Nouveaux territoires des métiers documentaires

Martine Cormouls

L'ADBS (Association des professionnels de l’information et de la documentation) Languedoc-Roussillon organise depuis plusieurs années des journées d'étude au Centre Agropolis international de Montpellier. La journée du 23 novembre 1999 fut consacrée à l'évolution du métier de documentaliste face aux bouleversements provoqués dans tout le monde professionnel par le travail en réseau, le Web et les documents électroniques.

La Commission IST Agropolis, représentée par Thérèse Laignelet, déléguée régionale de l'ADBS et chargée de l'introduction de la journée, est à l'image de cette évolution : parmi les projets en cours de cette commission sont citées la mise en réseau des catalogues et bases de données avec interface Web, la formation des utilisateurs finals à l'aide d'un guide d'autoformation sur le Web et une formation au métier de documentaliste (projet GESIST).

La première intervention de la journée, par Sophie Ranjard, de la Société Kynos : conseil en développement et stratégie documentaire et membre du groupe référentiel de l'ADBS, portait sur le Référentiel des métiers-types et compétences des professionnels de la documentation 1. Avec l'intégration des nouvelles fonctions logicielles, documentaires et bureautiques, le développement des standards (PDF, ODBC), l'usage des cédéroms, la disparition de la notion de « document premier », une nouvelle problématique documentaire s'installe dans les entreprises. L'arrivée d'Internet entraîne un bouleversement du paysage : accès démultiplié aux informations, éclatement de la fonction documentaire, travail en réseau, externalisation des activités, valeur probante des documents électroniques (projet de loi sur « l'adaptation du droit de la personne aux technologies de l'information »).Tous ces nouveaux éléments dessinent les grandes tendances des métiers de la documentation : le niveau éditorial s'oriente vers une production de valeur ajoutée; on passe d'une logique de production (quantitative) à une logique d'usage (qualitative) ; les NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communication) favorisent une communication accrue; le métier évolue de la gestion des documents au management humain, de la spécialisation à la rotation des tâches. De nouveaux termes apparaissent dans la profession : le « cyberthécaire », le « webmestre » (exploitation fonctionnelle d'un site Web), le « record manager » (gestionnaire de documents d'entreprise = documentaliste/archiviste), le « knowledge manager » (gestionnaire des connaissances à l'intersection entre la gestion des ressources humaines et celle de la mémoire interne) et l'animateur de réseau documentaire, revenant à la mode avec les intranets. Les frontières des compétences se déplacent entre documentalistes, professionnels de l'information multimédia et utilisateurs de l'information.

Un outil de travail à usages multiples

Dans ce contexte, l'ADBS a entrepris la réalisation d'un référentiel des métiers, tenant lieu de promotion au service de la profession. Reconstruction théorique du métier, auto-évaluation des compétences, c'est un outil de travail à usages multiples : il peut permettre d'analyser une offre d'emploi, d'élaborer un curriculum vitæ, de répondre à une offre d'emploi, de faire évoluer un poste au sein d'une même entreprise, de définir un profil de poste pour un recrutement. Dans ce référentiel, trois rubriques sont couvertes (le référentiel ne se veut pas exhaustif) : savoir et savoir-faire, gestion et communication, savoirs disciplinaires ; 35 domaines de compétences de l'I & D sont définies, avec 19 métiers-types et 15 aptitudes. S'y ajoute, en 1999, un référentiel à l'échelle européenne, destiné à faciliter la mobilité des professionnels en Europe 2.

Nadine Bousquet-Jontès, chargée du Centre régional de documentation internationale Conseil régional-Prodexport, intervenait ensuite avec Maryse Raynal pour parler de la « Diffusion sur le Web d'une veille économique par filière pour les entreprises régionales ». Le site « Passeport pour l'export » 3 touche 400 entreprises régionales à vocation d'export et propose un programme d'information, de promotion, de prospection et de communication interactif : actualité réglementaire par pays, informations de type sectoriel et zoom sur les pays répertoriés. Ont été présentés les outils d'élaboration du site (métamoteurs; agents intelligents de recherche; agents d'alerte par courrier électronique ou offline) et la mise en place de la veille économique : ciblage des informations, collecte puis analyse et regroupement des informations et diffusion sur le site Prodexport. Un produit de veille stratégique, au niveau international, a aussi été évoqué : Hélianthe, intelligence compétitive au service des entreprises.

Madeleine Regnault, adjointe au chef du département Information Documentation du groupe Elf, s'interroge ensuite sur « l'abondance et la gratuité de l'information sur Internet et leurs impacts sur les métiers documentaires ». Certes, Internet propose une très grande variété (ou éclectisme ?) dans les sources : les grands serveurs d'informations, les banques de données spécialisées, les sources en libre accès (information publique, littérature grise scientifique, informations économiques et sectorielles, sites des entreprises, pages personnelles, forums). Et à la variété, s'ajoute l'abondance : les meilleurs moteurs de recherche n'arrivent à exploiter que 40 % des ressources ! Mais quel est le coût réel de cette information gratuite ? Il faut évaluer le temps passé pour l'obtention d'une information, évaluer les critères quantitatifs et qualitatifs. L'offre gratuite sur le Web, plus que concurrente, s'avère en fait complémentaire des banques de données classiques. Avec l'utilisation des techniques Internet, le professionnel de la documentation constate la chute du nombre de petites questions posées, et la meilleure formulation des requêtes par l'utilisateur final qui reconnaît d'autant plus volontiers au professionnel le rôle d'expert dans la recherche d'informations.

