Recherche et documentation

Bertrand Calenge

Les quelques années écoulées ont fréquemment mis l'accent sur l'accueil d'une population étudiante en accroissement constant. En s'interrogeant cette année sur les rapports complexes entre recherche et documentation, l'Association des directeurs de la documentation et des bibliothèques universitaires (ADBU) proposait dans sa journée d'étude annuelle un coup de projecteurs bienvenu pour éclairer un monde où mutations et permanences s'enchevêtrent. Accueillie dans le Casino de Dunkerque le 17 septembre, l'ADBU a voulu donner également la parole à des chercheurs comme à des bibliothécaires, tentant de marier les besoins et exigences de deux discours souvent guidés par des préoccupations différentes.

Un point sur la recherche dans les universités

Jean-Yves Mérindol, président de la commission Recherche de la Conférence des présidents d'université, traça en ouverture un portrait particulièrement clair de la recherche dans les universités. La situation française présente plusieurs particularités : la recherche militaire a une grande importance alors que la « recherche et le développement » des entreprises est particulièrement faible, de plus la recherche publique connaît une césure institutionnelle forte entre le milieu des universités et grandes écoles, et celui d'établissements comme le CNRS, l'INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) ou le CEA (Commissariat à l'énergie atomique). Césure d'ailleurs plus administrative que réelle, car 80 % des laboratoires du CNRS par exemple sont mixtes ou associés à des universités, et ce mouvement gagne peu à peu l'INSERM, le CEA ou l'INRA (Institut national de la recherche agronomique).

L'existence de sites « forts » n'est pas sans entraîner des tensions quant au pilotage des recherches, et ce parte-nariat n'existe guère dans les universités nouvelles, livrées à elles-mêmes. On peut noter en outre que les synergies sont très diversement développées selon les disciplines. Bref, selon Jean-Yves Mérindol, les stratégies d'organisation de la recherche ne peuvent être que très variables d'une université à l'autre, et les politiques nationales doivent tenir compte de ce terrain hétérogène sinon hétéroclite. Une évolution se fait sentir, d'une part avec la globalisation accentuée des contrats passés entre les universités et l'État – qui encourage une réflexion transversale sur les formations, la documentation, la recherche –, d'autre part avec les liens renforcés entre la recherche et le développement économique – liens sensibles dans la création des nouvelles écoles doctorales.

La documentation comme production de la recherche

La même complexité apparaît lorsqu'on considère la diffusion des produits de la recherche. La France, rappela Anne Sigogneau, de l'Observatoire des sciences et techniques, est certes au 6e rang des pays éditeurs de revues scientifiques – du moins de celles recensées par l'Index Citation File produit par l'Institute for Scientific Information –, mais les chercheurs français publient près de 60 % de leurs articles dans des revues éditées aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Certes, on aurait aimé connaître les facteurs d'impact des revues éditées en France, ou le nombre de revues publiées en français (même hors de France), mais la démonstration, même partielle, confirme la force des réseaux disciplinaires et la faible organisation éditoriale de la recherche française.

Le témoignage de M. Giusto, directeur des Presses universitaires de Valenciennes, ajouta de l'eau au moulin en montrant la dispersion des efforts entre éditions internes à l'université (PUV) et éditions à visées interuniversitaires (Éditions du Septentrion). Bruno Béthouart, de l'université du Littoral, distinguait quant à lui les efforts de coopération menés dans les universités elles-mêmes (par les Maisons de la recherche dans son université) des outils de diffusion régionaux (via des revues ou des réseaux fédératifs de recherche) et des vecteurs nationaux et internationaux, pour lesquels les moyens télévisuels ou multimédias offrent des opportunités. Ces recouvrements de territoires ajoutent encore à la complexité du paysage de la recherche.

Et les chercheurs ?

Mais ces chercheurs, que souhaitent-ils, qu'attendent-ils en matière de documentation ? Une première exigence fut clairement exprimée par François Macé, directeur du département Corée-Japon à l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), ou par Denis Clauzel, professeur d'histoire à l'université d'Artois : un maximum de documentation, et la plus proche possible ! Plus nuancée, Yolla Polity, de l'IUT 2 – Université Pierre Mendès France à Grenoble, relata des recherches en cours : les besoins des chercheurs sont distincts selon leur appartenance disciplinaire, selon des modèles de production différents en fonction du travail à conduire, de leurs conditions de travail (seuls ou en équipe, proches ou éloignés de la documentation) ; en outre, à des étapes de recherche différentes correspondent des besoins différents, de même que le chercheur débutant n'aura pas la même expertise que son collègue confirmé. Dans tous les cas, Yolla Polity rejoint les avis tranchés des universitaires présents : la récupération, l'appropriation personnelles de la documentation sont recherchées en priorité.

