Le débat

Dossiers Bibliothèque nationale de France

par Réjean Savard
Le Débat, n° 105 (mai-août 1999) et n° 109 (mars-avril 2000). Paris : Gallimard. – 192 + 192 p. ; 26 cm. ISSN 0246-2346 : 88 F/ 13,42 euro le numéro

Le Débat est une revue qui porte bien son nom. Depuis plusieurs années, elle suscite et alimente de nombreuses discussions autour de différents thèmes, surtout de nature sociale ou politique. En 1999, le numéro 105 portait en partie sur la Bibliothèque nationale de France (BnF) : près d’une dizaine d’auteurs s’étaient relayés pour décrire ce qu’on a appelé des « expériences vécues » en rapport avec un établissement qui venait d’ouvrir ses portes. C’est en des termes très négatifs que ces intellectuels avaient décrit leur expérience avec la nouvelle institution parlant successivement de « désastre », de « fiasco », de « catastrophe », de « honte », d’« impéritie », etc. Dans une phrase qui résume assez bien le constat des différents auteurs, le directeur de la revue, Pierre Nora, y écrivait : « On a voulu faire mieux que tout le monde, sans écouter ni les conservateurs professionnels ni les expériences étrangères, avec une arrogance qui rend le résultat plus tragique et fait du pataquès une humiliation nationale. » Et il ajoutait un peu plus loin : « C’est la philosophie même de l’institution qui paraît se résumer dans l’ignorance ou l’oubli ou le mépris des besoins réels et pratiques des lecteurs. »

Plus récemment, en mars-avril 2000, Le Débat abordait de nouveau le sujet de la BnF. Difficile de savoir si des pressions ont été exercées sur l’équipe éditoriale de la revue, mais cette nouvelle série d’articles semble avoir été publiée pour contrecarrer les propos parfois acides du numéro précédent. On y retrouve par exemple des témoignages de deux des auteurs-usagers du précédent numéro (sur cinq) qui viennent nuancer leurs positions antérieures. Et on y donne la parole à trois administrateurs (un ancien et deux actuels) de la BnF. Le résultat est évidemment beaucoup plus positif.

Les usagers

Marie-Élizabeth Ducreux, historienne et chercheuse au CNRS, vient donc à nouveau témoigner de son utilisation de la BnF. Elle déclare d’emblée que depuis 1999, « la situation a changé de façon décisive ». Le système informatique central et le catalogue informatisé, cibles de nombreuses critiques par le passé, se sont beaucoup améliorés, écrit-elle. Elle se réjouit également de la disponibilité de volumes neufs et en nombre suffisant dans les salles de lecture. Sinon, même si le ton est beaucoup plus positif, l’essentiel de son article présente un certain nombre de lacunes qui restent encore à corriger : salles glaciales en hiver, portes qui grincent, bâtiment toujours mal adapté, manque de souplesse dans la gestion de l’occupation des salles, etc. Et elle conclut en affirmant candidement qu’elle a appris à se servir de la BnF telle qu’elle est…

L’autre utilisateur qui vient témoigner à nouveau de son usage de la BnF après une année est le professeur Georges Vigarello. Lui aussi se fait plus constructif et affirme que «…la BnF est entrée dans une période de “normalité”. » Il mentionne notamment que « des indices discrets montrent le changement », et écrit plus loin que « la bibliothèque demeure d’un abord hostile et laborieux, mais la tension des premières réactions a fait place aux tactiques d’accommodements. » Sa position se rapproche donc de celle de Marie-Élizabeth Ducreux.

Ce numéro du Débat donne en outre la parole à Emmanuel Le Roy Ladurie dont l’article s’intitule « L’immense mérite d’exister ». Celui-ci revient d’abord sur l’important rôle qu’il a joué dans ce projet : son opposition d’abord, puis son incitation à fusionner la nouvelle institution en construction avec la Bibliothèque nationale dans son ensemble, opération qui a selon lui « remis les pendules à l’heure ». Son opinion est sensiblement la même que celle des autres auteurs : des progrès sensibles ont été faits, mais des améliorations sont encore possibles. En revanche, son discours révèle une critique extrêmement sévère de l’architecture du bâtiment (structure turriforme non adaptée aux fonctions bibliothéconomiques, gigantisme, accès rébarbatif, environnement peu agréable, etc.) et du site choisi (isolement, vie urbaine déficiente, etc.). Malgré tout, il conclut : « Elle n’était pas sans défaut, et il fallait absolument le dire ; cette œuvre a néanmoins, après la disparition de son Premier Inspirateur, quelque fautif qu’il ait pu être, elle a (sic) maintenant le très grand mérite d’exister, de fonctionner, de progresser même contre vents et marées. »

