Liber à Copenhague

Raymond Bérard

Le 29è Congrès de la Ligue des bibliothèques européennes de recherche (Liber) était accueilli du 27 juin au 1er juillet 2000 par la toute nouvelle Bibliothèque royale de Copenhague, surnommée le « Diamant noir » pour sa couleur et ses formes futuristes. Les 150 inscrits – majoritairement issus d’Europe du Nord –, dont une douzaine de Français, ont pu apprécier le confort et la qualité de cette magnifique réalisation, ainsi que la vue imprenable sur les quais du port de Copenhague.

Le thème retenu (« Les bibliothèques ouvrent la voie de l’information globale ») annonçait clairement un contenu orienté vers la documentation électronique. Un délégué devait d’ailleurs déplorer que le mot « livre » n’ait été prononcé que trois fois tout au long du Congrès, tout en reconnaissant qu’en ce mois de juin pluvieux, les salles de lecture de la Bibliothèque royale étaient quasiment désertes, à l’opposé des espaces informatiques, occupés en permanence.

Forces et changements dans les bibliothèques universitaires

Les travaux étaient précédés d’un séminaire consacré aux forces et changements dans les bibliothèques universitaires, furieusement américain dans sa forme (il était co-organisé par l’Institut OCLC qui travaille sur l’évolution stratégique des bibliothèques), avec des séances de remue-méninges un brin surréalistes en raison du décalage culturel entre animateurs américains d’une part, bibliothécaires lettons, portugais, italiens, russes, autrichiens, etc., d’autre part. Le programme annonçait les interventions provocatrices de professionnels européens et américains dont Sir Matthew Evans, directeur des éditions Faber & Faber, qui en resta à des généralités sur l’avenir du livre, et surtout Kenneth Frazier, directeur de la bibliothèque de l’université du Wisconsin et président de l’Association des bibliothèques de recherche (ARL). Ce dernier commença par dresser un parallèle entre la dégradation de la qualité du transport aérien aux États-Unis, conséquence de la concentration des compagnies, et celle du marché des périodiques scientifiques, également dominé par un nombre de plus en plus restreint d’éditeurs. Face à ces multinationales qui produisent des périodiques à un coût quatre fois supérieur à celui des sociétés savantes, les réactions traditionnelles des bibliothèques sont dépassées, y compris la création de consortiums. La réponse se situe plus en amont, dans une refonte du mode de communication scientifique, où les bibliothèques ont un rôle à jouer grâce à la force de leur pouvoir d’achat et à leur habitude de travailler en réseau. C’est l’objectif de l’association SPARC (Coalition pour l’édition savante et les ressources universitaires regroupant plus de 170 universités nord-américaines), fondée pour favoriser l’émergence de nouveaux modèles d’édition. L’American Chemical Society est le premier partenaire de SPARC, qui a obtenu que les « Organic Letters » soient prochainement disponibles au quart du prix du marché. Le principe de base, c’est que l’information scientifique, appartenant à la nation, doit être diffusée hors de toute considération commerciale, la bibliothèque devenant le hub (pivot) du réseau du savoir, toujours par analogie avec l’univers aéronautique.

La nouvelle distribution des rôles dans l’information scientifique

Sur la dizaine de pistes de réflexion du congrès, les plus nombreuses concernaient la nouvelle distribution des rôles dans l’information scientifique : Raf Dekeyser (université de Louvain) a parfaitement démonté les mécanismes de l’information scientifique en soulignant les responsabilités des auteurs dans la crise des périodiques : en publiant dans des revues prestigieuses à fort facteur d’impact, ils alimentent la cupidité des éditeurs commerciaux. Ceux-ci n’ayant pas répercuté sur les abonnements la baisse des coûts de distribution autorisée par la diffusion électronique, la communauté universitaire s’est lancée dans de nouveaux modes de diffusion et d’archivage des résultats de la recherche : les pionniers furent, en 1991, les physiciens du Laboratoire national de Los Alamos, suivis en 1999 par le projet pluridisciplinaire UPS (Archives universelles de pre-prints) et PubMed Central, site d’édition électronique sans comité de lecture pour tout le domaine des sciences de la vie, créé à l’initiative d’Harold Varmus, prix Nobel. Devant la levée de boucliers des éditeurs commerciaux, mais aussi de membres influents de la communauté scientifique, les ambitions de PubMed Central ont été revues à la baisse. De ce côté-ci de l’Atlantique, une initiative similaire, lancée par l’Organisation européenne de biologie moléculaire (Embo), semble se heurter à d’identiques tentatives de torpillage par les éditeurs. En matière d’archivage, Raf Dekheyser avertit que les éditeurs sont en train de tenter de récupérer cette fonction traditionnelle des bibliothèques à travers les consortiums et les licences d’accès à des bouquets de revues. Comme quoi les offres actuelles sur le marché français ne sont peut-être pas aussi innocentes et avantageuses qu’il y paraît !