Les besoins variés expliquent les pratiques variées. Selon une étude menée par Annaïg Mahé, sous la conduite de Ghislaine Chartron, de l'Unité régionale de formation à l’information scientifique et technique (Urfist) de Paris, auprès des chercheurs de Jussieu, les usages des revues électroniques sont extrêmement variables, y compris au sein de la même discipline, mais aussi entre doctorants et chercheurs confirmés, et selon l'environnement technique et géographique des individus. Selon moi, les résultats de cette étude demandent à être confirmés dans le cadre d'une enquête plus approfondie.

Les bibliothèques adaptent leur offre

Comme le rappelle Jean-Yves Mérindol, la demande de proximité fait courir le risque de l'émiettement documentaire, sauf à faire le pari des nouvelles technologies de l'information et de la communication, facteur d'irrigation d'une université en même temps que levier politique pour une stratégie globale de la documentation.

À cet égard, le projet britannique « Superjournal », présenté par Robert Howes, de l'université du Sussex, est particulièrement éclairant. Lancé en 1996 dans le cadre des programmes des bibliothèques électroniques (eLib), Superjournal a proposé 50 revues électroniques dans 13 bibliothèques universitaires anglaises, en vue d'analyser pendant deux ans les comportements des utilisateurs dans quatre disciplines relevant des sciences et sciences sociales (http://irwell. mimas.ac.uk/sj/). Le bilan est passionnant et solide, puisque 2 867 utilisateurs ont été étudiés. On découvre que les étudiants de 3e cycle sont les plus nombreux utilisateurs, mais que les professeurs ont un usage plus répété du service, les étudiants de 1er et 2e cycles étant les moins actifs. Plus intéressant encore, on constate que les utilisateurs en sciences sociales consultent un plus grand nombre de revues, lisent un plus grand nombre d'articles en texte intégral, et accordent une grande importance aux résumés, alors que les scientifiques privilégient quelques revues et vont directement du sommaire aux articles. Quelques leçons peuvent être tirées de cette expérience : une masse critique de revues est indispensable (variable selon les disciplines), avec une actualité requise (surtout en sciences), mais aussi des archives de 5 à 10 ans (surtout en sciences sociales) ; des fonctionnalités variées pour la recherche d'information, et la possibilité d'imprimer, sont également nécessaires.

Offrir cette masse critique est évidemment le vœu des bibliothécaires français. Les obstacles pour y parvenir ne sont pas seulement financiers, mais peut-être d'abord organisationnels. Si certaines bibliothèques, comme la bibliothèque interuniversitaire des langues orientales (Nelly Guillaume), ont hérité de situations conflictuelles avec certaines composantes comme ici l'INALCO, d'autres bénéficient d'un contexte politique favorable : l'université d'Artois par exemple refuse la création de quelque bibliothèque que ce soit en dehors de la bibliothèque universitaire (Françoise Roubaud), ou encore le SCD (Service commun de la documentation) de l'université Louis-Pasteur de Strasbourg a pu mettre en place des cofinancements de la documentation avec nombre d'instituts et de laboratoires (Iris Reibel). Pour une autre bibliothèque comme DOC'INSA (Institut national des sciences appliquées) à Lyon (Monique Joly), l'intégration documentaire passe par un catalogue commun, mais la documentation reste physiquement répartie dans les bureaux des chercheurs. Autant de situations particulières, autant de stratégies différentes.

Reste que la délicate mutualisation des ressources à l'intérieur de chaque université ne suffit pas à affronter l'inflation des coûts de la documentation. Des coopérations interuniversitaires commencent à voir le jour dans le domaine des revues électroniques. Iris Reibel a présenté le consortium réunissant 6 universités (Aix-Marseille 2, Nancy 1, Angers, Strasbourg 1, Cergy-Pontoise et Saint-Quentin-en-Yvelines) pour un contrat collectif avec Elsevier : cet accord prévoit le maintien des abonnements aux versions imprimées des revues, mais garantit une inflation modérée des tarifs d'abonnements, assure aux bibliothèques participantes un accès aux 321 revues électroniques correspondantes, et ouvre cet accès aux différents sites par numéro identifiant d'ordinateur (IP) ou par mot de passe.

Des contrats avec d'autres éditeurs sont en préparation, et une étude est lancée pour stocker les données de façon coopérative. Enfin, l'offre des bibliothèques passe par un dispositif stratégique de formation des étudiants de 3e cycle à la maîtrise de la documentation, comme le rappela Nicole Doan, de l’université de Toulouse.

En conclusion, on ne saurait trop louer l'ADBU d'avoir, en sollicitant des intervenants de diverses origines (jusqu'à la conclusion de ces journées, formulée par M. Eveno, enseignant-chercheur à Toulouse), permis des approches riches de réflexion et porteuses de pistes pour les bibliothèques. Ce n'est qu'en s'ouvrant aux besoins et aux pratiques des chercheurs, en s'attachant à dialoguer avec eux, que les bibliothèques peuvent tenir leur place dans la recherche, place qui promet d'être particulièrement centrale dans les années à venir.