, pour tirer le meilleur profit de l’utilisation de l’information numérisée et aussi pour se prémunir contre les éventuelles procédures judiciaires, il convient de connaître les règles en vigueur. Ainsi, qu’en est-il du cadre juridique (quels sont les textes français et européens en vigueur en matière de droit d’auteur ou de signature électronique ? Comment se règlent les litiges ?) ? Quels sont les effets de la diffusion des données publiques dans l’environnement numérique ? Comment négocier un contrat ? Telles sont les questions auxquelles ont essayé de répondre les intervenants de cette journée.

De la recherche de l’information à son acquisition en ligne, l’activité du documentaliste est encadrée par des dispositions réglementaires, même si, à l’heure actuelle, le cadre juridique de la société de l’information est encore embryonnaire. Selon Frank Sabah, de la société Lexbase, les textes sur lesquels le professionnel de l’information et de la documentation peut s’appuyer pour se mettre en conformité avec les dispositions ou les prédispositions nationales et communautaires sont les suivants : la directive du 8 juin 2000 du Parlement et du Conseil européens, dite « directive sur le commerce électronique » ; la proposition de directive du 19 février 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information ; l’avant-projet de loi sur la société de l’information ; la loi du 13 mars 2000 relative à la signature électronique, dont le décret d’application était attendu fin mars.

Les règles, que ce soit par volonté de dynamiser le commerce électronique ou bien parce qu’elles ne sont pas encore totalement finalisées, laissent pour l’instant une marge de liberté. Elles doivent être considérées comme un encouragement à l’élaboration de codes de conduite pour une utilisation loyale et responsable d’Internet.

En matière de droit d’auteur, Emmanuel Derieux, professeur à l’université de Paris II, considère que les principes de droit commun tels qu’ils existent actuellement doivent pouvoir s’appliquer aux documents numériques moyennant quelques adaptations. Les difficultés actuelles viennent du fait que le numérique permet à la fois d’être utilisateur, producteur et reproducteur d’œuvres, à moindre coût, sans contraintes techniques, avec une dimension internationale dans la diffusion. En l’absence de règles strictes, connues de tous, il règne un sentiment d’impunité générale. Pourtant il existe des règles de base dans le code de la propriété intellectuelle qui doivent s’appliquer à l’environnement électronique. Ainsi, l’utilisation répétitive d’une œuvre, d’une prestation, même à usage privé relève du droit d’auteur (la diffusion sur un intranet n’échappe pas à la règle) ; ou bien, toute œuvre, de forme originale, expression de la personnalité du créateur, relève du droit d’auteur (les revues de presse reprenant la forme originale des documents sont donc concernées).

Un enjeu de taille

Selon Emmanuel Derieux, l’enjeu est de taille : si on ne rémunère pas les auteurs, si les créateurs ne peuvent pas vivre de leurs œuvres, il n’y aura d’ici à quelques années plus rien à reproduire. Or, dans le domaine scientifique notamment, les documents multimédias sont souvent assimilés à des œuvres audiovisuelles. Et le code de la propriété intellectuelle prévoit qu’un salarié, auteur d’une œuvre de l’esprit, peut céder ses droits à ceux qui la mettent à disposition du public, sauf dans le cas des œuvres audiovisuelles considérées comme des œuvres de collaboration. Des dispositions spécifiques aux documents numériques doivent donc être mises en œuvre.

Marion Barbier, avocate spécialiste des litiges relatifs aux nouvelles technologies, confirme qu’il n’existe pas encore de droit spécifique en la matière, et que ce sont les règles classiques du droit commun qui s’appliquent. Dans l’attente de l’entrée en vigueur, le 1er mars 2002, du règlement communautaire du conseil du 22 décembre 2000 « concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale », les délits les plus fréquents sur les réseaux numériques – la contrefaçon et la diffamation – se règlent selon les lois applicables et auprès des juridictions compétentes des différents pays.

Il s’agit donc pour le moment de s’en tenir aux règles en vigueur et de prendre les précautions d’usage avant la diffusion de toute information : respect des droits d’auteur sur les liens hypertextes, sur le texte, les images, les sons diffusés ; respect des exigences en matière de protection des données individuelles (cf. la loi du 1er août 2000 relative à la liberté de communication).