Bas Savenije et Natalia Grygierczyk (bibliothèque de l’université d’Utrecht) ont souligné que l’investissement des bibliothèques dans l’édition électronique était une condition de leur survie : mise en ligne des pre-prints, des thèses et des périodiques de l’université et même création de sites éditoriaux avec comité de lecture. Le préalable demeure toutefois la question du droit d’auteur qui, au lieu d’être cédé aux éditeurs, doit revenir à l’université afin que celle-ci puisse se réapproprier l’édition de ses chercheurs.

La mise en cause des éditeurs devait s’amplifier avec un atelier au titre éloquent : « Un désastre annoncé : la rupture de la chaîne traditionnelle des périodiques ». Accusés de vouloir se substituer aux bibliothèques en fournissant l’information directement aux chercheurs, ils n’ont pas eu l’occasion de se défendre des accusations de mauvaise qualité de service et d’inadaptation aux besoins des universitaires, un des principaux éditeurs du marché, invité, s’étant désisté au dernier moment. Les intervenants ont à nouveau insisté sur la légitimité des bibliothèques à apporter de la valeur ajoutée aux publications universitaires.

Rassembler tout le savoir humain

Le développement du Web ne va-t-il pas permettre aux bibliothécaires de réaliser leur vieux rêve de rassembler tout le savoir humain ? Les congressistes ont longuement discuté de cette perspective puisqu’une telle base de données exigerait une forte structuration : à lui seul, le Web n’est pas une bibliothèque numérique, définie comme un ensemble de ressources organisées pour servir une communauté spécifique : il faut donc le cataloguer. Outre des échanges très techniques sur le Dublin Core et l’administration des métadonnées, l’avenir est aux portails thématiques, comme en témoigne l’expérience de la bibliothèque de l’université de Göttingen qui a intégré toutes ses ressources en histoire dans un site spécialisé 1 : ne s’agit-il pas de la version moderne des vieux guides de bibliographie spécialisée publiés jusque dans les années soixante-dix ?

Le rêve de tout bibliothécaire d’une intégration totale du Web, des collections physiques et numériques de la bibliothèque ne porte-t-il pas en germe une tentation totalitaire ? Amazon.com ne se prive pas d’exploiter les profils de lecture de ses clients. La proposition de Clifford Lynch (États-Unis), souhaitant que les bibliothèques se décident enfin à exploiter les données personnelles de leur public, même sans arrière-pensées mercantiles, en a heurté plus d’un.

Le concept de collection numérique globale devait être abordé par Daniel Renoult (Bibliothèque nationale de France) qui rappela que, face au poids négligeable des bibliothèques dans la nouvelle économie, les alliances stratégiques entre bibliothèques s’imposaient. C’est le cas, dans des domaines différents, des projets Fathom, associant enseignement à distance et bibliothèques, et JSTOR 2, ou encore de projets purement publics comme Gallica qui, au-delà des frontières linguistiques et culturelles, exigent une harmonisation des programmes de numérisation à l’échelle européenne : telle est l’ambition du projet Dieper (numérisation de périodiques européens) 3, répertoire international des périodiques numérisés présenté par Werner Schwartz, de la bibliothèque de l’université de Göttingen.

L’archivage des ressources électroniques constituait la chute logique de ces journées avec des exposés sur le dépôt légal à la Bibliothèque royale de La Haye et l’état des études de la British Library sur la préservation des collections numériques. Le Congrès s’est clos sur les sessions dynamiques du groupe des cartothécaires et l’analyse de la situation des bibliothèques danoises, dont on notera incidemment que les horaires d’ouverture ne sont guère généreuses : à peine 50 heures pour les bibliothèques universitaires de Copenhague, une quarantaine pour la bibliothèque municipale.

Ce 29è Congrès de Liber aura une fois de plus révélé le dynamisme et la qualité des travaux d’une association 4 qui réunit des bibliothèques culturellement proches autour d’une communauté d’intérêts. Il reste à espérer que les bibliothèques françaises, encore sous-représentées, s’y investissent davantage : ces quelques jours ont montré que les bibliothèques d’Europe du Nord nous devancent largement dans la réflexion sur l’évolution de notre métier.