Expériences personnelles en entreprise

Les deux interventions suivantes proposaient de transmettre des expériences personnelles assez particulières : l'une dans le parcours professionnel « de la bibliothèque à la veille économique » au sein d'une même entreprise ; l'autre dans l'exercice encore rare du métier de « documentaliste indépendante » au service des PME-PMI (petites et moyennes entreprises-petites et moyennes industries).

La première, Brigitte Barreiro (Centre de transfert de technologie-CTT de Nîmes) a présenté sa mise en place de la veille économique sur le site EERIE 4(créé par la chambre de commerce de Nîmes avec le partenariat de l'Ecole des Mines d'Alès depuis 1998). Le CTT a pour rôle de faire remonter les besoins des entreprises régionales et d'orienter les demandeurs vers les ressources disponibles, d'accompagner les projets des entreprises et de lancer des produits inovants. Parmi les missions remplies par ce site, on trouve la sensibilisation des entreprises à l'intelligence économique, une formation « action » interentreprises (audit, acoompagnement permanent, cellule active), l'échange d'informations (réunions, partage de ressources et des savoir-faire), la fourniture d'informations sur trois pôles d'intervention : l'environnement, les matériaux et les nouvelles technologies de l'information ; des dossiers spécialisés sont constitués ; les relais existants (consultants, administrations...) servent d'appui à ce travail. Dans cette tâche, le rôle et la place du documentaliste sont orientés sur la recherche, la collecte et la diffusion de l'information, son traitement et son exploitation, ainsi que sur l'analyse des demandes et des réponses des usagers. Brigitte Barreiro a aussi évoqué le projet TILT qu'elle a élaboré, mais qui a été abandonné : il s'agissait d'un journal électronique sur Internet proposant aux entreprises des articles selon des profils déterminés.

La seconde intervenante témoignant de son expérience professionnelle était Brigitte Haour, documentaliste indépendante depuis 1998 au sein de la Société SYN@DOC à Avignon. Après un cursus dit « traditionnel » dans différents sites et villes de France, prenant conscience qu'avec le développement des technologies de l'information et de la documentation, l'offre de l'information aux entreprises devient grandissante et certes facile d'accès, mais rapidement mangeuse de temps et souvent source de recherches infructueuses, elle décide de s'installer à son compte et de « vendre ses services » dans la maîtrise des techniques de recherche, validation, organisation et diffusion de l'information aux entreprises qui font appel à elle. Son nouveau métier est encore trop récent pour qu'elle puisse en tirer les leçons : l'essentiel de sa tâche est de signaler et proposer ce service d'aide aux entreprises qui devraient rapidement trouver avantage à faire appel aux professionnels de la documentation pour la recherche d'informations, ressource indispensable à leur activité.

Quel rôle pour le documentaliste ?

La dernière partie de la journée proposait divers témoignages et débats autour d'une table ronde, pour illustrer les interventions précédentes et animer une discussion avec le public. Colette Hédon, de SANOFI Recherche Montpellier, évoque « le nouvel usage et les nouveaux usagers de l'information » avec l'apparition dans les services du « pseudo-documentaliste » : une personne spécialisée dans le Web s'instaure comme relais et un service de proximité s'improvise dans les équipes de travail ; les centres de documentation étant trop centralisés, les documentalistes professionnels trop peu nombreux deviennent transparents. Selon Anne-Marie Mariani, de la même Société SANOFI, « on s'éloigne du document et on se rapproche du kit », pour aboutir à une conception de la documentation « du type Leroy-Merlin ». Marie-Louise Leclerc, de l'Institut agronomique méditerranéen (IAM) de Montpellier, groupant quatorze pays autour de la Méditerranée, parle de « la participation à des réseaux internationaux » : le documentaliste voit à son rôle de relais, de mémoire, de circulation de l'information et d'animation, s'ajouter un rôle de partenariat, de coopération institutionnelle et technique. Anne Dujol, de l'Unité pédagogique médicale de la bibliothèque interuniversitaire de Montpellier, évoque « l'émergence des nouveaux métiers liés à la formation » : la formation professionnelle doit être « axée sur la médiation » ; le métier évolue vers un rôle d'expertise à la demande et selon les besoins des usagers ; à ce rôle s'ajoute celui d'expert juridique et d'expert économique; un très gros effort d'autoformation et de formation continue reste à faire. Pour Georgette Charbonnier, du CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) de Montpellier, l'avenir du métier, « ce n'est pas les tuyaux, mais ce qui circule dans les tuyaux » : le documentaliste a un rôle de « dépollueur », permettant d'isoler l'information utile et de la transmettre au bon utilisateur et au bon moment (gestion dynamique de l'information), sous une forme directement exploitable par l'interlocuteur ; il doit fournir de l'information pour l'action, servir d'animateur dans le cadre d'un réseau de veille stratégique et aider à la décision. Le dernier témoignage de Gérard Rousset, de la Maison de l'Europe de Montpellier, est beaucoup plus laconique : après ces intervenants qu'il juge « installés dans des institutions bien rodées », et à la lumière de sa tâche actuelle dans une structure plus petite, les documentalistes sont en fait selon lui de « joyeux bricoleurs » ! Ils doivent se débrouiller avec les moyens du bord et, dans ce contexte, il est tout à fait indispensable d'insister sur la nécessité d'une formation sans cesse renouvelée, permettant de suivre les évolutions permanentes des nouveaux outils.

Pour conclure cette journée et après quelques interventions du public allant plutôt dans le sens du dernier interlocuteur et manifestant un certain désarroi des professionnels devant le manque de formation juridique et de connaissance des contrats, Anne-Marie Mariani propose l'instauration de groupements d'achat, et revendique la nécessité de plus en plus grande d'un appui juridique et comptable pour les documentalistes dans ce nouveau territoire de travail instauré par le Web.