Les représentants officiels

En ce qui concerne les représentants officiels de la BnF, leurs propos visent évidemment à défendre l’établissement et son mode de gestion. Leur discours me paraît tout à fait honnête en ce sens qu’ils précisent très bien que tout n’y est pas rose. Jacqueline Sanson d’abord, directeur général adjoint, répond à une série de questions assez techniques posées par Le Débat. Elle explique pourquoi la BnF a dû passer à travers toutes ces épreuves, s’appuyant en fait sur l’idée que les changements à faire étaient considérables, notamment sur le plan du volume des transactions. Elle invoque aussi la complexité de l’organisation d’une bibliothèque aussi importante que la BnF, comme, par exemple, la question délicate de la départementalisation où il fallait « préserver l’unité de la bibliothèque » et éviter « d’installer dans un même bâtiment deux bibliothèques qui ne se rencontrent pas ».

De son côté, Jean-Pierre Angremy, qui ouvre la série d’articles, présente d’abord comme « des exagérations tour à tour catastrophiques ou complaisantes » toutes les critiques qui ont été formulées contre la BnF depuis son ouverture. Il passe en revue les principales étapes de son évolution et, pour chaque critique formulée, note comment la situation a été corrigée au fil du temps. Son argument prend appui sur l’importance du lecteur et des différents partenaires de la BnF, dont le personnel, un credo qui fait plaisir à entendre, mais dont on espère qu’il n’est pas, ou ne deviendra pas, un vœu pieux. Mais lui aussi attaque résolument l’architecture qui, même si elle est intérieurement impressionnante, écrit-il, présente des lacunes irréversibles à la fois pour le personnel et pour les usagers. Il va même jusqu’à critiquer le concept même créé par l’architecte (le vide au centre, puis les lecteurs, et enfin, les livres sur le pourtour) parlant de « régression avouée et explicite (la notion de “cloître”) vers les bibliothèques médiévales ». Selon lui, les dysfonctionnements observés depuis l’ouverture sont en grande partie venus de l’architecture, ce qui me semble être une excuse facile. Il complète son analyse en affirmant que : « Le grand malentendu sur la BnF m’apparaît dès lors être double. D’une part, beaucoup ont cru qu’en un mois, ils disposeraient par un coup de baguette magique d’une bibliothèque qui fonctionnerait normalement (…). Il nous a fallu en fait une phase de rodage (…). D’autre part, peut-être n’a-t-on pas compris – ou suffisamment expliqué – qu’on ne se contentait pas de construire ailleurs une BN semblable à la précédente. » Cela permet à Jean-Pierre Angremy de terminer son exposé en précisant avec justesse que la BnF n’est pas seulement le site François-Mitterrand. C’est aussi Richelieu, l’Arsenal, Marne-la-Vallée, etc. C’est aussi la tête de pont d’un important réseau, des politiques de coopération, des pôles associés, etc. Et finalement, c’est aussi Gallica, la bibliothèque numérique qui constitue, selon lui, « la plus importante du réseau mondial en nombre de volumes déjà offerts. » Vue de cette façon, l’épopée de la BnF n’est certainement pas aussi catastrophique qu’on a pu le dire. Et de toute façon, comme le soulignait le président de l’établissement, ce n’est pas en si peu de temps qu’il faut juger cette bibliothèque.

Un ensemble de témoignages

Ce numéro, comme le précédent consacré en partie à la BnF, a suscité beaucoup d’intérêt. Quoique peu scientifiques – il est vrai que Le Débat n’est pas une revue scientifique ou professionnelle –, ces articles ont le mérite d’attirer notre attention sur les problèmes inévitables qu’un projet de construction de grande bibliothèque risque de rencontrer. Mais on aurait quand même souhaité y retrouver au moins une étude un peu plus formelle, par exemple une étude de satisfaction des usagers utilisant des mesures bibliothéconomiques et quantitatives déjà éprouvées, ce qui aurait permis de « contextualiser » les opinions exprimées.

Mais, globalement, les deux numéros forment un ensemble de témoignages qui intéresseront tous les professionnels du livre et des bibliothèques. Et notamment, les collègues québécois, parce que d’une part nous appartenons à la même famille francophone, et que d’autre part l’on prépare à Montréal la construction d’une nouvelle Grande Bibliothèque. Il faut préciser cependant que les deux projets ne sont absolument pas de la même échelle : on prévoit environ 500 millions de FF pour la GBQ, alors qu’à la BnF, 9 milliards ont été dépensés. Mais, sous certains aspects – par exemple, le nouvel établissement montréalais et la Bibliothèque nationale du Québec viennent tout juste de fusionner –, des parallèles peuvent sans doute être faits, et on ne peut s’empêcher d’espérer que le projet québécois réussira à éviter les nombreux écueils rencontrés par la BnF depuis le lancement du projet par le président Mitterrand en 1988.