Des structures spécifiques

Quelques structures spécifiques commencent cependant à se mettre en place : médiation (Chambre de commerce de Paris), arbitrage (Organisation mondiale de la propriété industrielle-OMPI), litiges concernant les noms de domaine (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers-ICANN). Elles préfigurent ce qui sera prochainement connu sous le terme de cyberjustice.

En ce qui concerne la conclusion des contrats, la plus grande vigilance est également de rigueur. Certes, des procédés techniques, comme l’accusé de réception ou la signature électroniques, vont dans le sens d’une meilleure protection des utilisateurs. Olivier Menant, avocat, indique que c’est par un décret d’application de la loi du 13 mars 2000 que les conditions d’exigences légales de la signature électronique seront précisées. Pour l’heure, on se base sur un projet de décret qui prévoit qu’une signature électronique résulte de l’association de trois éléments essentiels : un document, un cryptage et un certificat. Le cryptage et le certificat sont indispensables à l’identification du signataire et à l’authentification du document émis. Le fonctionnement du dispositif repose sur l’utilisation d’infrastructures dites « à clé publique ».

La signature électronique doit avoir une force probante. C’est une condition nécessaire au développement du commerce électronique. Pour cela, l’intégrité du document, l’identité des parties, la fiabilité du contrat doivent être garanties.

Les pouvoirs publics ont un rôle important à jouer en ce qui concerne l’élaboration d’un cadre juridique régissant la société de l’information. Selon Bertrand du Marais, rapporteur de l’atelier présidé par Dieudonné Mandelkern, qui a donné lieu au rapport Diffusion des données publiques et révolution numérique, l’enjeu dépasse largement le seul domaine du droit. Bertrand du Marais souligne les enjeux considérables (économiques, sociaux et institutionnels) liés à la diffusion des données publiques. Un projet de société se dessine : fournir à tous les citoyens l’accès aux données essentielles. Il rappelle que la mission s’était assignée un impératif – pacifier le marché naissant d’Internet –, et deux objectifs – favoriser le développement de l’Internet citoyen et inventer une politique industrielle des contenus. Sur un sujet sensible et conflictuel entre producteurs publics de données et éditeurs privés, la gageure est de faire un saut qualitatif dans la société de l’information.

Si les solutions techniques et juridiques mises en œuvre semblent assurer la sécurisation des acquisitions de documents électroniques, il convient d’être prudent quant à l’offre proposée. Pour conclure la journée, Jean Gasnault, président de Juriconnexion et responsable de la documentation dans un cabinet d’avocats, et Michèle Lemu, présidente de la commission Droit de l’information de l’ADBS, dressèrent un panorama réaliste de l’offre de documentation électronique. Deux logiques économiques s’affrontent, celle des éditeurs voulant rentabiliser leurs produits et celle des utilisateurs soucieux de respecter et leur budget et les besoins de leurs usagers.

Une démarche marketing

En termes de contenu, les éditeurs proposent de plus en plus de produits qui se concurrencent plus qu’ils ne se complètent. La démarche qui prévaut est plus une démarche marketing qu’une approche éditoriale. Des précautions doivent être prises avant toute signature d’un contrat, en dehors du seul examen des prix. Il convient de vérifier les garanties en ce qui concerne les données (fiabilité, mises à jour, complémentarité éventuelle avec le support imprimé) ; les éléments matériels (définition des utilisateurs, nombre d’accès, possibilité de faire des copies, maintenance, antériorité d’archivage…).

Pour augmenter la capacité de négociation auprès des éditeurs, pour faire pression auprès d’eux afin qu’ils adaptent leurs prix et leurs offres aux besoins du public, la meilleure solution semble être de se fédérer, d’agir dans le cadre de structures collectives telles que des associations ou des consortiums.

À l’heure où les nouvelles technologies de l’information et de la communication bousculent les champs d’intervention des documentalistes, bibliothécaires et archivistes, il a paru important de faire le point sur les nouvelles règles qui président à l’acquisition et à la diffusion des documents numériques. Si aux niveaux national et communautaire, les bases d’une société de l’information encadrée semblent être jetées, il n’en est pas de même au niveau international, même si des négociations existent dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).