La bibliothèque nationale de France

un chantier inachevé

par Bertrand Calenge
Rapport d’information fait au nom de la commission des Affaires culturelles (Sénat) par Philippe Nachbar et Philippe Richert, sénateurs. Paris : Sénat, 2000. - 93 p. ; 24 cm. - (Les rapports du Sénat ; n° 451/1999-2000). ISSN 1249-4356 : 25 F/ 3,81 e.

Encore un rapport sur la Bibliothèque nationale de France ? Après celui des inspections des finances et de l’administration en 1996, celui de la Cour des comptes en 1998, et celui – brièvement accessible – de l’inspecteur général des bibliothèques Poirot en 1999, y avait-il encore matière à auditer la vénérable mère des bibliothèques françaises ? Après lecture des quelque cent pages rédigées par les sénateurs Philippe Nachbar et Philippe Richert, on est convaincu que l’exercice n’a pas été inutile, car ce rapport constitue un véritable bilan d’étape, et pointe avec talent des interrogations essentielles sur l’avenir.

La phrase qui vient en tête du rapport situe bien la perplexité qui a animé voire anime encore les savants, les bibliothécaires et les gestionnaires : « Faut-il détruire les quatre tours de Tolbiac ? ». Sachant raison garder, les rapporteurs ne répondent certes pas positivement, mais repèrent avec lucidité les dysfonctionnements du bâtiment… et de son contenu.

Hier et aujourd’hui

Suivant un plan ternaire classique, le rapport retrace les errements historiques du projet, puis l’état des lieux au premier semestre 2000, et enfin s’interroge sur des questions d’avenir. Sur l’histoire, rien de bien nouveau, et la diatribe dont le bâtiment de Tolbiac est l’objet montre une fois de plus les aberrations qui ont entouré cette construction : multiplication des magasins, conditions de travail déplorables pour le personnel, topographie des lieux illogique, etc., bref « une contre-performance » (p. 15). Budgétairement, si l’investissement n’appelle pas de remarques négatives – du moins sur le respect des enveloppes initiales –, les sénateurs pointent le coût très élevé du fonctionnement (979 MF), qui « pour le budget de l’État représente à lui seul les trois cinquièmes du budget consacré à l’ensemble des bibliothèques universitaires en France » (p. 21). Par exemple, le bâtiment de Tolbiac consomme à lui seul autant d’électricité qu’une ville de 30 000 habitants. Ces coûts, jugent les sénateurs, sont désormais incompressibles, compte tenu des défauts structurels de conception du bâtiment.

Mais ces dépenses sont-elles faites dans le meilleur souci d’efficacité et d’efficience ? Les rapporteurs rendent un hommage soutenu au personnel, relèvent l’amélioration des conditions de confort de lecteurs depuis l’ouverture, saluent les réussites de la rétroconversion des catalogues et du programme de numérisation, signalent les efforts consentis en faveur d’une meilleure gestion des personnels. Bref, un satisfecit est accordé à l’équipe de la Bibliothèque nationale de France (BnF), quant aux services offerts relativement aux moyens disponibles et à l’échéancier aberrant qui leur était imposé, « au prix d’un artifice consistant à considérer qu’une bibliothèque est définie par ses murs et non par ses collections » (p. 24).

Interrogations sur l’avenir

Toutefois, les rapporteurs s’interrogent aussi sur l’avenir prévisible. S’ils formulent quelques observations concernant l’informatique, la sous-utilisation des ateliers de reliure, ou l’actuelle dispersion des catalogues (ceux des collections spécialisées, des documents audiovisuels, des imprimés en libre accès, etc.), ils insistent surtout sur cinq questions essentielles :

– la gestion donne l’occasion d’analyses inquiètes : du côté des personnels, le problème réside pour la BnF « dans la diversité des statuts de ses personnels conjuguée à la part importante des agents non titulaires dans leur effectif global » (p. 51), le tout aggravé par un déficit d’agents titulaires (150 postes). Du côté des budgets, l’avenir de l’informatique – essentielle pour le fonctionnement du bâtiment – est grevé par une déficience grave des dotations aux amortissements : celles-ci devraient atteindre 70 MF par an, elles peinent à atteindre les 25 à 28 MF !

– la partition géographique de la BnF en plusieurs sites crée le risque de voir négliger les départements spécialisés demeurés dans le « carré Richelieu ». Les rapporteurs plaident pour le renforcement visible de l’unité de l’établissement public qu’est la BnF ;

– l’avenir d’une bibliothèque résidant dans ses budgets d’acquisition, les rapporteurs tirent le signal d’alarme : ce budget est passé de 72 MF en 1998 à 53,1 MF en 1999. Avec moins de 60 000 monographies acquises en 1999, on est loin de l’objectif initial des 90 000 volumes (et des 140 000 titres acquis par la British Library). Comme pour de nombreuses autres bibliothèques hélas, « les crédits consacrés aux acquisitions constituent une variable d’ajustement dans un budget contraint » (p. 95) ;

– la nature des publics inquiète également les rapporteurs. En haut-de-jardin, le caractère de bibliothèque étudiante, voire de cybercafé pour la salle audiovisuelle, leur paraît peu compatible avec l’ambition initiale d’élargissement des publics. En rez-de-jardin, l’organisation contrainte des 1 900 places de lecture (et les modalités de leur réservation) fait craindre une saturation bien en deçà de ce nombre de lecteurs ;

– les critiques les plus dures sont formulées à l’égard de la politique de mise en réseau, aspect du projet jugé « le moins abouti ». Le Catalogue collectif de France n’est qu’à l’état d’ébauche ; quant aux pôles associés, il s’agit aujourd’hui d’une « politique alibi » (p. 72). Les rapporteurs s’étonnent que la notion de partage documentaire s’inscrive dans une complémentarité des collections de la BnF, et non comme une claire substitution des pôles associés dans certains domaines documentaires. Dans le même esprit, la répartition des exemplaires reçus par la BnF au titre du dépôt légal devrait être nettement améliorée.

Plus généralement, les rapporteurs appellent à une réflexion stratégique et scientifique ambitieuse pour la BnF, à la fois dans le cadre de ses différents espaces, et dans sa place dans les réseaux de la recherche et des autres bibliothèques.

Chose rare dans les rapports de ce type, l’audit sévère ne se borne donc pas à dénoncer les dysfonctionnements, mais s’inscrit dans une perspective volontairement dynamique et positive. On en vient presque à rêver au paysage qu’offriraient une France et sa BnF, dans lesquelles les conseils et encouragements relevés auraient été appliqués. Certes, les rapporteurs omettent d’analyser le rôle international de la BnF ; certes également – et c’est plus grave –, ils font l’impasse sur l’analyse de l’Établissement public Bibliothèque de France, non dans sa dimension constructrice – qui est citée – mais dans son ambition intellectuelle – dont les choix ont été diversement repris dans l’actuelle BnF. Mais on peut juger que ce rapport fera date, par les pistes et interrogations qu’il pose par rapport à l’avenir : c’est sur ces points qu’un prochain rapport (nécessairement proche ?) pourra appuyer son analyse.

Une petite remarque pour conclure : il est vraiment dommage que ce texte passionnant soit à ce point truffé de fautes d’orthographe, coquilles et maladresses d’expression. Par exemple, le statut d’homme politique n’autorise tout de même pas à qualifier (p. 49) le public de l’ancienne BN d’« électorat rodé » (sic).